Au moment où se multiplient les débats sur la gouvernance, Philippe Panerai nous invite à questionner la forme du Grand Paris. La métropole parisienne dépasse aujourd’hui les limites de son centre historique pour former une agglomération où les territoires habités sont coupés par des infrastructures de transport, des plateformes logistiques et des zones naturelles ou agricoles. Dès lors, comment concilier la vision radiocentrique sur laquelle Paris s’est constituée avec cette nouvelle entité multipolaire ?
Le débat sur le Grand Paris voit s’affronter deux, voire trois points de vue souvent présentés comme inconciliables : d’un côté ceux qui pensent que la dynamique des projets modifient le comportement des élus et débouchent sur de nouvelles formes de gouvernance ; de l’autre, ceux qui considèrent que la redistribution des responsabilités, la refonte de la carte administrative et la réforme institutionnelle sont la condition même du projet territorial. Enfin, certains mettent les habitants en avant, en affirmant, parfois hâtivement, qu’ils sont ignorés par les techniciens ou les technocrates. Entre ces différents points de vue, la forme de la ville et les dispositions matérielles du territoire habité sont assez souvent oubliées ou réduites à des coups spectaculaires mais ponctuels : les tours en bordure du périphérique, quelques perspectives monumentales, des clairières habitées sur le plateau de Saclay, une aéropolis à Roissy…. À chaque fois, la forme de la ville échappe.
Comment expliquer cette absence de la forme urbaine dans le débat public ? Il y a d’abord le désintérêt pour une question jugée secondaire par rapport à l’économique ou au social, sans que l’on ait pris de le temps de mesurer les effets de la forme sur le développement économique et sur les relations sociales autrement qu’au travers de slogans dénonçant le béton criminogène ou l’inhumanité des tours et des barres. Il y a surtout la réelle difficulté à lire la forme de la ville au-delà des quelques monuments familiers qui constituent son centre historique. Pourtant aussi difficile soit-elle à saisir, la ville d’aujourd’hui a une forme dont les dispositions matérielles méritent d’être prises en compte pour au moins trois raisons : elles témoignent de l’histoire de la société, elles conditionnent l’usage et la vie quotidienne de ses habitants, elles participent au façonnement de leur identité.
La forme urbaine à l’heure des flux
À l’heure des flux mondialisés (argent, informations, populations) et de la virtualisation de l’espace, la forme résiste. Celle de la métropole parisienne ne se réduit plus aux grands tracés des perspectives royales ou haussmanniennes. Elle s’élargit, au contraire, aux dimensions d’un territoire qui englobe d’autres villes que Paris et garde les traces de son passé rural. Car dans le processus d’accumulation propre à toute ville, la nouveauté ne supprime pas l’antérieur. De même que la première ville industrielle est autant marquée par le dessin des chemins antiques et des routes royales que par celui des voies ferrées, des ports et des canaux, la seconde ville industrielle qui commence en France dans les années 1950 rajoute avec les autoroutes et les plates-formes aéroportuaires une troisième grande structure qui ne supprime pas les précédentes, même si leur rôle s’en trouve légèrement diminué.
Produites par l’activité humaine, ces trois structures viennent s’inscrire dans un cadre géographique qui n’est jamais neutre. À Paris, la vallée de la Seine avec ses méandres, ses affluents connus l’Yonne à Montereau, la Marne à Ivry, l’Oise à Conflans Sainte Honorine, ou moins connus : l’Essonne à Corbeil, l’Orge à Juvisy, l’Yerres à Villeneuve St Georges, la Bièvre à Paris, le faisceau des rus : Rouillon, Vieille Mer, Croult et ruisseau de Monfort à Saint-Denis déterminent un ensemble de vallées et de plaines basses facilement inondables (la crue de 1910 reste encore une menace) dont les berges descendent de 35 m IGN à 22 m IGN en traversant l’agglomération.
À ces bas pays s’opposent les plateaux agricoles, dernières plaques de la Beauce au sud-ouest ou de la Brie à l’est et tous les systèmes de collines et de monts entaillés par les petites vallées qui forment autour de la capitale un accompagnement pittoresque et boisé (mais le Bois de Boulogne ou la forêt de Saint Germain sont dans un méandre). Le relief est sensible pour qui veut le voir : la colline du Télégraphe, prolongement parisien du plateau de Romainville (126 m au fort de Noisy) domine à l’est. Le Mont Valérien (123 m) et la colline de Saint Cloud (128m) lui répondent à l’ouest, puis plus loin on monte encore : 157 m à la corniche de Lozère qui arrête le plateau de Saclay au-dessus de Palaiseau, 187 m au fort de la butte de Cormeilles, 195 m à la foret de Montmorency.
