Que reste-t-il de la révolution opérée par Jean Vilar ? Le comédien et metteur en scène Jacques Rosner replace l’apport de ce rénovateur des pratiques et des représentations théâtrales dans une réflexion sur la fugacité du genre.
Que reste-t-il de la révolution opérée par Jean Vilar ? Le comédien et metteur en scène Jacques Rosner replace l’apport de ce rénovateur des pratiques et des représentations théâtrales dans une réflexion sur la fugacité du genre.
Juillet 1948. Jacques Rosner a douze ans ; il se laisse griser par la perspective de vacances familiales dans le sud – les premières depuis la guerre. Lors d’une visite touristique au Palais des Papes, il aperçoit les tréteaux de ce qu’on nomme désormais le Festival d’Avignon. Jean Vilar sera le parrain de cette première rencontre avec le théâtre : Jacques Rosner n’oubliera jamais sa mise en scène de La Mort de Danton de Büchner.
Au début des années cinquante, J. Rosner rejoint la troupe de comédiens réunie à Lyon, puis à Villeurbanne par Roger Planchon. Il deviendra son assistant, et un collaborateur privilégié pendant plus de quinze ans. Parallèlement à son activité de comédien, il poursuit une importante carrière de metteur en scène, en France et à l’étranger. Ses créations La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., d’Armand Gatti (1962), Opérette (1970) de Witold Gombrowicz, comme ses mises en scènes de Dreyfus (1974) et L’Atelier (1979) de Jean-Claude Grimberg, L’Étrange intermède d’Eugène O’Neill (1987) ou Jules César de Shakespeare (1997) sont remarquées. Parallèlement, Jacques Rosner anime, vingt-cinq années durant, des institutions culturelles d’envergure : il dirige plusieurs théâtres de province − le centre dramatique du Nord, dès 1971 ; le théâtre national de Toulouse, à partir de 1985 −, et réforme profondément l’enseignement du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, dont il prend les rênes en 1974. Il a longtemps partagé sa passion avec Jean Vilar, dont il retrace ici l’engagement.
Ce dernier naît sous l’impulsion de René Char et Christian Zervos, séduits par Meurtre dans la cathédrale de T. S. Eliot, tel que La Compagnie des sept l’avait interprété en 1945. Char et Zervos invitent alors Vilar, qui dirige la compagnie, à monter en Avignon un spectacle théâtral pour compléter l’exposition d’art moderne qu’ils organisent au Palais des Papes. Le succès des créations présentées en septembre 1947 [1] ne se démentira pas. Sous ces auspices, Vilar est appelé, en 1951, à reprendre le théâtre du Palais de Chaillot. À sa charge de rénover, avec le répertoire de cette salle parisienne, le théâtre français. Car dans l’après-guerre, ce dernier ne trouve en effet plus sa place : comment considérer un art devenu simple divertissement, au sortir de la barbarie ?
La création du Théâtre National Populaire, que Vilar dirige énergiquement entre 1951 et 1963, s’inscrit dans ce contexte de crise. Vilar, qui affirmait déjà en 1946 qu’on ne peut faire « du bon théâtre » sans avoir préalablement « fai[t] une société [2] », espère régénérer l’individu en l’invitant à une fête républicaine qui aurait pour cadre le théâtre. Une fête qui constitue un retour aux sources du genre, dans un souci d’épurement commandé par la situation historique : « la guerre a fait retrouver non seulement les besoins premiers de l’existence, mais peut-être aussi une conscience plus claire de l’existence [3] ». Pour réunir tout un peuple dans la fête, Vilar refonde une communauté artistique, dans le lien entre les auteurs, les acteurs, les chefs de troupes, les metteurs en scène et les pouvoirs publics ; il invite à la fraternité la France divisée par l’Occupation. Son théâtre sera national, mais ouvert à l’étranger ; il sera populaire, mais de qualité. Vilar a donc une haute idée du Théâtre National Populaire − un théâtre actuel, éthique, qui redonnera leur place aux auteurs et aux acteurs. Une politique culturelle ambitieuse accompagne ses propositions esthétiques : pour faire du théâtre une ressource courante, Vilar le décentralise, adapte tarifs et horaires, crée des liens avec les comités d’entreprises et les structures scolaires… Autant d’innovations qui, entre 1951-1963, valent cinq millions de spectateurs à ce « théâtre, service public [4] ». Une réussite qui favorise l’institutionnalisation et la professionnalisation du secteur théâtral, et devient le parangon des politiques culturelles publiques du second XXe siècle.
