Qu’est-ce que le transhumanisme, et pourquoi l’homme ne serait-il pas un cyborg au naturel ? Loin des réflexes technophobes et des rêveries de l’intelligence artificielle, un nouvel ouvrage livre une analyse philosophique d’une idée à la mode.
À propos de : Gilbert Hottois, Philosophie et idéologies trans/posthumanistes, Vrin
Qu’est-ce que le transhumanisme, et pourquoi l’homme ne serait-il pas un cyborg au naturel ? Loin des réflexes technophobes et des rêveries de l’intelligence artificielle, un nouvel ouvrage livre une analyse philosophique d’une idée à la mode.
Encore méconnu il y a quelques années, le transhumanisme est aujourd’hui à la mode. On ne compte plus les émissions de télévision ou de radio, les numéros spéciaux de revues ou les ouvrages sur le phénomène. Nul n’ignore plus que Google veut tuer la mort ni que l’intelligence artificielle forte - entendons : supérieure à la réflexion humaine - est censée être à nos portes. Surfant sur l’imaginaire de la science-fiction, certains transhumanistes rêvent d’émuler l’esprit humain sur un ordinateur, tandis que d’autres imaginent une hybridation de l’homme et de la machine. Quelques-uns prophétisent même le surgissement d’un posthumain, affranchi des contraintes de l’évolution biologique propres aux êtres vivants.
Ce bouillonnement d’idées et de fantasmes a suscité nombre de mises au point plus ou moins indignées ou ironiques. À titre d’exemple, on peut évoquer Le mythe de la singularité, de Jean-Gabriel Ganascia (Seuil, 2017), qui fait un sort à la crainte d’une intelligence artificielle échappant au contrôle de l’humain. Toutefois, jusqu’à présent, le transhumanisme a peu fait l’objet d’une analyse proprement philosophique. En outre, les auteurs qui s’y sont essayés ont en commun une approche très critique du phénomène, y voyant une résurgence du dualisme gnostique (Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, Hachette, 2009) ou une numérisation de la vie (Éric Sadin, L’humanité augmentée, Éditions L’échappée, 2013).
D’où l’originalité et le grand intérêt de Philosophie et idéologies trans/posthumanistes, qui avait été précédé d’un opuscule intitulé Le transhumanisme est-il un humanisme ? (Académie royale de Belgique, 2014) et d’une Encyclopédie du trans/posthumanisme. L’humain et ses préfixes (codirigée par Gilbert Hottois, Jean-Noël Missa et Laurence Perbal, Vrin, 2015). Gilbert Hottois, professeur émérite à l’Université Libre de Bruxelles, spécialiste reconnu de la philosophie de la technique, entend aborder le transhumanisme dans une perspective que l’on pourrait qualifier de déflationniste [1]. Comme le précise Jean-Yves Goffi dans son intéressante préface, cela nécessite d’étudier « ce mouvement pour lui-même et non comme le symptôme d’autre chose » (p. 8). Ainsi, G. Hottois entend introduire aux meilleurs théoriciens, en privilégiant les idées, qui « méritent d’être prises au sérieux par les philosophes » (p. 286), au lieu d’embrayer sur la « rhétorique technolâtre, prophétique ou commerciale » répandue dans les ouvrages transhumanistes, lesquels suscitent en retour « des procès faciles » (p. 18). C’est sans doute pourquoi il place Max More, père de l’extropianisme et directeur de l’entreprise de cryogénie Alcor, dans l’histoire du mouvement plutôt que comme l’une de ses figures actuelles.
