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Histoires croisées de deux empires : Russie et Iran

À propos de : Stephanie Cronin (dir.), Iranian-Russian Encounters. Empires and Revolutions since 1800, Routledge


par Étienne Forestier-Peyrat , le 15 mars 2013


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L’Iran et la Russie suscitent d’ordinaire une histoire diplomatique et géopolitique. Un collectif d’historiens propose de déplacer le regard en étudiant deux siècles de relations russo-iraniennes sous l’angle des relations juridiques, commerciales et culturelles : la finesse des analyses illustre l’importance d’une histoire régionale et croisée.

Recensé : Stephanie Cronin (dir.), Iranian-Russian Encounters. Empires and Revolutions since 1800, Londres-New York, Routledge, 2013, 432 p., £95.

Pour l’observateur du contemporain, les relations entre la Russie et l’Iran sont généralement vues au prisme de la curieuse alliance qui unit les deux États depuis les années 1990 et se traduit par une intense coopération nucléaire et militaire. Cette entente émerge au moment où la frontière commune qui reliait les deux pays depuis deux siècles, au Caucase du Sud [1] et en Asie centrale, a disparu avec la chute de l’Union soviétique. Il y a donc une forme d’actualité à l’ouvrage collectif Iranian-Russian Encounters. Empires and Revolutions since 1800 publié en ce début d’année, qui revient sur les relations irano-russes au cours des deux derniers siècles.

À un premier niveau, il s’agit pour les auteurs – comme l’explique la coordinatrice Stephanie Cronin en introduction – de dépasser une historiographie traditionnelle qui décrivait les relations entre les deux pays comme une succession de phases d’animosité implacable et de rapprochements tactiques. Cette historiographie reposait sur une approche d’histoire diplomatique et militaire classique et considérait fréquemment les relations entre la Perse et la Russie comme une simple variable locale des grands affrontements géopolitiques entre la Russie et le Royaume-Uni puis les Etats-Unis. Un tel dépassement passe par l’introduction d’objets nouveaux, comme le commerce, les pratiques juridiques, les réseaux transnationaux ou les échanges culturels, au-delà d’une histoire diplomatique et militaire. Ces objets nouveaux permettent de concevoir les influences comme réciproques et non plus unidirectionnelles : si l’Iran a fortement éprouvé l’influence de la Russie, le Caucase russe a pour sa part continué à interagir avec la société et la politique iraniennes jusqu’au début du XXe siècle. À un second niveau, plus méthodologique, l’ouvrage esquisse ce que pourrait être une histoire croisée des deux espaces et de leurs zones de contact, par la rencontre entre deux historiographies disjointes, celle des spécialistes de la Russie et celle des historiens de l’Iran.

Un apport majeur de l’ouvrage consiste dans l’attention prêtée à la dimension régionale de la relation entre les deux pays. La Russie et l’Iran n’apparaissent nullement comme des entités monolithiques en contact, mais comme des espaces traversés par des flux et des réseaux. En leur sein, deux sous-espaces apparaissent particulièrement significatifs, la Transcaucasie russe puis soviétique et l’Azerbaïdjan iranien. Ces deux régions fonctionnent comme des sas dans les échanges entre Russie et Iran.

Un « long XIXe siècle » des relations russo-iraniennes

La partie la plus riche et la plus convaincante de l’ouvrage concerne les relations entre Russie et Perse [2] de la fin du XVIIIe siècle, lorsque les forces tsaristes pénètrent de manière directe et prolongée en Transcaucasie, à la période dite de la « révolution constitutionnelle » iranienne (entre 1905 et 1911). Cette révolution, qui met en difficulté la dynastie qadjare, originaire d’Azerbaïdjan iranien et installée sur le trône impérial depuis la fin du XVIIIe siècle [3], est finalement réprimée par les troupes russes.

Dans son essai introductif, Afshin Matin-Asgari souligne que le pivot des relations entre les deux pays au cours du XIXe siècle est l’Azerbaïdjan, divisé par les traités de 1813 et 1828 entre une partie iranienne et une partie russe. A partir de 1804, les princes héritiers qadjars sont gouverneurs de l’Azerbaïdjan iranien et font de sa capitale, Tabriz, un lieu de pouvoir et d’échanges [4]. C’est dans cette région que, confronté à l’expansionnisme tsariste, le pouvoir persan décide d’embrasser des réformes, à commencer par la création d’une armée nouvelle (nezâm-e djadid), reprenant en partie un programme expérimenté dans l’Empire ottoman. Les premières innovations en matière d’imprimerie, de télégraphe, de postes ou de routes y sont faites au cours du siècle.

