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Fragile comme un matsutake

À propos de : Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte


par Clotilde Riotor & Cyprien Tasset , le 9 février 2018


Peut-on comprendre les évolutions et les impasses du capitalisme grâce à un champignon ? À travers l’étude de la collecte et du marché du matsutake, l’anthropologue Anna Tsing décrit un monde qui a renoncé au progrès, où la survie dépend de collaborations précaires entre les hommes et le monde qui les entoure.

Anthropologie de la survie par temps précaires

De façon inattendue, l’un des livres de sciences sociales les plus remarqués et commentés ces temps-ci est un essai d’anthropologie portant sur un champignon aromatique qui tient une place importante dans la culture japonaise. L’édition française est parue en septembre dernier et a suscité le même cortège de comptes rendus que l’édition originale. Ce succès tient à l’habileté avec laquelle Anna Lowenhaupt Tsing a su explorer les multiples facettes de son objet pour produire une réflexion novatrice, nourrie par une ethnographie multisite (États-Unis, Chine, Japon, Finlande et Canada), à propos des transformations du capitalisme et des perspectives offertes par notre époque, sur fond de précarisation et de crise environnementale.

L’anthropologue a entendu parler pour la première fois des cueilleurs de matsutake en 1993 par un collègue mycologue, alors qu’elle recherchait justement, à l’époque, un exemple de denrée à forte coloration culturelle faisant l’objet d’une marchandisation mondialisée. Et en effet, dans le Japon médiéval, le matsutake était traditionnellement offert par les paysans à leurs seigneurs. Sous l’ère Edo, il est progressivement devenu une marque de raffinement réservé aux élites, ou encore un symbole du passage à l’automne célébré dans les arts et la poésie. Or, loin d’être tombé en désuétude depuis la modernisation de l’ère Meiji, son usage traditionnel s’est perpétué, voire a été réinvesti. Dans un Japon désormais fortement intégré à l’économie mondialisée, le matsutake est offert sous forme de présents, voire de pots-de-vin, permettant de créer ou d’entretenir des liens personnels. Ce produit est envoyé depuis l’étranger, vendu dans des épiceries fines ou servi dans des restaurants hauts de gamme. À partir des années 1970, il s’est raréfié dans les forêts du Japon, d’où une envolée des prix et des importations.

Par ailleurs, ses propriétés biologiques - une prédilection pour les forêts de conifères à sol pauvre, voire dévasté - ouvrent sur un autre thème : celui de la crise écologique. A. Tsing part d’une lecture sombre de cette dernière : si la « fin du monde » évoquée par le titre peut également s’entendre comme ce « bout du monde » où l’ouvrage emmène de fait ses lecteurs (le double sens étant plus perceptible encore dans le titre original, The Mushroom at the End of the World), cet essai se place bien sous un « éclairage apocalyptique » (p. 396), celui des grandes catastrophes qui se profilent dans un monde au climat si perturbé que

[l’] on n’est plus très sûr de savoir si la vie sur Terre restera possible. (p. 21)

Selon l’auteure, prendre la mesure de ce bouleversement nécessite de libérer l’anthropologie de la notion de progrès qui s’y serait tacitement maintenue, quitte à ce que le monde devienne « un endroit terrifiant » (p. 406), où l’on ne sait plus comment « penser la justice » (p. 63).

Se défaire des promesses progressistes ne signifie pas, pour Anna Tsing, que les sciences sociales doivent embrasser leur envers, à savoir le récit d’une catastrophe écologique totale. C’est là que les acteurs qui s’affairent autour du champignon prennent toute leur pertinence : ils montrent que, parmi les « ruines », émergent des formes de vie qui, aussi fragiles et imparfaites qu’elles soient, sont des raisons de ne pas désespérer. Le Champignon de la fin du monde cherche moins à démontrer une thèse qu’à indiquer, par les moyens de l’enquête anthropologique, une voie originale entre deux repères : la prise au sérieux de la gravité de l’anthropocène [1], et le refus d’un catastrophisme total [2].

