Georges Bensoussan démontre que l’État d’Israël ne doit pas sa fondation au remords éprouvé par la communauté internationale après la Shoah. Au contraire, celle-ci a mis bien longtemps à être intégrée dans l’histoire et la mémoire israéliennes.
Georges Bensoussan démontre que l’État d’Israël ne doit pas sa fondation au remords éprouvé par la communauté internationale après la Shoah. Au contraire, celle-ci a mis bien longtemps à être intégrée dans l’histoire et la mémoire israéliennes.
Recensé :
Georges Bensoussan, Un nom impérissable. Israël, le sionisme et la destruction des Juifs d’Europe (1933-2007), Paris, Seuil, 2008.
« Nous nous sommes coupés de notre mémoire intérieure, de nos souvenirs les plus intimes » Cette réflexion du romancier israélien Aharon Appelfeld inspire le sujet du dernier livre de Georges Bensoussan, spécialiste du sionisme. Auschwitz en héritage, son précédent ouvrage paru en 1983, analysait le régime de la mémoire dans les pays européens. Centrant cette fois son enquête sur Israël, l’historien s’en prend à l’un des mythes les mieux partagés de ce début de XXIe siècle : l’Etat d’Israël serait né de la mauvaise conscience des puissances occidentales et d’une compensation donnée aux Juifs pour les malheurs subis. En montrant comment, au contraire, la Shoah et le récit qui la prolonge ont pris à contre-pied le projet sioniste, Bensoussan renvoie dos à dos, d’un côté, les défenseurs de la cause palestinienne qui, à l’instar de l’historien Edward Saïd, font des palestiniens les ultimes victimes de la Shoah et des Israéliens une nouvelle incarnation des persécuteurs nazis et, de l’autre, les historiens « post-sionistes », lesquels, à l’image d’Idith Zertal, dénoncent les manipulations des dirigeants sionistes jouant de l’héritage de la persécution pour légitimer les guerres d’Israël.
Dernier avatar de cette théorie du complot, la thèse selon laquelle l’Etat d’Israël serait la conséquence de l’extermination des Juifs en Europe tient, selon Bensoussan, du négationnisme pur et simple. Cette version des faits passe en effet sous silence les nombreuses – et très tangibles – manifestations de la présence des Juifs en Palestine antérieures à 1945. Il faut donc commencer par rappeler l’existence autour des années 1920 d’une communauté forte de 84 000 âmes (pour atteindre 484 000 en 1942), la renaissance de l’hébreu sous l’impulsion de Ben Yehouda, la présence d’universités, d’une presse, de syndicats et même d’une armée, de tout ce qui, en bref, constitue les preuves de l’existence d’un Etat, avant même la reconnaissance officielle de celui-ci. Taire ces faits revient non seulement à travestir consciemment la vérité historique, mais plus encore à s’interdire de comprendre la réalité israélienne et la place qu’occupe aujourd’hui la Shoah dans l’histoire d’Israël.
Car la mémoire de la Shoah ne s’est pas intégrée sans heurt ni douleur à la construction de l’identité israélienne. Elle est allée jusqu’à remettre violemment en cause les fondations du projet sioniste lui-même. Ce mouvement s’est avéré d’autant plus douloureux que le sionisme entretient un rapport à la fois privilégié et paradoxal avec l’histoire du peuple juif. Ressuscitant le peuple d’Israël sur la terre de ses ancêtres, c’est dans le récit biblique que celui-ci ancre sa légitimité. Mais, dans sa volonté de rompre avec le discours de la diaspora, il cherche également à s’en détacher, se présentant comme une nouvelle naissance. C’est cette contradiction qu’est encore venue exacerber la difficulté à absorber la mémoire de la Shoah.
La guerre s’est imposée aux dirigeants israéliens comme une épreuve politique d’abord, morale ensuite. Il faut pour le comprendre considérer non plus le sionisme dans sa dimension de projet intellectuel, mais dans la matérialité de sa réalité politique. Le sionisme politique des débuts, celui du Yishouv, en cherchant à imposer l’existence d’un Etat juif en Palestine, s’est appuyé sur un discours politique aux antipodes de celui, émancipateur, des Juifs d’Europe. Il s’agissait à la fois de prouver qu’il était nécessaire pour les Juifs de constituer un Etat, mais également, contre les antisémites, qu’autant que le droit ils en avaient la force et la capacité. Or, en se montrant incapables de sauver les Juifs d’Europe de l’extermination, les sionistes portaient un coup à la nouvelle image qu’ils s’étaient efforcer de forger et semblaient revenir aux anciens préjugés. Nombreux furent alors ceux qui jugèrent préférable d’ignorer les faits plutôt que d’avouer leur impuissance. De qui les Juifs du Yishouv, en deuil collectif de décembre 1942 à janvier 1943, se sentaient-ils véritablement orphelins ? De leurs frères suppliciés ou de leur propre rêve ? L’idée que le futur Etat constituerait un refuge pour tous les Juifs de la terre s’évanouissait dans la fumée dans les camps.