Cette remarque générale sur le rôle de l’Azerbaïdjan et de l’Iran du Nord (régions de Gilan, Mazandaran et Khorasan) comme interfaces est illustré par des études précises. Firuza I. Melville décrit ainsi l’ambassade menée par le prince Khosrow Mirza à Saint-Pétersbourg entre mai 1829 et février 1830 pour améliorer des relations russo-persanes distendues par l’assassinat, le 11 février 1829, du plénipotentiaire Alexandre Griboedov à Téhéran [5]. Cette ambassade persane est une des premières occasions pour les hauts dignitaires d’Azerbaïdjan iranien d’observer de près les institutions tsaristes, qui restent très mal connues des dirigeants qadjars. Stephanie Cronin propose pour sa part des pistes de recherche sur la question des déserteurs russes enrôlés dans les forces persanes au cours des années 1820-1830, vecteurs d’échanges et de tensions entre les deux États. Un article particulièrement intéressant porte sur les problèmes posés par l’achat de terres par des ressortissants russes en Iran du Nord entre 1828 et 1911, montrant que les puissances occidentales présentes dans la région et le gouvernement persan perçoivent la propriété foncière des étrangers comme un enjeu majeur, sur lequel se greffent des conflits juridiques et politiques.

1905-1911 : la période des révolutions

Une part significative des contributions de l’ouvrage porte sur la période des révolutions qui embrase à la fois la Russie tsariste, la Perse et l’Empire ottoman entre 1905 et 1911. Elles visent en général à montrer qu’il est possible de parler d’un véritable espace révolutionnaire transnational, notamment entre la Transcaucasie russe et le Nord-Ouest de l’Iran [6], en raison de l’importante circulation d’individus, d’idées et de pratiques, facilitée par des références culturelles et des langues partagées.

L’Azerbaïdjan iranien est en effet le centre névralgique de la révolution constitutionnelle iranienne entre 1905 et 1911, ce que l’article d’Iago Gocheleishvili propose d’interpréter au regard des liens étroits entre révolutionnaires transcaucasiens et persans. La forte communauté de migrants persans en Azerbaïdjan russe à partir de la fin du XIXe siècle est une courroie cruciale dans la production d’idéologies sociales et politiques partagées entre Caucase et Perse, avec la fondation de partis politiques actifs de part et d’autre de la frontière.

Les autorités tsaristes sont tout à fait conscientes de ce nexus révolutionnaire, puisqu’elles tentent d’abord d’établir un cordon sanitaire avec l’Iran révolutionnaire, avant de décider en 1908 d’intervenir militairement en Azerbaïdjan iranien. Dans cette répression, le rôle majeur est joué par l’unité des cosaques iraniens, créés en 1879 comme auxiliaires du pouvoir qadjar et dirigés par des officiers russes : ce corps incarne à partir de ce moment les forces réactionnaires sur l’échiquier politique iranien. Stéphanie Cronin souligne néanmoins que cette unité cosaque, bien que pro-russe, joue un rôle autonome. Il s’agit là d’un exemple de la diversité des acteurs impliqués dans les relations entre Perse et Russie dans les premières années du XXe, qui implique pour l’historien une analyse fine des niveaux d’interactions.

Soviétiques et Pahlavis

Le traitement de la période postérieure à la Première Guerre mondiale est comparativement beaucoup moins développé. On peut le regretter, tant il y aurait à réécrire l’histoire des relations entre l’Union soviétique et l’Iran qadjar puis pahlavi. Les articles proposés sur cette période sont plus classiques et apportent peu d’éléments nouveaux. Une exception est constituée par l’étude d’Oliver Bast, qui examine la période 1918-1921 et le problème du processus qui aboutit à la signature du premier traité soviéto-iranien, le 26 février 1921. Bast montre que ce traité est souvent interprété, à tort, comme le premier acte du pouvoir pahlavi. Une telle interprétation conforte l’idée d’une rupture absolue inaugurée par Reza Khan, qui aurait rétabli une dignité étatique négligée par ses prédécesseurs. Au contraire, Bast prouve que les gouvernements antérieurs, notamment celui de Vosuq od-Dowle, ont à cœur de défendre l’autonomie de l’Iran, dans le contexte très difficile de l’après-guerre. Le traité irano-britannique d’août 1919 n’est pas l’acte de soumission à l’impérialisme qui a longtemps été brocardé, mais un coup diplomatique réfléchi. Ce sont les déceptions entraînées par l’application de ce traité qui poussent la Perse à initier secrètement des négociations avec les Bolcheviks à la fin de 1920.

Les autres articles présentés dans les deux dernières parties de l’ouvrage sont moins stimulants que celui d’Oliver Bast. Celui de Touraj Atabaki, qui concerne les relations entre le Comintern, l’Union soviétique et le mouvement ouvrier en Iran dans l’entre-deux-guerres, consiste essentiellement en une reprise de travaux antérieurs de l’auteur. Deux textes consacrés aux échanges culturels entre Russie soviétique et Iran, à travers le cas de l’introduction du cinéma et de la figure culturelle et politique du réalisateur Abdolhosein Nushin, peinent à convaincre tant la focale est réduite et semble oublier les objectifs plus généraux de l’ouvrage. Enfin, les contributions traitant de la période post-soviétique apparaissent assez décalées. Celle de Muriel Atkin défend le point de vue que l’Iran a adopté une approche pragmatique et non pas idéologique face à la guerre civile au Tajikistan (1992-1997), privilégiant ses intérêts étatiques à une forme de solidarité avec les partis islamistes engagés dans le conflit. Le dernier texte, dû à Clément Therme, insiste pour sa part sur la dimension tactique de l’entente russo-iranienne depuis les années 1990. Malgré les mérites respectifs de ces articles, on ne peut se défendre de l’impression que la cohérence de l’ouvrage se délite dans sa seconde moitié.

