Recensé : Danièle Kergoat, Se battre, disent-elles..., Paris, La Dispute, 2012, 355 p., 22 €.
Le titre de l’ouvrage résume à lui seul l’ambition de Danièle Kergoat qui écrit en première page d’introduction : « la révolte contre les rapports de classe, de sexe et de race [1] a structuré ma vie et orienté mes recherches » (p. 9). Pour Kergoat, qui dit révolte, dit « nécessité de comprendre les ressorts et les mécanismes des systèmes de domination » (ibid.), socle d’un vaste programme de recherche dont le livre retrace les lignes de force. Répertoriés en trois parties, « penser les dominations », « penser le travail » et « penser l’émancipation », les textes réunis livrent les outils théoriques développés par l’auteure et les résultats de ses enquêtes de terrain, mais esquissent également les contours d’une pratique sociale de recherche.
Une sociologie incarnée et historicisée
Ce livre est plus qu’une occasion de (re)lire certains articles qui ont irrigué la sociologie du travail, comme la sociologie féministe depuis la fin des années 1970 ; en effet, les différentes introductions permettent à l’auteure de se positionner dans le champ théorique, mais aussi dans les histoires collectives qui ont marqué son parcours intellectuel. L’ouvrage s’ouvre et s’achève d’ailleurs sur les mêmes mots : « ‘ma’ sociologie témoigne » (p. 9 & p. 333) écrit-elle de son militantisme et de sa participation aux différents mouvements sociaux (le mouvement ouvrier, la guerre de libération menée par les Algériens et le mouvement des femmes). Ne nous méprenons pas, l’usage du pronom personnel ne renvoie pas à une pensée isolée, mais à la volonté de battre en brèche l’idée d’une neutralité axiologique portée d’ailleurs par nombre de chercheuses féministes. En explicitant d’où elle parle, Danièle Kergoat porte un regard réflexif rare sur une trajectoire académique, ainsi étoffée d’une dimension collective et incarnée. Se battre disent-elles... signe certes la révolte de l’auteure, mais donne surtout voix au chapitre à la révolte des femmes rencontrées sur le terrain. Dans cet ouvrage, elle développe une sociologie qui remet « au centre de l’analyse le sujet politique (et non plus seulement les victimes de la domination) » (p. 140), qui s’attache à lire et à comprendre la volonté des femmes et des hommes de transgresser, ainsi que la force qu’elles et ils déploient pour résister et créer « un espace de liberté » (p. 27). Les répétitions, dues à la nature même de l’ouvrage, soulignent les points nodaux d’une pensée qui fonctionne par empilement, que les lectrices et lecteurs suivront d’autant plus aisément.
Révolte féconde : des outils pour penser le monde
La première partie du livre a pour objet de penser la domination et de « repérer les façons parfois inattendues dont elle se manifeste » (p. 26). En montrant qu’ « ouvrière n’est pas le féminin d’ouvrier », les premiers textes font voler en éclat l’homogénéité supposée de la classe ouvrière. Kergoat montre bien la portée heuristique d’une analyse qui tient compte de l’imbrication des sphères productive et reproductive. Affirmant à plusieurs reprises sa perspective féministe et matérialiste, elle rappelle que l’analyse du travail ne saurait faire
l’impasse sur le travail domestique réalisé gratuitement par les femmes dans la sphère privée. Pour l’auteure, la division du travail constitue d’ailleurs l’enjeu central des rapports sociaux de classe, de sexe et de race. Les textes suivants précisent son cadre d’analyse en termes de rapports sociaux. Pour Kergoat, « un rapport social est une relation antagonique entre deux groupes sociaux, établie autour d’un enjeu » (p. 126). La distinction qu’elle opère entre rapport social et relations sociales lui permet de montrer que s’il y a bien « déplacement des lignes de tensions » (p. 128) dans les relations sociales, notamment entre les groupes des femmes et celui des hommes, en revanche, le rapport social reste inentamé : il « continue à opérer et à s’exprimer sous ses trois formes canoniques : exploitation, domination, oppression » (ibid.). L’ancrage empirique des différents articles permet d’illustrer le caractère dynamique, toujours mouvant, des rapports sociaux et leur historicité à la fois objective et subjective. Kergoat mentionne par exemple l’émergence de rapports sociaux entre femmes, inédits historiquement, du fait de l’externalisation du travail domestique par certaines femmes des pays du Nord. S’inscrivant en marge du « paradigme de l’intersectionnalité [2] », qui tendrait à « figer les catégories, à les naturaliser » (p. 133), l’auteure développe les concepts de « consubstantialité » et de « coextensivité » pour désigner respectivement « l’entrecroisement dynamique complexe de l’ensemble des rapports sociaux » (p.136) et le fait qu’ils se coproduisent et reproduisent mutuellement. Pour l’auteure, le fait qu’ils forment système n’exclut pas des contradictions.