Si, à aucun moment, G. Hottois ne se déclare transhumaniste, il est clair qu’il éprouve de la sympathie pour ce courant, dans lequel il voit une synthèse du rationalisme, de l’utilitarisme, du pragmatisme, du matérialisme et de l’évolutionnisme. Autrement dit, il ne s’agirait ni plus ni moins que d’une des formes de la philosophie de la technique en ce début de XXIe siècle. Sans surprise, G. Hottois défend l’idée que l’homme est un cyborg naturel, c’est-à-dire un être technique, le langage n’étant qu’une de ces techniques et non ce qui sortirait l’humanité de la condition animale. Thèse forte, dont l’auteur mesure toute la portée. Pour lui, la technique est au service de la liberté, qu’il faut entendre comme droit de se modifier soi-même - puisque notre espèce n’est pas figée dans une nature. La conséquence en est l’estompement de la frontière entre réparation et amélioration, cette dernière étant vue à la fois comme un droit individuel et un devoir collectif. L’éthique nous commande de lutter contre la souffrance et la mort, et la transformation physique et mentale de l’humain n’est que le moyen de parvenir à ce but. Ainsi, contrairement à ce que soutiennent les détracteurs du transhumanisme, le désir de parvenir à l’amortalité [2] n’est pas le fruit d’un égocentrisme exacerbé, mais la conséquence logique de notre désir naturel de nous conserver dans l’existence. Sur ce point, G. Hottois souligne que la numérisation de l’esprit humain sur un support électronique, souvent considérée comme farfelue, est une idée « centrale dans le posthumanisme » (p. 113).
L’auteur déclare à plusieurs reprises que les questions abordées par le transhumanisme devront être résolues expérimentalement, et non par le seul débat théorique. Autrement dit, le transhumanisme serait une pratique permettant de renouveler la démarche philosophique, alors que la philosophie « traditionnelle » resterait prisonnière d’une technique particulière qu’elle aurait hypertrophiée : le langage. L’hypothèse est intéressante, même si elle suscitera certainement la controverse. G. Hottois se montre ici parfaitement en phase avec les transhumanistes, qui placent la technique au cœur de la culture, bouleversant ainsi l’humanisme classique.
Cette insistance sur l’expérimentation conduit l’auteur à accorder une place importante au techno-art, qui utilise la technique pour transformer l’aspect du corps ou la perception, afin de donner à entrevoir ou à éprouver des modes d’exister inhabituels. Ainsi, lorsque l’artiste australien Stelarc se greffe une oreille sur l’avant-bras gauche, ou quand l’ingénieur britannique Kevin Warwick se fait implanter une puce électronique dans le bras lui permettant de commander à distance l’ouverture d’une porte, ils permettent d’entrevoir ce que seraient des transhumains.
Le transhumanisme pose des questions d’ordre politique. En ce domaine, G. Hottois paraît adhérer au technoprogressisme, qui se veut une synthèse du libertarianisme et du conservatisme. Du premier, le transhumanisme progressiste reprend la revendication de la liberté individuelle la plus large possible. Du second, il entend les mises en garde contre le risque d’un creusement des inégalités (les plus riches bénéficiant d’améliorations techniques - par exemple une intelligence fortement accrue - qui leur assurent l’accroissement de leur capital économique et social).
L’auteur détaille aussi la manière dont des feuilles de route et rapports émanant d’agences gouvernementales états-uniennes et européennes ont modifié la perception des technosciences, de la bioéthique et de l’humain, depuis le début du XXIe siècle. Cette investigation des politiques publiques en lien avec le transhumanisme est suffisamment rare pour être remarquée.
Philosophie et idéologies trans/posthumanistes suscitera sans aucun doute la discussion. Outre le rapport entre technique et langage, déjà mentionné, peut-être la vision irénique du transhumanisme sera-t-elle révoquée en doute. Certains lecteurs déploreront le fait que G. Hottois n’ait pas développé la filiation du transhumanisme avec la science-fiction, qui est pourtant une source majeure du mouvement. Mais il faut dire, pour défendre l’auteur, qu’il a déjà écrit sur ce thème (Philosophie et science-fiction, Vrin, 2000 ; Généalogies philosophique, politique et imaginaire de la technoscience, Vrin, 2014).