Quelle histoire croisée entre Russie et Iran ?

Le décalage de niveau entre les deux parties de l’ouvrage ne doit pas occulter le grand intérêt programmatique de ce recueil, qui offre des pistes prometteuses pour une nouvelle étude des relations entre Russie et Iran.

La première piste, évoquée en introduction, repose sur une critique des catégories géographiques et institutionnelles acceptées, avec la mise en valeur du rôle de la Transcaucasie russe puis soviétique et de l’Azerbaïdjan iranien comme zones de transition. Les identités ethniques, culturelles et juridiques y sont fréquemment brouillées, ce qui facilite les échanges. Un ressortissant « russe » en Perse à la fin du XIXe siècle est fréquemment un musulman, un Arménien ou un Géorgien de l’empire tsariste, à moins qu’il ne soit un Iranien ayant reçu un passeport russe par grâce consulaire. Malgré sa division politique entre deux empires, l’Azerbaïdjan continue à former jusqu’au premier tiers du XXe siècle une échelle pertinente d’analyse des circulations. C’est à la prise en compte de ces articulations géographiques plus fines et de leur évolution que peut inviter l’ouvrage.

La seconde piste qui parcourt le recueil souligne le renouveau des sources disponibles pour traiter la thématique. Comme le note Stephanie Cronin, les auteurs ont été invités à utiliser autant que possible des sources en provenance des deux côtés de la frontière et des différentes échelles impliquées. Dans cette région comme dans d’autres, le « goût de l’archive est polyglotte », ce qui implique des chercheurs la capacité à manier des sources en russe, en persan, mais aussi dans les principales langues caucasiennes et en turc. A l’inverse, Afshin Matin-Asgari met en garde contre ce qu’il considère comme un biais interprétatif causé par le recours systématique aux sources britanniques sur le Moyen-Orient et l’Iran.

Une mention particulière doit être faite à propos des sources iraniennes, dont le recueil permet de percevoir la richesse et le renouvellement [7]. Les archives iraniennes demeurent insuffisamment exploitées par les chercheurs étrangers, mais l’historien peut avoir recours à un corpus croissant de sources primaires publiées par les éditeurs persans (mémoires, travelogues, recueils de documents d’archives, etc.). C’est en définitive cette intégration de sources traditionnellement disjointes qui constitue le principal attrait du livre et son engagement le plus fort en faveur d’une histoire croisée de la Russie et de l’Iran.

par Étienne Forestier-Peyrat, le 15 mars 2013

Pour citer cet article :

Étienne Forestier-Peyrat, « Histoires croisées de deux empires : Russie et Iran », La Vie des idées , 15 mars 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Histoires-croisees-de-deux-empires

Nota bene :

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Notes

[1Appelé Transcaucasie à l’époque tsariste et aux débuts de l’époque soviétique, le Caucase du Sud correspond à la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan actuels.

[2La dénomination «  Iran  » n’est adoptée comme appellation officielle par Reza Shah qu’en 1935.

[3La dynastie qadjare est renversée à la fin de 1925, au terme d’un processus qui voit l’officier Reza Khan (plus tard connu comme Reza Shah Pahlavi) se hisser progressivement au pouvoir à la suite du coup d’Etat du 21 février 1921. Reza Khan devient commandant en chef de l’armée, puis premier ministre. En décembre 1925, il fait proclamer la déchéance du derniver empereur qadjar, Ahmad Shah Qadjar, et fonde la dynastie pahlavie.

[4Sur l’importance de l’Azerbaïdjan iranien dans la vie politique, culturelle et économique du pays au XIXe siècle, voir James D. Clark, Provincial Concerns : A History of the Iranian Province of Azerbaijan, 1848-1906, Costa Mesa, Mazda, 2006.

[5Une étude détaillée sur ce point est disponible dans Laurence Kelly, Diplomacy and Murder in Tehran : Alexander Griboyedov and Imperial Russia’s Mission to the Shah of Persia, Londres, I.B. Tauris, 2002.

[6Sur ce sujet, une première synthèse des interactions entre les deux espaces a été exposée dans Cosroe Chaqueri, The Russo-Caucasian Origins of the Iranian Left, Richmond, Curzon, 2001.

[7L’ouvrage contient en particulier de très abondantes références bibliographiques en ce qui concerne les récits de voyages et séjours par des Iraniens en Russie puis en Union soviétique, entre le début du XIXe siècle et les années 1970.

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