Peut-on se passer de la dichotomie entre nature et culture ? Traversant les siècles, de Platon à Descola, un ouvrage collectif montre que le naturalisme, quelque forme qu’il prenne, est toujours renaissant.
À propos de : S. Haber et A. Macé (dir.), Anciens et Modernes par-delà nature et société, Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté
Peut-on se passer de la dichotomie entre nature et culture ? Traversant les siècles, de Platon à Descola, un ouvrage collectif montre que le naturalisme, quelque forme qu’il prenne, est toujours renaissant.
Le collectif dirigé par S. Haber et A. Macé, Anciens et Modernes par-delà nature et société, poursuit un double objectif. Placé sous le patronage de Philippe Descola, comme l’indique la référence contenue en filigrane dans son titre, il présente et discute les thèses de celui-ci en s’ouvrant sur la retranscription d’un entretien avec l’anthropologue, pour se clore sur l’examen critique par S. Haber de Par-delà nature et culture, paru en 2005. En même temps il entend mettre ces thèses en perspective en parcourant diverses élaborations du partage entre nature et société depuis l’Antiquité jusqu’aux réflexions les plus contemporaines. Ce croisement des perspectives historique et anthropologique est l’occasion d’examiner sous divers angles la notion de naturalisme. L’ouvrage est organisé autour de quatre études sur la nature et le naturalisme antiques, suivies de quatre contributions portant sur les constructions modernes et contemporaines.
L’étude d’A. Macé, examinant « la naissance de la nature en Grèce ancienne » à travers un large corpus — poétique, historique, médical et philosophique — révèle que le sens de nature qui est pour nous le plus évident, à savoir l’ensemble des choses ne relevant ni de l’institution ni de l’artefact, n’est pourtant nullement premier. Renvoyant originellement au trait distinctif permettant d’identifier une chose qui peut appartenir indifféremment à l’ordre naturel ou social Désignant originellement le trait distinctif qui permet d’identifier une chose (qu’elle appartienne à l’ordre naturel ou social), le terme phusis ne rejoint qu’au terme d’une progressive construction le sens contenu dans les verbes phuein (faire pousser) et phuesthai (pousser), celui d’un mode de croissance et de reproduction immanent. Les étapes de cette concrétion (Pindare, Antiphon, Hippocrate) sont autant de jalons dans la naissance d’une opposition entre le naturel et ce qui est le produit de l’initiative humaine, que cette dernière ait pour nom enseignement, art ou convention. La médiation supplémentaire du naturalisme sous-jacent aux « enquêtes sur la nature » recherchant les propriétés des êtres dans les principes matériels présidant à leur genèse finit par aboutir à la coalescence, chez Platon, de ces deux ensembles de significations, puisqu’au livre X des Lois, la nature se voit investie de sa double dimension, collective et causale, désignant tout à la fois un ensemble de choses et le principe de leur constitution.
Les deux études suivantes, centrées sur deux corpus philosophiques éminemment représentatifs du naturalisme antique, viennent en corriger les représentations simplificatrices.
P.-M. Morel dégage ainsi trois « voies du naturalisme aristotélicien » qui sont autant de manières d’envisager l’action humaine. La première voie, génétique, s’intéresse à la réduction, opérée par les traités de philosophie naturelle, de l’action à ses conditions naturelles, à savoir les processus physiologiques sous-jacents à la mise en mouvement de l’animal (y compris humain). La deuxième voie, qualifiée d’analogique, semble justifier en partie une telle reconduction, puisqu’elle se fonde sur l’ « identité structurelle » entre l’activité humaine et l’ensemble des conduites finalisées qu’Aristote, dans le corpus biologique, n’hésite pas à qualifier d’actions (praxeis). Cet usage non restrictif du terme s’explique par le caractère autotélique (l’auteur définit l’autotélisme comme le « processus qui possède, en lui-même et immédiatement, son propre accomplissement ») des deux types d’action (morale ou simplement naturelle) que ne contredit ni la multiplicité interne des mouvements qui les constituent (la complétude n’interdisant pas la complexité) ni leur commune dépendance à des conditions externes (l’autotélie n’impliquant pas l’autonomie). Le « dépassement », troisième et dernière modalité du naturalisme aristotélicien, engage une interprétation de la philosophie pratique du Stagirite qui se révèle échapper au réductionnisme et au déterminisme sans tomber pour autant dans l’illusion d’une « autonomie absolue » de l’agent. La nature y circonscrit un espace de possibilités qu’il appartient à l’agent de réaliser, c’est-à-dire d’accomplir et de déterminer. Le développement par l’agent de ses vertus et l’exercice, dans la délibération, de sa rationalité, viennent ainsi insérer dans l’action humaine une distance vis-à-vis de ses conditions naturelles qui, comme le montre finement P.-M. Morel, n’est jamais détachement.