La seconde partie de cet ouvrage est consacrée à la division du travail entre les sexes, apport majeur de la sociologie de Danièle Kergoat. Dans un premier texte sur le travail à temps partiel des ouvrières et des employées, l’auteure renverse l’argumentation naturalisante selon laquelle la place des femmes sur le marché du travail s’expliquerait par leur situation familiale. Elle montre au contraire que l’investissement des femmes dans la sphère privée dépend de leur « place dans les rapports de production » (p. 170). Mettant au centre de l’analyse la nature du travail et des postes proposés aux femmes, elle affirme avec force la thèse de la « centralité du travail », discutant la notion de « conciliation » qui imprègne souvent les travaux sur le sujet. L’idée que les femmes répartissent « harmonieusement » leur temps entre l’emploi et la famille contribue à invisibiliser l’inégale répartition des charges domestiques et les exercices d’équilibriste qui leur sont imposés, mais renforce également « la spirale des rapports de domination entre les sexes » (p. 174). Les textes suivants sont consacrés au paradigme de la division sexuelle du travail. Elle revient sur ses deux principes organisateurs : le principe de séparation (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes) et le principe hiérarchique (un travail d’homme « vaut » plus qu’un travail de femme). Remettant en cause tout lien de causalité biologique et s’efforçant de dépasser une catégorisation binaire entre hommes et femmes, l’auteure livre un outil théorique fondamental largement mobilisé en sociologie du travail et du genre aujourd’hui. Sous la plume de Kergoat, « problématiser en termes de division sexuelle du travail ne renvoie pas à une pensée déterministe ; au contraire... car si cette démarche suppose de débusquer les phénomènes de reproduction sociale, elle implique simultanément d’étudier les déplacements et ruptures de celle-ci » (p. 215). Si la division sexuelle du travail est l’enjeu des rapports sociaux et n’est pas un donné immuable, a-historique et a-social, elle est aussi un outil théorique qui donne la possibilité d’analyser les changements et les résistances.
L’émancipation est-elle seulement possible dans un tel contexte de domination ? Cette question fait précisément l’objet de la dernière partie de l’ouvrage. Pour Kergoat, l’émancipation doit être analysée comme un mouvement qui tend vers le renversement de l’exploitation, de l’oppression et de toutes les formes de domination. Les premiers textes s’attachent à questionner le passage difficile du groupe au collectif, qu’elle définit comme « système à forte capacité d’action » (p. 244). Soucieuse de décrire les blocages, elle traite non seulement des barrières institutionnelles, mais aussi des obstacles liés à l’intériorisation de la domination. L’auteure en donne une illustration majeure avec « le syllogisme de la constitution du sujet sexué féminin », qui permet de comprendre l’intériorisation par les femmes de la déqualification du travail réalisé. Si l’auteure exprime la nécessité de penser la violence que les femmes exercent « contre soi et contre les autres femmes » (p. 237), elle montre aussi qu’elles peuvent développer un rapport au travail subversif. Les travailleuses du care (Paperman et al., 2005), bien que tout en bas de l’échelle des classifications, développent un rapport positif à leur travail, notamment à la relation d’aide. Pour l’auteure, cela ne découle pas de l’intériorisation de rôles sexués, mais du fait que « les travaux de care s’inscrivent dans une ligne de force que les féministes ont théorisé, i. e. la continuité, pour les femmes et les femmes seulement, entre travail salarié et travail domestique » (p. 276). Dans les textes sur la coordination infirmière, l’auteure revient sur « le pouvoir d’agir » du collectif, et montre qu’en rompant définitivement avec la vocation, les infirmières sont entrées dans « le rapport salarial sans renoncer à ce à quoi elles tiennent » (p. 295). Un entretien réalisé par Armelle Testenoire avec Danièle Kergoat clôt l’ouvrage. L’échange discursif revient sur l’ampleur du travail conceptuel de l’auteure, indissociablement issu de sa trajectoire biographique et scientifique et permet de rappeler que tout travail, et peut-être particulièrement le travail de recherche, s’élabore en collectivité.
Pour citer cet article :
Morgane Kuehni, « Femmes en résistances »,
La Vie des idées
, 26 décembre 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Femmes-travail-lutte
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