La Vie des idées : Qu’a laissé Jean Vilar en héritage ?
Jacques Rosner : Parler d’héritage me fait toujours un peu sourire ; je n’y crois pas beaucoup… Je préfère considérer, comme l’écrivain Predrag Matvejević, que « nous avons tous un héritage, [que] nous devons […] défendre ; mais dans un même mouvement, nous devons nous en défendre, autrement nous aurions des retards d’avenir, nous serions inaccomplis ». Ce jugement est cité par Jack Ralite, à mon sens l’homme politique français qui a le mieux saisi l’évolution contemporaine du théâtre, dans un article où il conseille « d’avoir recours à Jean Vilar » plutôt que d’y « faire retour ».
Car au théâtre, tout se refait constamment ; il n’y a d’héritage de personne, pas plus de Vilar que de Jouvet. Pas plus, à la limite, de Stanislavski. Stanislavski laisse une trace par sa réflexion sur le jeu [5], qui est une œuvre gigantesque. Sa Mise en scène d’Othello [6] est un document assez intéressant ; mais une mise en scène, cela n’existe pas !
Le théâtre de texte, qui reste le tronc fort du théâtre, a deux aspects : l’écriture dramatique − qui est éternelle (nous connaissons les textes du passé, au moins depuis le théâtre grec) −, et l’écriture scénique – qui est faite des acteurs et de ce qui les entoure : la mise en scène, le décor, les costumes, la musique, les éclairages, etc. Cette écriture scénique est éphémère : c’est du vent, du sable. Le théâtre par lui-même n’existe pas ; c’est là sa grandeur et sa faiblesse. Des spectacles, seul demeure le souvenir qu’en ont certaines personnes ; quand elles ont disparu, il ne reste plus rien, car ni les descriptions, ni les photos et les vidéos ne rendent compte du phénomène théâtral. Même les captations télévisées sont la plupart du temps des catastrophes, car on ne peut fixer le phénomène théâtral, qui repose sur quelque chose de très fragile : la rencontre vivante entre une œuvre artistique et des individus − les acteurs et le public −, qui réagissent les uns sur les autres. Le public a une importance capitale ; sans lui, il n’y a pas de théâtre. À la mort de Vilar, Antoine Vitez estima d’ailleurs qu’il laissait en « héritage » l’assurance que le « théâtre est dû au public ». Apport capital, qui évite au théâtre de dériver vers l’entre-soi… Sous cet angle, comme le disait Vitez, nous devons à Vilar « quelque chose de notre liberté ».
Le théâtre occidental ne garde aucune trace de la manière dont les acteurs de Shakespeare, de Molière jouaient ; nous ne savons même pas exactement comment jouaient les acteurs de Stanislavski. Il y a certes quelques photos, quelques films, mais Sarah Bernhardt, filmée semble ridicule ; elle ne devait pas l’être pourtant… Par contre, le théâtre oriental – japonais, chinois, hindou – est totalement fixé ; si vous allez voir un Nô aujourd’hui, vous voyez sans doute le même spectacle que celui du XIVe ou du XVe siècle, alors qu’on n’a pas la moindre idée de la manière dont les acteurs parisiens jouaient au XVIIIe et au XIXe siècles, sans doute parce que le théâtre occidental est un théâtre de texte, alors que le théâtre oriental est plus axé sur la musique et le jeu. J’en veux beaucoup à Laurence Olivier – que j’admire par ailleurs – : son très beau film adapté de Shakespeare, Henri V, s’ouvre sur une reconstitution du Théâtre du Globe, où les acteurs de Shakespeare jouent la pièce. Or Laurence Olivier imagine qu’ils jouaient grossièrement ! Ils jouaient autrement que nous, mais pourquoi grossièrement ? On ne peut imaginer que Shakespeare, qui était lui-même acteur, n’ait pas su rendre les subtilités de son texte.