Tributaires de moyens de transport qui utilisent la force animale, les chemins évitent les pentes et restent dans les vallées, les matériaux lourds sont transportés par le fleuve, stockés sur ses berges où s’implantent les premières industries : Ivry et Vitry au sud–est en prolongement du XIIIe arrondissement, Issy et Boulogne à l’ouest près du XVe , la plaine Saint Denis au nord autour du canal. Les voies ferrées suivent les voies d’eau à la fois parce que les chemins les plus faciles sont là et parce que les industries s’y sont implantées. La ville et ses prolongements industriels et logistiques occupe le lit majeur du fleuve et de ses affluents jusqu’aux premiers escarpements, sensiblement la côte 60 qui reste pendant longtemps une limite, seuls les ouvrages défensifs gravissent les pentes : donjon de Monthléry (140 m) ou de Chevreuse, ligne des forts. Au-dessus s’étagent vignes et vergers où se mêlent les pavillons, tandis qu’au delà de la rupture de pente les plateaux restent agricoles.
Dans les années 50, on assiste à un basculement. L’autoroute et l’aéroport prennent une part croissante dans le transport des biens et des personnes jusque là presque exclusivement assurés par le fer et par l’eau. À l’urbanisation continue en « doigts de gant » qui suivait les vallées succède l’urbanisation discontinue des plateaux considérés comme libres puisque encore agricoles dans une France qui s’urbanise et se modernise. Orly avec la RN 7 et l’autoroute du Sud (A6), bientôt rejoints par le MIN de Rungis, font figure de symbole : de nouveaux chemins pour de nouveaux flux.
Les modifications toutes récentes qui font appel à des technologies nouvelles ont, elles aussi, des implications spatiales. La téléphonie moderne, sans-fil et portable, qui semble s’être affranchie de la forme couvre le territoire de manière inégale laissant des secteurs (encore) non équipés, ce qui marque des différences que l’on peut cartographier et qui reproduisent des oppositions semblables à celles qui autrefois dépendaient de la présence ou de l’absence de télégraphe, de desserte ferroviaire puis de téléphone. De même pour Internet dont la toile couvre le monde, à condition d’y avoir accès, de trouver un réseau. La vieille distinction dedans/dehors qui marquait la différence entre la ville et la campagne ou l’opposition centre/périphérie de l’époque du développement des banlieues ont laissé place à d’autres séparations elles aussi inscrites dans l’espace : être relié ou non, être équipé ou non. Certains réseaux sont peu visibles voire enterrés (câbles, fibre optique, pipelines ou gazoducs), d’autres ne sont matérialisés que par des bornes, des relais ou des terminaux (c’est notamment le cas des routes aériennes comme autrefois cela l’était des routes maritimes) mais cette géographie des réseaux a une forme et cette forme conditionne la vie des habitants. La cartographie des inégalités n’est pas seulement la projection de données statistiques, elle est souvent la conséquence d’un abandon, d’un désintérêt pour un territoire comme l’indique clairement par exemple en Seine-Saint-Denis, la quasi coïncidence des « zones urbaines sensibles » et des territoires mal desservis par les transports en commun lourds (RER, métro et tram).
Intérieur/extérieur, limites et continuités
Dans le vaste territoire urbanisé mais entrecoupé de forêts, de parties agricoles et de plateformes logistiques qui constitue le Grand Paris, la limite a changé de nature. Elle ne sépare plus de manière radicale un dedans d’un dehors fondamentalement différents. Le boulevard périphérique parisien qui reprend le tracé de l’enceinte de Thiers (1840-1843) ne longe plus des vignes, des vergers ou des champs. Il sépare tout autant qu’il réunit des milieux de même nature. Et même si pendant longtemps Paris a vu sa banlieue comme un extérieur vacant et y a projeté les infrastructures techniques, les plateformes logistiques, les grandes zones industrielles et les grands secteurs de logement social, nous ne pouvons pas aujourd’hui nous satisfaire de ce point de vue central, centralisé ou centralisateur. Le dehors autrefois « libre » est habité, l’extérieur est un intérieur, l’intérieur du voisin qui supporte mal d’être encore et toujours peu considéré.
Ce changement de point de vue a deux conséquences : la fin d’une pensée de l’extension, la nécessité d’une organisation polycentrique.
La pensée de l’extension qui a si bien correspondu à l’idéologie coloniale considère le territoire extérieur comme disponible, notamment pour y implanter ce qui gêne, quitte à le déplacer un peu plus loin quand la ville s’étend. Nous savons aujourd’hui que le territoire est fini, que les problèmes doivent être résolus sur place et non repoussés chez le voisin ou dans un « encore vide » en hypothéquant l’avenir. La ville sur la ville, pour reprendre l’expression favorite d’Antoine Grumbach, résume cette prise de conscience récente dont nous n’avons pas encore tiré toutes leçons.