De la marginalité à la mondialisation : le parcours d’une anthropologue de l’Asie du Sud-Est

L’ouvrage donne une dimension nouvelle à l’œuvre de la professeure d’Anthropologie à l’université de Santa Cruz en Californie, dont le travail s’appuyait jusque-là principalement sur une ethnographie des Dayak des monts Meratus du Sud de Kalimantan, en Indonésie. Tiré de sa thèse de doctorat, In the Realm of the Diamond Queen : Marginality in an Out-of-the-way Place (Tsing, 1993) présentait cette « société isolée » sous la forme d’une « fiction ethnologique » (Guerreiro, 1997). Dans Friction : An Ethnography of Global Connection (Tsing 2005), récompensé par le Senior Book Prize de la American Ethnological Association, A. Tsing décrivait des paysages irréversiblement dégradés, depuis les années 1980, par la prédation des ressources, sous la pression d’intérêts économiques encouragés par un discours développementaliste. L’ouvrage s’inscrivait déjà dans la veine d’une anthropologie de la mondialisation, et son analyse des « frictions », c’est-à-dire des tensions, mais aussi des collaborations contingentes entre des acteurs (gouvernement, locaux, multinationales et défenseurs de l’environnement) mus par des intérêts divergents, avait été particulièrement remarquée.

Décrire par petites touches un monde morcelé

Dans Le Champignon de la fin du monde, A. Tsing se montre fidèle au vœu, formulé au début de sa carrière, de poursuivre « une stratégie d’écriture dans laquelle la curiosité ne soit pas écrasée par la cohérence » (Tsing, 1993, p. 33). On peut certes identifier un mouvement d’ensemble.

La première partie s’ouvre sur une « ancienne forêt industrielle en ruines » (p. 48) dans l’Oregon. Le matsutake s’y est répandu au XXe siècle à la faveur de l’appauvrissement du sol. Une ruée vers l’« or blanc » (p. 53) a commencé à la fin des années 1980, lorsque les Japonais ont cessé d’importer ce champignon depuis l’Europe, où ses zones de cueillette étaient contaminées par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Depuis lors, ce paysage, pourtant digne d’un « épisode cauchemardesque de science-fiction » (p. 48), voit s’activer chaque année à la recherche du précieux champignon une foule bigarrée de cueilleurs, « anciens combattants blancs handicapés, réfugiés asiatiques, Indiens d’Amérique et Latinos sans papiers » (p. 53). Le soir, de retour au campement, la cueillette du jour est vendue à l’acheteur le plus offrant. Le prix élevé du matsutake permet aux plus assidus d’en tirer un revenu substantiel, qui est parfois même le principal.

La deuxième partie dissipe l’impression que cet objet est anecdotique, en montrant comment ce terrain s’insère dans la reconfiguration de l’économie mondiale en « chaînes d’approvisionnement globales ».

A. Tsing retrace la manière dont les industries japonaises ont, surtout à partir des années 1980, multiplié les recours à la sous-traitance pour pallier la hausse du yen incitée par les États-Unis, dans un contexte de compétition internationale. Or, ces « chaînes d’approvisionnement globales », en devenant les rouages principaux du capitalisme mondial, ont peu à peu signé d’un même trait la fin de l’amélioration de la condition salariale et des espoirs de progrès : reposant sur un découpage extensif de la chaîne productive, elles ont « permis aux grandes entreprises de se dégager de leurs responsabilités en matière de contrôle du travail » (p. 174).

Ainsi ces firmes, devenues à la fois producteurs et détaillants, n’ont plus à donner de garantie en matière d’emploi, de bien-être, de formation de leurs travailleurs, ni même de respect des normes environnementales du pays de leurs négociants.

Le commerce du champignon apparaît dès lors comme la pointe de l’iceberg d’un « capitalisme de captation » dont l’auteure estime qu’il représente une modalité ascendante de l’économie mondiale. L’accumulation par captation est le processus de production de valeur à partir de sites péricapitalistes, dont ceux qui sont fortement dotés en ressources naturelles, pour en tirer du profit. Si A. Tsing nuance ainsi l’idée que la totalité du globe serait soumise au système marchand [3], ses conclusions n’en demeurent pas moins quelque peu pessimistes, puisque les perspectives qu’elle propose ouvrent moins sur un changement radical ou la résistance au capitalisme que sur les modes de vie qui permettent de vivre dans ses marges.

