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Dossier / Les formes de la recherche

Imaginations historiennes

À propos de : Marie Panter, Pascale Mounier, Monica Martinat et Matthieu Devigne (dir.), Imagination et Histoire : enjeux contemporains, PUR


par Rémy Besson , le 23 février 2015


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L’imagination est-elle une ressource ou une menace pour l’écriture de l’histoire ? Indéniable outil de connaissance, elle permet surtout de faire le lien avec d’autres mises en présence du passé, comme le roman, le cinéma ou les séries télévisées.

Recensé : Marie Panter, Pascale Mounier, Monica Martinat et Matthieu Devigne (dir.), Imagination et Histoire : enjeux contemporains, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014. 328 p., 20 €.

Croisant les approches historiennes, littéraires et cinématographiques, l’ouvrage collectif Imagination et Histoire cherche autant à faire le point sur les très nombreuses réflexions épistémologiques qui traversent la discipline depuis la fin des années 1970, qu’à les renouveler. Évitant de revenir frontalement sur des problématiques liées à la mise en intrigue du passé, au rapport à la fiction ou à la falsification de l’histoire [1], il a pour principale originalité de placer au centre de l’investigation le rapport à l’imagination [2]. Celle-ci est tour à tour considérée comme une propriété intrinsèquement liée à l’écriture historienne de l’histoire ou comme une capacité propre aux réalisateurs, metteurs en scène, écrivains et autres artistes, qui expriment un point de vue sur le passé. Tout à la fois ressource et menace pour le chercheur, l’imagination permet aux auteurs ici réunis de poser à nouveaux frais la question des usages culturels et politiques du passé, en menant une série d’études de cas portant principalement sur des films et des romans, mais aussi sur des pièces de théâtre et des expositions.

Écritures historiennes

Le postulat de l’ouvrage est que l’imagination « ne peut être simplement opposée à la raison, mais que, mise au service de cette dernière, elle est la faculté essentielle qui permet de représenter et de penser l’histoire [3] ». Le spécialiste de littérature française Jérôme David et la philosophe Arianna Sforzini réinvestissent cette idée, l’un en soulignant les usages possibles de la notion d’imagination radicale de Cornelius Castoriadis, l’autre en reprenant un certain nombre d’appels à l’invention lancés par Michel Foucault. Si le point de départ repose sur le principe que l’imagination permet de mieux comprendre le passé et de mieux transmettre ce qui s’est passé, force est de constater, au terme de la lecture, que le bilan est plus contrasté. En effet, deux conceptions, somme toute assez classiques, s’opposent tout au long des trois parties qui composent l’ouvrage.

L’une repose sur le principe que l’imagination est une ressource pour le chercheur, car elle lui permet de mieux représenter le passé ; la seconde y voit quelque chose à encadrer strictement [4], afin d’éviter de sombrer dans une vision extravagante du passé correspondant à une invention sans fondement [5]. Les productions culturelles étudiées sont ainsi prises dans cette tension dialectique difficile à résoudre. Comme l’écrit Agnès Delage, cela est, en partie, lié au fait que « la fiction s’assigne pour mission de réviser des discours historiographiques savants perçus comme hégémoniques, afin de proposer une contre-histoire » (p. 85).

Ces deux tendances reposent aussi sur des représentations (pour ne pas dire des imaginaires) distinctes des principaux objectifs assignés à l’écriture historienne. En effet, pour la plupart des littéraires qui ont pris part à l’ouvrage, le but poursuivi par les historiens est d’établir un récit objectif qui fasse autorité dans le présent sur ce qu’a été le passé. Ces chercheurs essayent de contester cette conception, en montrant comment des auteurs, réalisateurs et dramaturges sont parvenus à proposer une vision plus complexe du passé.

Il s’agit alors de montrer que certains artistes, lorsqu’ils font usage des ressources de l’imagination et assument l’énonciation d’un point de vue particulier, peuvent créer des espaces à même de subvertir l’Histoire. Par exemple, Laurent Demanze rend compte de la façon dont l’œuvre de l’écrivain Pierre Michon travaille à contrarier la prétention des historiens à offrir une représentation stabilisée du passé. L’idée ici partagée est que les artistes forgent des histoires (avec un petit « h » et au pluriel) qui peuvent être appropriées de façon plus subtile que l’Histoire.