Si le texte théâtral est tourné vers le passé, il est essentiellement ce qu’en font les acteurs. Or un acteur est irremplaçable : quand Vilar rencontre Gérard Philipe, cette rencontre même est une œuvre ! Avant elle, Vilar avait monté le Cid avec Jean-Pierre Jorris, un acteur qui a eu une carrière importante. Mais c’était un autre spectacle : un metteur en scène ne demande pas à la même chose à des acteurs différents.
Vilar est loin d’être le plus grand metteur en scène du XXe siècle ; mais son importance est liée à sa réflexion politique. Vilar fut un grand homme politique. C’est peut-être même par là qu’il est le plus grand. Ce fut également un acteur prodigieux. On le dit peu, pourtant. Je l’ai vu jouer le roi du Cid lorsqu’il a pris la direction du TNP, en 1951, aux côtés de Gérard Philipe. Ce dernier était totalement extraordinaire, c’était la jeunesse même. Et pourtant tout tournait autour du roi…
Vilar était en outre un incomparable lecteur. Avignon est né de son amour de la poésie, des grands textes. Il a laissé de très belles pages où il parle de l’oisiveté, de la nécessité de ne pas travailler, de lire. Il a écrit beaucoup ; un roman, une pièce de théâtre qu’il n’a jamais envisagé de monter [7] ; ses notes de service sont de petits poèmes. Son amour de la lecture l’a amené à créer des œuvres anciennes, mais inconnues en France, telles que La Mort de Danton de Büchner, montée pour la première fois dans l’adaptation d’Adamov au deuxième festival d’Avignon, ou Richard II de Shakespeare. Pour stupéfiant que cela paraisse, en 1947, le public français n’avait jamais vu cette dernière pièce !
La Vie des idées : Considérez-vous, comme certains, l’entreprise de Vilar plus civique que politique ?
Jacques Rosner : Pour moi, Vilar est l’héritier du Conseil National de la Résistance. C’est René Char qui a créé Avignon avec Christian Zervos : il a proposé qu’on demande à Vilar d’y monter un spectacle, et Vilar en a amené trois… C’est en politique qu’il a toujours choisi les œuvres et les rôles qu’il incarnait. Je me souviens très bien de lui dans Richard II, le Robespierre de Büchner, le roi du Cid, l’Auguste de Cinna et l’électeur du Prince de Hombourg, c’est-à-dire dans cinq rôles de pouvoir. S’il était très drôle dans Harpagon, il était aussi tout à fait épatant dans Dom Juan : Dom Juan joué par Vilar, c’était une espèce de philosophie de l’athéisme. Quand Sganarelle reproche à Dom Juan de ne croire en rien, et qu’il répond « je crois que deux et deux sont quatre, et que quatre et quatre sont huit », j’avais l’impression que tous ceux qui l’écoutaient étaient convaincus qu’il n’y avait pas d’autre mystère. Mais lorsque Vilar jouait Dom Juan, ce n’était pas Vilar… C’était un acteur !