T. Bénatouïl se propose d’exempter le stoïcisme, l’une des formes les plus radicales du naturalisme antique, du soupçon de « naturalisation » des conduites humaines, dont l’autonomie se verrait par là remise en cause. Après avoir recontextualisé ce débat en rappelant la diversité des visions et fonctions de la nature dans les projets philosophiques des différentes écoles hellénistiques, l’auteur s’interroge sur les répercussions éthiques possibles de la naturalisation intégrale du réel opérée par la physique stoïcienne. L’analyse détaillée du traitement stoïcien de la notion de « convenable » (kathékon) lui permet de montrer que l’originalité du « naturalisme éthique » des Stoïciens réside justement dans le fait d’avoir su excepter les pratiques humaines de cette naturalisation inconditionnelle. En effet, ce n’est pas a priori mais en situation, autrement dit à l’aune de la justification rationnelle que le sage est en dernière instance capable de produire, qu’une action sera jugée « convenable », c’est-à-dire en cohérence avec la nature de l’être qui en est à l’origine. Les naturalisations « toujours relatives » qu’autorise ce conceptsont ainsi repérables dans les deux types de « stratégie » à l’œuvre dans le stoïcisme : si la première, d’inspiration cynique, n’hésite pas à utiliser la nature comme instance critique pour délégitimer un certain nombre d’interdits sociaux (inceste, anthropophagie ...), la seconde, plus tardive et plus soucieuse de respectabilité, opte pour une démarche casuistique en distinguant « convenables circonstanciels » et « convenables usuels ». Dans les deux cas, c’est la raison qui demeure l’ultime arbitre de la convenance, transcendant « l’opposition entre naturalisme et conventionalisme ».
La dernière étude ancrée dans le monde antique, celle de J.-F. Lhermitte, propose un point de vue inattendu sur le partage entre nature et société depuis la défense, par Plutarque et Elien de Préneste, de l’existence d’une justice animale. Allant à contre-courant de la thèse dominante qui, depuis Hésiode, fait de la dikè le privilège distinctif de l’humanité, Elien, en s’appuyant sur une interprétation des conduites animales (fourmis honorant leurs morts, palombes respectueuses de la fidélité conjugale), va jusqu’à repérer dans le monde animal l’existence d’une loi naturelle (qui n’est à confondre ni avec la loi naturelle stoïcienne ni avec la loi du plus fort défendue par Calliclès dans le Gorgias), ainsi que la présence de contrats conclus ponctuellement entre deux espèces en vue de leur bénéfice mutuel. Ce double fondement de la justice animale n’est pas sans engendrer une tension, dont l’auteur souligne qu’elle demeure chez Elien non résolue, entre deux conceptions du bien moral, l’une absolue, fondée sur l’idée de loi naturelle, l’autre relative, exprimée dans les contrats nés de la recherche pragmatique d’un intérêt bien compris.
L’étude de L. Gerbier assure la transition entre mondes antique et moderne en introduisant la médiation de la pensée médiévale chrétienne et avec elle un troisième terme venant reconfigurer le partage entre le naturel et le civil : le spirituel. Le naturalisme machiavélien qui pense la vie civile sur le modèle et dans les cadres de la philosophie naturelle s’avère en réalité l’aboutissement d’une série de « déplacements de coupures entre le XIIIe et le XVIe siècles ». La résurgence du naturalisme aristotélicien sous l’influence des traducteurs et commentateurs d’Aristote à partir du milieu du XIIIe siècle vient en effet faire bouger la ligne de partage, héritée de saint Augustin et jusque-là dominante, qui venait séparer les ordres spirituel et temporel, reconduisant de ce fait à une commune imperfection et corruption le naturel et le civil. Le renouveau de l’aristotélisme permet de penser à nouveaux frais un ordre autonome et une perfection propre de la vie civile ; retraçant le chemin qui va de Thomas d’Aquin à Machiavel en passant par Dante et Marsile de Padoue, l’auteur montre de façon très convaincante comment l’ordre civil conquiert progressivement un « régime d’intelligibilité » émancipé de la référence théologique, qui passe par l’intégration des schèmes explicatifs venus du discours médical mis au service d’une « science de la cité » en train de naître.