L’imagination : outil ou menace ?

Les historiens impliqués dans ce recueil sont, eux, plus conscients des limites de leur propre discipline. Depuis le « tournant linguistique » [6] qui a montré que l’histoire était d’abord un récit, la croyance dans la possibilité d’une écriture objective et totalisante s’est dissipée. Sandie Gauthier et Léonard Courbon l’écrivent très simplement : nous n’en sommes plus « au temps où de grands modèles d’intelligibilité de l’histoire se proposaient comme des outils indépassables de médiation entre le réel et notre compréhension du réel » (p. 193). Dès lors, l’imagination est souvent perçue comme une ressource. Le médiéviste Patrick Boucheron explique ainsi que « l’imagination est l’une des capacités cognitives qui sert à construire des hypothèses, des causalités – ne serait-ce que dans la démarche implicitement contrefactuelle de tout récit historique » (p. 317). Il s’agit alors de travailler à la marge de la discipline, afin de pousser jusqu’à leurs limites le socle méthodologique commun requis afin que l’on puisse dire : « Il écrit de l’histoire ».

Cependant, l’imagination est aussi perçue comme une menace, car, si l’historien reconnaît de bonne grâce que ce qu’il offre n’est rien d’autre qu’un récit, celui-ci doit entretenir un rapport spécifique au passé. Dans l’entretien qu’il a accordé à Éric Dayre, Carlo Ginzburg insiste sur ce point : « Il faut essayer d’arriver à la vérité, sans guillemets. Elle peut être falsifiée, elle est donc par définition provisoire – ça fait partie de la connaissance humaine. (…) On peut formuler des hypothèses, etc., mais on peut essayer de les vérifier » (p. 118) [7]. En somme, si l’histoire des historiens est aussi un récit, ce n’est pas avant tout un récit. Le paradigme que l’historien cherche à subvertir est celui qui pose une équivalence entre toutes les mises en intrigue du passé.

En effet, l’historien ne souhaite pas être assimilé au réalisateur, au romancier, ni au dramaturge. Si ce constat a pu conduire, à partir des années 1980, au retour de la biographie, à des jeux d’échelles et à d’autres essais de microhistoire [8], il en va différemment dans cet ouvrage, dont plusieurs contributeurs n’hésitent pas à dénoncer certains récits, qu’ils considèrent trop éloignés à la fois du passé et d’une écriture historienne du passé. Les formes artistiques qui se parent des atours de l’histoire pour mieux jouer avec les codes de la discipline sont critiquées, parfois assez durement. Par exemple, Pascale Mounier et Marie Panter considèrent que le roman historique d’Alain Le Ninèze, Agla. Le premier évangile, est un « bel exemple de supercherie appuyée sur la caution historique ». « Semblant aider à faire la part de la précision historique et de la liberté fictionnelle », ajoutent-ils, « les quelques notes servent finalement à rendre flottante la frontière de la fabulation et de l’imaginaire » (p. 106). Olivier Hanne note au sujet de Jeanne la captive (2011), le film de Philippe Ramos, dont il a été le conseiller, que « le film veut créer du sens, alors que l’Histoire recherche la compréhension d’un certain passé » (p. 176). D’autres contributeurs se contentent d’analyses portant sur des thèmes déjà très souvent abordés, tels que ceux des enjeux de la narrativité ou des rapports entre fiction et documentaire [9], ainsi qu’entre « effets de réel » [10] et fidélité aux archives consultées. Il arrive, comme le note avec beaucoup d’honnêteté O. Hanne, que, « confronté au script ou au film, l’historien se place nécessairement dans une posture de litteratus, de lettré, considérant le vulgaris, le non-initié », reprenant ici une erreur factuelle, là un anachronisme coupable (p. 170).

Ouvertures

Un dernier point mérite d’être discuté, celui du choix des objets étudiés. Ceux-ci relèvent presque exclusivement de la culture dite« légitime », tandis que la culture populaire demeure hors-scène. À l’exception d’un entretien consacré à la fiction historique Un Village français, l’approche des productions audiovisuelles se limite au septième art et, à l’intérieur de celui-ci, aux auteurs Andreï Tarkovsky et Marco Bellochio. Un questionnement sur l’imaginaire aurait sans doute pu s’ouvrir à une réflexion sur des types de productions plus diversifiées, allant des péplums aux films d’entreprise, des séries télévisées aux productions diffusées sur le web [11].