Vilar a été mêlé à beaucoup d’événements… Quand il a joué Arturo Ui, c’était la guerre d’Algérie, la peur d’un certain fascisme. Il choisissait les œuvres en fonction de ses réflexions de citoyen, et c’est dans l’importance qu’il accordait au théâtre en tant qu’acte politique qu’il était entièrement réuni. Pour lui, le théâtre, c’était une compagnie, un groupe d’acteurs fixe travaillant plusieurs années ensemble, étant payés peu et de manière égalitaire. Gérard Philipe, jouant exclusivement au TNP comme artiste de théâtre, touchait un salaire équivalent à celui des autres acteurs ; mais il ne travaillait pas qu’au TNP, il prenait des congés, allait tourner des films… Il s’est brouillé avec Vilar à propos de la mise en scène de Ruy Blas. Parce qu’en tant que metteur en scène, Vilar travaillait peu, montait ses spectacles très rapidement, Philipe s’était énervé au point de rompre avec lui : il lui avait dit : « je rejouerai au TNP des spectacles que j’ai déjà joués, mais je ne ferai plus de création ». Et c’est ce qui s’est passé. Pourquoi Vilar consacrait-il peu de temps aux répétitions ? Mais parce qu’il était complètement absorbé par son activité politique, même s’il s’agissait de vendre des places du TNP dans les comités d’entreprises !
Vilar était animé par un désir de perpétuel renouvellement… En 1967, à la fin du festival d’Avignon, il a consulté Maurice Béjart, Antoine Bourseiller, Jorge Lavelli, Roger Planchon, sur le moyen de l’adapter pour qu’il puisse se perpétuer sans être écrasé par son succès. Planchon le fit sourire, en répondant qu’il faudrait instaurer des règles absolument coercitives, exiger que les spectateurs viennent en tenue de soirée ! Puis éclatèrent les événements 1968…
Vilar a beaucoup souffert de la manière dont sa direction du festival a été alors contestée. Certains de ses amis ont dit qu’il en était mort – je n’irai pas jusque là –, mais il a été très secoué : il a défendu les institutions républicaines jusqu’au bout ; il ne pouvait imaginer de tout abandonner.
Si nous avions de la sympathie pour les barricades parisiennes, comment tolérer qu’une fois le feu éteint, on crie « Béjart -Vilar - Salazar » en Avignon ? Les émeutes qui entourèrent l’édition de 1968 furent entretenues par Julian Beck, le leader du Living Theatre, que Vilar avait engagé dans le cadre du festival. Sa troupe jouait au Cloître des Carmes, et Beck avait exigé que le public y entre gratuitement ; mais, comme le rappelait Vilar – qui le comparait volontiers à Dom Juan –, Beck n’avait pas omis de récupérer ses défraiements. Cette saison troublée ne laissa pas Vilar indemne : dans les derniers jours de l’édition de 1968, alors qu’il se trouvait en terrasse avec Paul Puaux, sur la place de l’Horloge redevenue calme, Vilar lui avoua que plutôt qu’une nouvelle œuvre, il avait envie de monter à nouveau une pièce comme Dom Juan. Paul Puaux trouva l’idée formidable. Mais Vilar ajouta qu’il n’en ferait rien, car il la monterait exactement comme il l’avait fait dix ou quinze ans auparavant. Il n’a en effet plus rien monté en Avignon.
J’ai vécu les événements de 1968 en partie à Paris, à la Sorbonne et à l’Odéon, en partie à Villeurbanne, où Planchon avait rassemblé l’essentiel des directeurs des centres dramatiques et théâtres nationaux pour discuter notamment des problèmes de formation. Vilar n’était pas présent, mais nous en avions parlé ensemble. Quelques années plus tard, alors que j’étais au centre dramatique du Nord, Michel Guy, secrétaire d’État à la culture, découvrait un article sur la formation des comédiens, que j’avais publié dans une revue universitaire lyonnaise. À cette époque, je n’avais jamais mis les pieds au Conservatoire… En 1974, lorsque Michel Guy me proposa de prendre la tête du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, j’ai d’abord refusé… Je lui ai dit : « Mais je vais vous le démolir, votre Conservatoire… ». Il a insisté : « Mais justement, c’est pour cela que je vous nomme ! » Le Conservatoire reposait alors sur le concours de sortie : on le bachotait, mais en dehors de cela on ne savait pas quoi y faire. J’ai donc supprimé le concours, rénové les équipes en engageant de nouveaux professeurs (Jean-Paul Roussillon, Jacques Lassalle, Claude Régy et Michel Bouquet rejoignirent Antoine Vitez et Pierre Debauche, qui y enseignaient déjà), et en réformant leur statut (les professeurs, qui étaient alors titulaires de leur poste jusqu’à la retraite – soixante-dix ans à l’époque − étaient désormais recrutés au moyen de contrats d’un an renouvelable). Cela fit un tel raffut que Le Parisien titra « Les communistes au Conservatoire » !