Il faut attendre le début des années 1980, moment de déverrouillage de la mémoire, pour que les historiens posent la question et ouvrent le débat sur l’attitude des anciens dirigeants sionistes. Ont-ils été, comme on l’a souvent dit par exemple de Ben Gourion, insensibles au sort des Juifs en Europe parce que leur but unique était la création d’un Etat juif en Palestine ? Ou jouèrent-ils de cette indifférence pour masquer leur impuissance, comme le pense au contraire l’historien israélien Touva Friling ? La polémique est loin d’être close comme en témoigne par exemple le succès en 1998 du Septième Million, l’ouvrage de Tom Ségev, journaliste à Haaretz.
Tout comme dans les pays occidentaux, les années qui suivent la guerre furent en Israël des années d’occultation. Cependant, dans un pays où, dans les années cinquante, un peu plus de 40 % de la population était constituée de rescapés des camps, le déni ne pouvait s’opérer de la même manière. Bensoussan décrit la manière dont le travail souterrain de la mémoire va progressivement éroder les formes d’un projet politique en apparence victorieux sur le terrain militaire, avant de s’attaquer au visage même de la société. Les ombres qui peuplent le pays, les propos tenus secrets « à l’abri des enfants » dont témoigne encore le dernier roman d’Amir Gutfreund, Les Gens indispensables ne meurent jamais, n’ont jamais cessé de faire partie de la réalité du pays. Simplement, la nation israélienne a, un temps, tenté de s’identifier au volontarisme politique de ses dirigeants pour des raisons à la fois vitales et idéologiques que lui imposaient ses adversaires. Aux survivants on opposa donc le personnage du sabra, jeune pionnier né sur la terre d’Israël et arrachant les cultures au désert. A la victime juive – la question de la responsabilité des Juifs d’Europe revint de façon lancinante dans la bouche du procureur Hausner tout au long du procès Eichmann –, on substitua le militaire victorieux et il fallut attendre les années 1990 pour voir disparaître de la prière de Yizkhor, récitée à la mémoire des morts, l’expression « comme un troupeau à l’abattoir ». « Ils ne parlaient pas notre langue, la langue des survivants. Nous avions, nous, une autre langue, une langue que nous avions acquise pendant la guerre ». Les mots d’Itzhak Zuckerman, rescapé du ghetto de Varsovie et monté en Israël après la guerre, sont parmi les plus évocateurs du malaise créé dans la population par le déni de mémoire que les dirigeants sionistes ont cherché un temps à imposer.
Mais il est des cas où le volontarisme politique ne suffit pas. Israël a dû progressivement assumer sur la scène internationale les six millions de Juifs exterminés. Morts parce qu’ils étaient juifs, ils entraient naturellement dans la composition du peuple juif qui fondait l’existence même de l’Etat. C’est en leur nom que l’Etat d’Israël demanda après-guerre réparation à l’Allemagne. C’est en leur nom que se déroula d’avril à décembre 1961 le procès Eichmann.
Dès lors, la société israélienne s’est alors trouvée aux prises avec un inextricable travail de deuil qui porte à son paroxysme le rapport ambigu que le judaïsme entretient depuis des siècles avec l’histoire. Il y a le procès Kastner-Grünwald de 1954-1955, au cours duquel un Juif hongrois émigré en Israël, le Dr Kastner, est accusé d’avoir collaboré avec les nazis pour sauver les siens ; il est condamné avant d’être blanchi en appel – il sera entre-temps abattu au pied de son immeuble. Il y a aussi le procès Eichmann qui, en plaçant les témoins au cœur de l’accusation, rend leurs visages aux voix qui murmuraient en arrière-plan de la société israélienne. La Guerre des Six Jours, rendant plausible, en Israël et dans le monde, l’hypothèse d’une destruction de l’Etat d’Israël, puis celle de Kippour, font resurgir les fantômes qu’on tentait en vain d’enfouir. La Shoah se fait dès lors omniprésente dans la société israélienne portée par les interrogations des enfants de la deuxième génération qui peinent à mettre un nom sur ce qu’ils ne parviennent pourtant pas à ignorer. De nombreux écrivains et cinéastes ont témoigné de ce sentiment de schizophrénie propre à la société israélienne et qu’a souvent défini l’historien Maurice Kriegel.
Israël et la Shoah ont désormais un destin lié. Qu’adviendra-t-il de cette mémoire ? Le temps n’a pas suffisamment passé pour qu’une demande de mémoire concurrente se fasse entendre. Tout porte à croire que celle-ci conduirait les Israéliens à renouer avec un judaïsme dont l’histoire et la culture renvoient à une identité qui leur est en partie étrangère, celle des Juifs qui ont continué à vivre sur le sol européen. Si tel était le cas, cela signifierait une transformation en profondeur de la culture israélienne. La société y est-elle prête ? Gageons que les historiens interrogeront encore longtemps les spécificités d’une société qui, pas plus que l’Etat dont elle est issue, ne ressemblera jamais à aucune autre.
par , le 11 janvier 2008
Perrine Simon-Nahum, « Israël aux prises avec la Shoah », La Vie des idées , 11 janvier 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Israel-aux-prises-avec-la-Shoah
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