Le reste de l’ouvrage aborde les pratiques liées au matsutake sur les autres terrains : ainsi en Chine, son exploitation contribue à une réorganisation des rôles sociaux sur fond de privatisation d’espaces forestiers. Les histoires de plantes et de paysages qui se déroulent dans ces différentes forêts sont parfois « sans héros humains » (p. 233), comme celle des pins qui ont recolonisé des zones coupées à blanc de la forêt boréale de Laponie finlandaise. Anna Tsing aborde aussi la sociologie des sciences, dans un chapitre sur les différences d’approche scientifique du matsutake entre le Japon - où la recherche prend une tournure plutôt monographique, attentive aux configurations locales et aux savoirs vernaculaires, et les États-Unis - où il est étudié sur le modèle d’une science forestière qui s’est développée pour encadrer l’exploitation industrielle du bois. Elle montre enfin que ce champignon donne lieu à des tentatives visant à faire émerger des « communs latents » (p. 370), comme ces programmes de restauration de zones boisées au Japon, consistant à perturber délibérément les sols, selon l’usage villageois traditionnel.

La structure générale de l’ouvrage tend à être submergée par une écriture foisonnante, comme si le livre était organisé de façon organique, par mimétisme avec son objet végétal, au lieu de se discipliner selon une logique démonstrative explicite. Mais cet éparpillement apparent, qui peut égarer, reflète aussi un engagement essentiel d’A. Tsing : la défense de l’anthropologie, dont la sensibilité aux détails et aux marges lui permet d’explorer les exceptions et divergences laissées de côté par les métarécits, qu’ils soient progressistes ou catastrophistes.

Des modes de subsistance après le progrès

Quelles sont les " possibilités de vie dans les ruines du capitalisme " mises en avant dans Le Champignon de la fin du monde ? À rebours d’un « imaginaire populaire américain », dans lequel « survivre consiste à se sauver soi-même en repoussant tous les autres » (p. 65), A. Tsing veut montrer que la survie repose sur des « coordinations » (p. 263) ou des " assemblages ", suivant la notion qu’elle emprunte à Bruno Latour, qui se nouent entre différents acteurs, y compris non humains. Sa description des cueilleurs qui se dispersent chaque année dans les forêts de l’Oregon, à l’écart des querelles entre forestiers industriels et écologistes, n’est cependant pas irénique. Les guerres et les déplacements qu’ils ont souvent subis les ont munis de compétences et d’appétences pour la vie dans la forêt, mais les ont aussi éloignés de l’emploi " standard ", ou du moins de ce qu’il en reste :

[sans] salaire ni avantages sociaux, les cueilleurs vendent tout simplement les champignons qu’ils ont trouvés. Il y a des années sans champignons, et les cueilleurs doivent alors se débrouiller autrement. (p. 35)

Faut-il qualifier les cueilleurs de « précaires » ? Ce terme emblématique de la critique sociale contemporaine est très présent dans l’ouvrage, mais son sens y fluctue.

A. Tsing l’emploie bien, en un sens restreint, pour qualifier la situation des cueilleurs, privés d’emploi stable. Ces derniers, qui communient dans la valorisation d’une « liberté » aux résonances diverses (anticommunisme, antiétatisme, autonomie, voire droit à une vie communautaire traditionnelle), semblent toutefois ne plus attendre grand-chose du salariat moderne. En fait, les tendances économiques à l’œuvre, et surtout le basculement écologique en cours, relativisent les garanties qui font la différence entre stables et précaires. La précarité s’universalise alors comme « la condition de notre temps » (p. 55), faite de vulnérabilité et d’interdépendance [4], sur fond de laquelle ne peuvent se détacher que des « agencements » sans garantie de durée. La notion de précarité prend une connotation exploratoire, le travail informel des cueilleurs illustrant une forme de « survie collaborative » (p. 32) destinée à s’étendre en même temps que les ruines industrielles. Autrement dit, le travail précaire ne se présente plus comme une exception à régulariser, mais, pour le meilleur et pour le pire, comme un laboratoire des façons de vivre après le progrès.