La Vie des idées : Le dépouillement qu’exigeait la révolution vilarienne contredisait-il les avancées du théâtre-art total ? Quel rapport le théâtre de Vilar entretenait-il avec les autres arts ?
Jacques Rosner : Un metteur en scène n’est pas cohérent sur l’ensemble de son œuvre, et Vilar a pu être très contradictoire. Au premier festival d’Avignon, il a ainsi souhaité présenter deux pièces impossibles à superposer : Tobie et Sara, de Claudel, et Richard II, de Shakespeare. Cette dernière pièce constituait le clou du spectacle : elle avait été jouée bien sûr en Angleterre, et sans doute dans des tas d’autres pays ; mais en France, c’était une création. Avant le TNP, Vilar avait monté au Studio des Champs-Élysées L’Invasion d’Adamov, une pièce parue en 1950. Il lui avait préalablement donné une préface, où il revient sur l’économie spartiate de l’écriture d’Adamov. Il termine en disant qu’il existe bien entendu d’autres formes théâtrales (il évoque les « alcools de la foi et du verbe »), mais que si on lui demandait de choisir entre Adamov ou Claudel, il répondrait Adamov. Entendons-nous bien : il écrit cela en 1950, après avoir monté au premier festival d’Avignon Tobie et Sara, qu’il ne reprendra jamais. La Ville est la seule pièce Claudel qu’il ait montée au TNP. Mais hormis son adaptation de La Mort de Danton, Vilar n’a pas non plus monté Adamov…
Vilar savait s’entourer magnifiquement. Il a collaboré pendant une longue partie de sa vie avec Maurice Jarre, dont il a fait un directeur de la musique permanent durant l’existence du TNP, c’est-à-dire les douze ans où il l’a dirigé. S’il n’a pas utilisé le ballet dans ses propres mises en scène, la musique comme la peinture en étaient partie intégrante. Vilar s’est d’abord adressé à Léon Gischia, qui pendant très longtemps a conçu les costumes de tous ses spectacles. Puis vinrent Mario Prassinos, Roger Chastel, Alfred Manessier et bien d’autres peintres…
La Vie des idées : L’écart actuel entre théâtre de création et théâtre populaire marque-t-il l’échec du projet vilarien ? Le théâtre suscite-t-il encore le désir chez le plus grand nombre ?
Jacques Rosner : Le monde a tellement changé. Avant le TNP, il n’y avait pas de télévision, presque pas de tournées : le théâtre était totalement fermé sur lui-même ; il existait à Paris un théâtre privé − « boulevard » la plupart du temps, et quelques grands spectacles, dans l’esprit de la Comédie Française. L’expérience du Cartel restait certes dans les mémoires : Louis Jouvet et Charles Dullin vivaient encore, mais ils allaient bientôt disparaître. Les rares expériences de mise en scène notables étaient de toute façon concentrées dans la capitale. En 1953, lorsque j’ai commencé à travailler avec Roger Planchon, nous avions le premier théâtre fixe de province – un théâtre qui jouait tous les soirs ! Aujourd’hui, n’importe quelle ville française accueille un nombre important de compagnies théâtrales, de petits espaces où il se passe énormément de choses. Quand le TNP débarquait en province, avec les tournées que faisait Vilar (et il en faisait énormément), il n’y avait rien d’autre. Aujourd’hui on est dispersé ; il faut aller vite, tout mêler très rapidement, avoir un point de vue sur tout, alors qu’à l’époque, les choses étaient concentrées. Au festival d’Avignon, il y avait chaque année trois spectacles, alors qu’aujourd’hui, on en compte huit cents ! Impossible de tous les voir. Je ne dis pas que c’est moins bien, je dis que c’est très différent. Quand je travaillais au Théâtre de la Cité, à Lyon, Planchon avait déclaré que nos représentations rassemblaient autant de monde que les Beatles, qui donnaient alors un concert dans la même ville − ce qui, sur la durée, était vrai. Aujourd’hui ce serait impossible : le duo de clowns de l’UMP fait plus spectacle que n’importe quel burlesque théâtral ! Mais le théâtre, devenu moins événementiel, a néanmoins gardé un public…
La Vie des idées : Existe-t-il aujourd’hui un théâtre de combat ?