De plus, une réflexion sur les articulations entre histoire et anthropologie aurait aussi permis d’évoquer de façon plus fine les problématiques liées à l’oralité et aux phénomènes culturels qui ne produisent pas de traces matérielles. Enfin, les rapports entre histoire et imaginaire ne se limitent pas à l’analyse de productions proposant des récits (films, romans, pièces de théâtre) ; ils nécessitent aussi une exploration des usages publics du passé [12], ceux-ci pouvant aller de la parodie à l’hommage, du bricolage cher à Michel de Certeau [13] à la culture du partage et de la circulation défendue par Henry Jenkins [14].

Ces remarques, qui n’enlèvent rien à la qualité des analyses proposées et à la densité théorique de l’ouvrage, suggèrent qu’il aurait été possible de comprendre sous un autre jour les liens entre écritures historiennes et représentations du passé dans l’espace public. Car, comme le note Patrick Boucheron dans la conclusion générale du livre, « l’histoire savante, celles qu’ils [les historiens] écrivent, n’est qu’une des modalités de la mise en présence du passé » (p. 314).

par Rémy Besson, le 23 février 2015

Pour citer cet article :

Rémy Besson, « Imaginations historiennes », La Vie des idées , 23 février 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Imaginations-historiennes

Nota bene :

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Notes

[1Sur ces points on se reportera notamment à Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire : essai d’épistémologie, Paris, Seuil, 1970  ; Hayden White, Metahistory : The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1973  ; Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975  ; Paul Ricoeur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983-1985  ; Saul Friedländer (dir.), Probing the Limits of Representation : Nazism and the Final Solution, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 1992.

[2Codirigée par Marie Panter, Pascale Mounier, Monica Martinat et Matthieu Devigne, cette publication composée d’une vingtaine de contributions et de trois entretiens est adossée à un laboratoire junior intitulé Imag’His (ENS de Lyon).

[4À titre d’exemple, l’historien Laurent Douzou insiste sur la qualité de l’ouvrage de François Maspéro, Les abeilles et la guêpe, car ce dernier a fait preuve d’une «  imagination adossée, à des recherches précises, contrôlée par une volonté forte de ne pas se laisser entraîner, mais enfin une imagination tout de même  » (p. 81).

[5Cette seconde conception renvoie au deuxième sens donné au terme imagination dans la neuvième édition de l’Encyclopédie de l’Académie française.

[6Sur ce point, Christian Delacroix, «  Linguistic turn   » dans l’ouvrage dirigé par C. Delacroix et al., Histographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010.

[7De même, faisant référence à Ricœur, la philosophe Ariane Revel indique que «  loin d’être pure restitution des archives – qui par elles-mêmes ne racontent aucune histoire –, l’histoire des historiens donne du sens, et le fait par l’élaboration d’un récit vrai  » (p. 14).

[8On renvoie ici aux travaux développés en réaction à postmodernité, tels que ceux de Ginzburg, à l’ouvrage dirigé par Jacques Revel, Jeux d’échelles, Paris, Gallimard, 1996 ou encore à l’histoire de la mémoire telle que définie par Pierre Nora dans Les Lieux de mémoires, Paris, Gallimard, 1984-1992.

[9La sous-partie consacrée à «  L’engagement devant l’écran : la réception de l’histoire filmée  » (p. 133-154) est particulièrement représentative de cette tendance.

[10L’expression de Michaël Riffaterre est reprise dans plusieurs textes afin d’être contestée ou non. Lire «  L’illusion référentielle  », dans Barthes et al., Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 91-118.

[11Il est à noter que si le cinéma est très présent dans l’ouvrage, les productions en ligne et la bande dessinée (pourtant objet d’un séminaire du Laboratoire junior), sont totalement absents. Les musées sont présents à travers le seul article que Christian Delage consacre à l’Holocaust Memorial Museum, au Mémorial de Caen et à celui de Compiègne.

[12On fait ici explicitement référence à l’atelier et au site éponyme.

[13L’Invention du quotidien, t. 1. : Arts de faire, éd. par Luce Giard, Paris, Gallimard, 1990.

[14Henry Jenkins et al., Spreadable Media. Creating Value and Meaning in a Networked Culture, New York, New York University Press, 2013.

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