Les dernières pages du livre abordent la question des conditions du travail académique. Anna Tsing, qui insiste beaucoup sur la dimension collective de la recherche sur laquelle elle s’appuie, y déplore les démarches de privatisation rampante qui visent l’Université (p. 409). À l’image d’un écosystème forestier, la vie intellectuelle suppose rencontres et coopérations ouvertes. Les performances individuelles y dépendent d’enchevêtrements collectifs fragiles. S’il est important de faire la critique de ces logiques de marchandisation, il faut aussi reconnaître que les« ruines » sont déjà bien présentes à l’Université. Le militantisme universitaire s’est déjà approprié, lui aussi, l’idée de survivre dans ces ruines. Sur ce point comme sur d’autres, Le Champignon de la fin du monde a su capter un air du temps de façon suggestive.

Recensé : Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017, 416 p., 23,50€.

par Clotilde Riotor & Cyprien Tasset, le 9 février 2018

Aller plus loin

  Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène, Paris, Seuil, 2013.
  Laura Centemeri, « Review of Anna Lowenhaupt Tsing, The Mushroom at the End of the World. On the Possibility of Life in Capitalist Ruins », Tecnoscienza. Italian Journal of Science & Technology Studies, vol. 8, nᵒ 1, 2017 p. 159-162.
  Francis Chateauraynaud et Josquin Debaz, Aux bords de l’irréversible, Paris, Pétra, 2017.
  Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, « L’arrêt de monde », in Émilie Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Dehors, 2014, p. 221-339.
  Antonio J. Guerreiro, « A. Lowenhaupt Tsing, In the Realm of the Diamond Queen », L’Homme, 1997, vol. 37, n° 142, p. 160-164.
  Donna Haraway, « Staying with the Trouble : Anthropocene, Capitalocene, Chthulucene », in Jason W. Moore (dir.), Anthropocene or Capitalocene ? Nature, History, and the Crisis of Capitalism, Oakland, PM Press, 2016, p. 34-76.
  Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.
  Isabell Lorey, State of Insecurity. Government of the Precarious, Londres, Verso, 2015.
  Anna Lowenhaupt Tsing, In the Realm of the Diamond Queen : Marginality in an Out-of-the-Way Place, Princeton, Princeton University Press, 1993.
  Anna Lowenhaupt Tsing, Friction : An Ethnography of Global Connection, Princeton, Princeton University Press, 2005.
  Antonio Negri et Michael Hardt, Commonwealth, Cambridge, Harvard University Press, 2009.
  Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2009.

Pour citer cet article :

Clotilde Riotor & Cyprien Tasset, « Fragile comme un matsutake », La Vie des idées , 9 février 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Fragile-comme-un-matsutake

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Notes

[1Ce terme désigne l’époque dans laquelle l’humanité est devenue un acteur géologique dangereusement décisif. Pour les pistes et les débats auxquels cette idée donne lieu, voir C. Bonneuil et J.-B. Fressoz (2013). Anna Tsing est en dialogue avec plusieurs auteurs qui se sont confrontés à cette notion : D. Danowski et E. Viveiros de Castro (2014), B. Latour (2015), D. Haraway (2016) et I. Stengers (2009), la préfacière de l’édition française.

[2Ce refus d’une totalisation catastrophiste converge avec le livre récent de F. Chateauraynaud et J. Debaz (2017), qui font d’ailleurs crédit au Champignon… de leur avoir inspiré le concept de «  contre-anthropocène  ».

[3L’auteure explicite ce point en se positionnant par rapport aux travaux d’Antonio Negri et Michael Hardt.

[4Proche de la «  precariousness  » conceptualisée par I. Lorey (2015) à partir de J. Butler.

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