Jacques Rosner : Là aussi, tout a changé ; quand, avec Planchon, nous avons continué à solliciter les comités d’entreprises, comme le faisait Vilar, cela était encore possible : les comités d’entreprises étaient puissants, et moins sollicités qu’aujourd’hui. À l’heure actuelle, le théâtre ne fait plus le poids face à « Holiday on ice »… De ce point de vue, Vilar n’a pas d’héritier : seule Ariane Mnouchkine s’obstine ; les autres ont complètement décroché, par intérêt et par nécessité. Désormais, aucun comédien ne peut envisager de consacrer trop de temps au théâtre ; il faut qu’il fasse de la télé, du cinéma…
Il existe un art théâtral qui continue à produire des œuvres, mais elles sont moins célébrées qu’elles ne l’étaient. Quand En attendant Godot, de Beckett, a été créé par Roger Blin en 1953, Anouilh − qui était un écrivain à l’opposé de Beckett – a fait paraître en première page d’Arts [8], puis dans le Figaro, un article dans lequel il comparait le théâtre de Beckett à de la métaphysique « jouée par les Fratellini », et il a lancé Godot ; avant cela, on ne se pressait pas au Théâtre Babylone. Aujourd’hui, personne ne permettrait à un écrivain ou à un metteur en scène d’avoir une tribune équivalente dans un journal. D’ailleurs, les journaux quotidiens disparaissent ; il n’y a quasiment plus de presse écrite… Mais le théâtre en soi est un peu comme la presse ; il a été souvent moribond, et a toujours tenu.
par , le 11 janvier 2013
– Annonce de la mort de Jean Vilar (« Les trois coups », 1971, vidéo INA, 21 min)
– Maison Jean Vilar
– Laurent Fleury, Le TNP de Vilar. Une expérience de démocratisation de la culture, Presses Universitaires de Rennes, « Res publica », 2006, 278 p.
– États provisoires du poème, n°XII « Le poète et la chose publique. Hommage à Jean Vilar », Le Chambon-sur-Lignon / Villeurbanne, Éditions Cheyne / Théâtre National Populaire, 2012, 251 p.
Sarah Al-Matary, « Jean Vilar, de vent et de sable. Entretien avec Jacques Rosner », La Vie des idées , 11 janvier 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Jean-Vilar-de-vent-et-de-sable
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[1] Tobie et Sara de Paul Claudel, dans une mise en scène de Maurice Cazeneuve ; La Tragédie du roi Richard II, de Shakespeare ; La Terrasse de midi, de Maurice Clavel.
[2] Jean Vilar, « Le metteur en scène et l’œuvre dramatique » (1946), De la tradition théâtrale, Paris, Gallimard, « Idées NRF », 1955, p. 105.
[3] Jean Vilar, « Interview » (1946), ibid., p. 43.
[4] Jean Vilar, Le Théâtre, service public et autres textes, Paris, Gallimard, « Pratique du théâtre », 1975.
[5] Constantin Stanislavski, La Formation de l’acteur, Paris, Perrin, 1958 en traduction française.
[6] Constantin Stanislavski, Othello, de Shakespeare, Paris, Seuil, 1948 pour la version française.
[7] Dans le plus beau pays du monde, L’Avant-scène théâtre, numéro spécial « Centenaire de la naissance de Jean Vilar », mai 2012.
[8] Jean Anouilh, « Godot ou le sketch des Pensées de Pascal traité par les Fratellini », Arts, 2 février 1953.