Quant à nous, nous voudrions souligner un oubli persistant dans le transhumanisme. S’il y a bien une préoccupation transhumaniste pour la politique, elle méconnaît gravement les logiques de compétition et de distinction entre individus. De sorte que la revendication d’une liberté de choix absolue de chacun, et notamment le droit de ne pas s’améliorer, paraît être un vœu pieux ou un leurre quand l’accès à l’emploi repose sur la concurrence. Cette liberté risque d’être purement formelle, masquant une obligation de s’augmenter toujours davantage, sous peine d’être déclassé. Certes, les transhumanistes soulignent le risque d’une société à deux niveaux. Mais l’unique réponse qu’ils donnent à ce problème est l’amélioration pour tous. Et cela, car ils sont convaincus - G. Hottois avec eux - que les risques écologiques, existentiels, technologiques et sociaux ne peuvent être maîtrisés que par davantage de technologie. Or ceci pose question.
Un autre point de discussion concerne le concept d’utopie. À plusieurs reprises, G. Hottois déclare que le transhumanisme n’est pas une utopie, et cela malgré une « rhétorique utopiste » aux « accents prophétiques et millénaristes » (p. 103). L’auteur refuse les lectures eschatologiques du phénomène, avec un argument : l’amélioration souhaitée n’est pas définie par avance et n’a pas de terme. Il n’y a pas de fin des temps ou de fin de l’Histoire aboutissant au paradis ou au premier matin du monde nouveau. On comprend que l’auteur ait le souci de distinguer son transhumanisme, défini comme un rationalisme expérimental, des religions décrites comme illusoires. Mais cette présentation correspond-elle à la réalité ? Quand Ray Kurzweil (directeur de l’ingénierie chez Google et co-fondateur de la Singularity University) prédit pour 2045 l’humain 2.0, immortel et dont les organes seront remplacés par des nano-robots, ou quand Nick Bostrom soutient que le risque de destruction de l’humanité par une superintelligence artificielle est réel dans un futur relativement proche, en quoi cela se distingue-t-il des visions d’un utopiste ou des prophéties d’un religieux ? Le transhumanisme affirme un progrès indéfini et cherche à modifier le présent à partir de cette vision du futur. À ce titre, ils paraît bien être une utopie, loin de la simple philosophie pragmatiste que décrit G. Hottois.
Ces interrogations ne disqualifient aucunement un livre qui est un modèle de précision et de clarté, parfaitement informé et d’une lecture agréable. Du point de vue formel, on appréciera l’index des noms et la table des matières détaillée, qui sont de précieux outils. On regrettera par contre l’absence de bibliographie, que ne compensent pas tout à fait les nombreuses références des notes de bas de page. En fin de compte, et quoi qu’on puisse ne pas partager toutes les interprétations de l’auteur, Philosophie et idéologies trans/posthumanistes est désormais le livre de référence sur le sujet.
par , le 25 janvier 2018
Stanislas Deprez, « Humain, transhumain », La Vie des idées , 25 janvier 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Humain-transhumain
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[1] L’approche de G. Hottois le conduit à aborder essentiellement le transhumanisme et à laisser le posthumanisme dans un relatif silence. Il faut dire que le terme est ambigu : simple synonyme de transhumanisme pour certains auteurs, le posthumanisme désigne pour d’autres un état ultérieur de l’humanité, lorsque la technique aura à ce point amélioré l’humain que celui-ci n’aura plus rien de commun avec nous. Le posthumanisme peut encore signifier, dans une veine postmoderne issue de la French theory et des gender studies, un moyen de penser à partir d’un ailleurs, décentré de l’humain.
[2] Au contraire de l’immortalité, qui serait le fait de vivre éternellement, l’amortalité consisterait à ne pas périr de maladie ni de vieillesse, ce qui n’empêcherait pas la possibilité de succomber à un accident.