C. Spector adopte une perspective comparative en confrontant deux points de vue, l’un moderne, l’autre contemporain, sur les causes de l’évolution différenciée des sociétés : celui de Montesquieu dans l’Esprit des Lois et celui de J. Diamond dans De l’inégalité parmi les sociétés, Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire (1997). Si leur commun naturalisme, tenant dans le fait de chercher dans le « milieu de vie » la cause de telles différences entre les cultures, rapproche de façon frappante ces deux auteurs distants de deux siècles, la comparaison joue néanmoins en faveur du premier puisque la « théorie complexe de la causalité » offerte par Montesquieu permet d’articuler finement causes physiques et causes morales, en s’appuyant sur une anthropologie attentive au rôle des croyances et des passions humaines dans l’histoire des sociétés. Sans que les causes culturelles soient absentes des théories de Diamond, celui-ci tend, selon C. Spector, à en minorer les effets tandis que le naturalisme « multi-factoriel » de Montesquieu restitue à l’interaction des sociétés humaines avec leur environnement naturel toute sa subtilité et sa complexité.
L’évaluation, par C. Larrère, de la manière dont les éthiques environnementales contemporaines résistent aux objections classiques faites au naturalisme (le passage indu du descriptif au prescriptif investissant la nature d’une valeur normative, l’archaïsme d’une vision finaliste de la nature) nous plonge au cœur des enjeux éthiques et philosophiques du naturalisme contemporain. L’auteur met à l’épreuve deux formes de l’écologisme contemporain : l’éthique « biocentrique » qui confère à la nature une « valeur intrinsèque » ainsi que l’éthique « écocentrique » mettant en avant la communauté de vie liant l’homme à son environnement. Sans être exemptes de certaines difficultés théoriques internes relevées par l’auteur, ces deux éthiques environnementales proposent néanmoins des formes modernes et conséquentes de naturalisme, en mesure de faire face aux critiques traditionnellement élevées à son encontre. C. Larrère les confronte pour finir à la critique sociologique d’un Bruno Latour qui leur reproche de continuer à présupposer une « irréductibilité ontologique de la nature ». Cette critique d’un dualisme de moins en moins adéquat à un monde contemporain caractérisé par l’existence de réalités « hybrides », produits communs de la nature et de la société (par exemple le trou dans la couche d’ozone), n’échappe pourtant pas elle-même aux ambiguïtés d’un « monisme culturel », révélant la nécessaire mais difficile articulation mettant en jeu non pas deux mais trois termes : le naturel, l’artificiel et le social.
Le dernier article prolonge, sous la forme d’une lecture critique, l’entretien liminaire avec Philippe Descola où celui-ci, avant de répondre aux questions de son auditoire, restitue l’itinéraire intellectuel l’ayant conduit à mettre en cause le dispositif de « triage épistémologique », cristallisé à la fin du XIXe siècle, qu’est le partage entre nature et culture. Dans la description descolienne des « formes de vie viables » inventées par les sociétés archaïques, S. Haber voit une invitation à repenser le rapport que l’homme entretient avec l’environnement à la lumière de ces modes à la fois intelligents et attentifs d’insertion dans l’environnement que sont les pratiques, au delà des limites rencontrées par les écologismes classiques. Il lit aussi dans Par-delà nature et culture l’esquisse plus ambitieuse d’une « philosophie sociale de la nature », laquelle est néanmoins grevée par une tension inhérente à l’utilisation du concept de naturalisme, tantôt assumé méthodologiquement par l’anthropologue dans sa propre pratique, tantôt désigné voire dénoncé comme une ontologie particulière et périlleuse, propre à une modernité occidentale dont P. Descola offrirait un portrait trop unilatéral. Le dépassement de cette tension dans une « ontologie sociale naturaliste » dont S. Haber ébauche les contours possibles permettrait alors au savoir anthropologique de contribuer de façon éclairée à la prise de conscience écologique qui anime nos sociétés.
Si ce parcours nous fournit un spectre varié et nuancé des dialectiques antiques et modernes inhérentes au couple nature/société, on attend la suite, annoncée, de cette enquête pour voir précisé et historiquement constitué un concept de société que sa plasticité rend difficile à cerner.
par , le 13 juin 2013
Charlotte Murgier, « Figures du naturalisme », La Vie des idées , 13 juin 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Figures-du-naturalisme-2324
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