Si nous abandonnons l’idée d’une extension toujours possible, la notion de limite alors change de nature. La vraie limite du Grand Paris n’est plus une quelconque forme dessinée à partir du centre – une nouvelle enceinte – mais celle aujourd’hui déjà formée par les champs et les forêts que l’on ne considère plus comme un vide (blanc du papier complice de la table rase) mais comme un plein (de plantes, d’arbres et d’animaux) aussi nécessaire à la vie urbaine que les bâtiments. À l’intérieur de ce vaste territoire, d’autres limites, héritées de l’histoire, anciennes enceintes ou coupures formées par les infrastructures qui découpent la ville et en isolent ou en distinguent des parties. Disons d’emblée qu’il faut se défaire de l’idée de limite comme clôture ou frontière à l’image de l’enceinte médiévale. La limite est poreuse, elle rassemble et relie autant qu’elle sépare ; la distinction n’entraîne pas l’hostilité. Saisi dans sa dimension géographique et paysagère, le territoire du Grand Paris apparaît souvent comme la rencontre de continuités héritées : la vallée d’un ru ou d’une rivière, le tracé d’un chemin ancien et d’infrastructures récentes qui viennent les contrarier. Ces grandes infrastructures difficilement franchissables entrent dans la représentation et l’usage que nous avons du territoire : on est d’un côté ou de l’autre et le point de franchissement n’est pas seulement le lieu où un réseau (la route) en franchit un autre (la voie ferrée ou l’autoroute), il est, surtout si le franchissement coïncide avec un arrêt (gare de RER ou sortie d’autoroute), le lieu d’une polarité potentielle.
Le travail de projet peut d’abord retrouver ou mettre en valeur ces continuités pour redonner du sens à l’aménagement qui semble parfois n’exprimer que la rencontre de contraintes contradictoires. C’est d’abord une affaire d’intelligence : permettre de comprendre où l’on est, voir comment le local, le proche, s’inscrit dans un ensemble métropolitain plus vaste. On pense à la vallée de la Bièvre, fil conducteur d’un parc scientifique et technologique, qui peut relier le plateau de Satory à la faculté de Jussieu mais aussi offrir aux (grands) parisiens des itinéraires combinant promenade, sport, visites pittoresques. Mais toutes les autres vallées se prêtent à rassembler les sites qui s’égrènent sur leurs rives.
Des centres
Le second objectif d’un travail de projet pourrait être de reconnaître et de conforter les centres qui ponctuent le territoire urbanisé afin de sortir de la vision trop répandue d’une banlieue étale exclusivement dominée par Paris.
Des centres-villes, c’est-à-dire la vie urbaine faite d’un rassemblement de services, d’un mélange de fonctions, d’une identité historique, d’une animation certaine, cela suppose une facilité d’accès et les centres sont depuis toujours installés sur des carrefours, ce qui se traduit aujourd’hui à l’échelle métropolitaine par des connexions entre les grands réseaux de transports publics (RER et métro, tram et bus modernes confortables et réguliers). Cela requiert un espace public où les habitants se reconnaissent et se rencontrent, sans nostalgie de la place du village, du crieur public et du garde champêtre, sans faire semblant par un décor de pastiche qui ne trompe personne. Cela demande une armature commerciale ponctuée d’équipements et d’institutions qui se développent dans une trame d’espaces ménageant la surprise et créant des différences…
Ces centres existent déjà pour l’essentiel. Les villes historiques viennent en premier à l’esprit (Saint-Denis, Argenteuil, Versailles, Vincennes ou Saint-Germain) puis les nouvelles préfectures (Créteil, Nanterre, Cergy, Évry ou Bobigny). Ces centres rayonnent d’une certaine façon sur un territoire plus vaste que celui de leur propre commune. Soit que l’importance de la ville-mère soit ancienne et que sa force d’attraction soit reconnue et acceptée, soit que l’entente intercommunale fasse émerger une entité nouvelle qui entend jouer son rôle à côté d’une centralité établie. Mais à côté de ces centres majeurs, d’autres centres multiples et de moindre importance fournissent les appuis indispensables de la vie quotidienne et méritent eux aussi d’être reconnus et confortés.
Le Grand Paris doit prendre la figure d’une vaste constellation ponctuée de centres multiples qui procèdent du terrain, de son histoire et des dynamiques qui s’y développement. Massy où deux lignes de RER rencontrent le TGV a dépassé le statut de ville-dortoir qui lui avait été assigné avec la construction du grand ensemble, Noisy-le-Grand n’est plus un fragment d’une ville nouvelle en chantier, Plaine Commune appuyée sur Saint-Denis forment l’amorce d’une nouvelle centralité métropolitaine sur un territoire hier encore en friche. La bonne gouvernance alors ne serait-elle pas de reconnaître simplement ce qui est pour l’aider à se développer, sans idées préconçues, sans arrière-pensée politicienne, sans schéma pré-établi ?
Philippe Panerai, « Grand Paris : la forme en question »,
La Vie des idées
, 18 février 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Grand-Paris-la-forme-en-question
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