Recensé : S. Boehringer, L’homosexualité féminine dans l’Antiquité grecque et romaine, préface de D. Halperin, Collection des Études anciennes, Paris, Belles Lettres, 2007, 400 p., 35€.
Au croisement de l’enquête historique et des gender studies, on attendait depuis longtemps une synthèse sur le thème de l’homoérotisme féminin en Grèce et à Rome. Hormis quelques publications confidentielles, privilège était généralement accordé au désir masculin : tant étaient fortes les références à l’amour grec, qui servit souvent de légitimation culturelle (que l’on pense au mouvement Arcadie dans les années 1960 ou à « l’innommable vice des Grecs » mentionné dans des scènes clés de Maurice, de E. M. Forster), et qui joua ainsi un rôle non négligeable dans l’affirmation de la notion moderne d’homosexualité. Socrate et Alcibiade, Achille et Patrocle, Alexandre et Héphestion faisaient écran tout autant que les poèmes de l’Anthologie grecque, un recueil composite dont le livre XII, explicitement homoérotique et ayant pour sujet les garçons, fut souvent traduit. Même le livre pionnier de K. J. Dover, Greek Homosexuality (1978), qui marqua son époque en proposant la première enquête détaillée sur l’ensemble des sources antiques, ne consacra que quelques pages aux femmes et à l’homosexualité, dans un chapitre intitulé « Aspects particuliers et Questions annexes ».
Les relations entre femmes, un aspect particulier de l’homosexualité masculine ? L’argument principal, souvent répété pour justifier cette minoration, est celui des sources : mis à part quelques références éparses, principalement chez la poétesse Sappho au VIe s. avant notre ère, et chez le rhéteur Lucien au IIe siècle de notre ère, il n’y aurait pas grand chose à trouver ni à étudier : il existait bien sûr des femmes homosexuelles dans l’Antiquité, mais seulement dans le secret des alcôves et des gynécées. Sappho servait de modèle depuis la fin du XIXe siècle à l’homosexualité féminine, tant moderne qu’antique, et le débat s’arrêtait là. Plus insidieusement se dessinait là aussi peut-être chez certains une forme de sexisme, dont quelques réactions au livre de S. Boehringer ont récemment porté la trace violente : était-il possible, était-il intéressant de parler d’une sexualité des femmes entre elles ? Était-il envisageable d’en parler sérieusement ?
S. Boehringer renverse les arguments, et fait du silence une preuve. Ou plutôt elle réinterprète le silence des sources, traque la moindre information non pour en tirer argument, non pour reconstruire la réalité des relations des femmes entre elles, mais pour dessiner les contours des sources elles-mêmes. S. Boehringer est une spécialiste de l’Antiquité grecque et romaine, à la fois historienne et littéraire, capable de lire et de comprendre ses sources de première main, et donc de justifier ses analyses. Les documents antiques sont pour elles un système de représentations, ils ne renvoient pas directement à la réalité : si des portraits de femmes entre elles se dessinent dans certaines sources, si des allusions sont faites, c’est parce que ces portraits, ces allusions servent des stratégies particulières, propres à chaque auteur. Là réside la force particulière de l’ouvrage : il parvient à déconstruire les documents antiques pour mieux les réorganiser et les comprendre, en prenant garde aux dispositifs antiques, puis à nos préconceptions, qui font double jeu d’écran pour nous. Ce que nous pouvons atteindre de l’Antiquité n’est qu’une représentation de la réalité, et non la réalité elle-même. Les documents obéissent à leur propre logique, et la représentation même d’une possible relation homoérotique est un parti pris, obéit à des règles et des choix. Les références à l’homoérotisme féminin antique sont radicalement repensées au fil des pages, grâce à l’émergence d’un nouveau questionnement, sur la source elle-même et non ce qu’elle prétend dire, ou ce que nous en comprenons. S. Boehringer ne transforme pas en jugement historique général ce qu’elle décèle dans les textes. Elle ne prend pas pour argent comptant ce que les sources semblent dire, elle reconstruit leur discours, leur donne un cadre d’interprétation qui renouvelle leur approche, sans jamais non plus être prise au piège des références et des réflexes universitaires : si le livre publié garde de la thèse de doctorat qu’il était un sérieux et une minutie dans l’analyse, il est en général clair et accessible, souvent passionnant et toujours utile à la réflexion.
L’influence de M. Foucault est revendiquée à la fois dans la préface de D. Halperin et dans l’introduction de l’auteure, avec quelques nuances : le sexe est un fait naturel, tandis que la sexualité est une construction (p. 21). Dans la Volonté de savoir, M. Foucault prétendait démontrer que même le sexe, en tant qu’il est composante du corps, est une construction, une interprétation de notre matérialité, et S. Boehringer reprend partiellement ce fil : ce que nous analysons comme sexuel ne l’était pas forcément pour des Grecs ou des Romains, ou ne l’était pas de la même façon, suivant les mêmes lignes de partage et les mêmes ruptures (p. 27). On pourrait même, toujours dans la perspective de Foucault, énoncer plus brutalement les choses : les sociétés antiques ne se régissaient pas suivant nos normes, parce qu’elles n’obéissaient pas à la norme, pas en tout cas comme Foucault l’a démontée, dans le cadre d’un pouvoir envahissant, centré sur le corps des individus et des masses, et le sommant de se dire et de s’énoncer. En tout cas, pour S. Boehringer, il n’y a pas de sexualité envisageable pour l’Antiquité, mais des pratiques, dégagées à priori des carcans de l’identification catégorielle. Le sexe pour les Grecs et les Romains n’est pas uni, il est la conjonction de deux attitudes dissymétriques, qui ne sauraient se résumer à la distinction actif/passif.
Cette nouvelle histoire de l’érotisme se fait double, elle est parallèle à la fois à celle des hommes entre eux, et à celle des hommes avec les femmes. Elle existe avec ses rythmes et des ruptures particulières, qu’organisent les sources elles-mêmes : « il y a un genre pour chaque époque et une époque pour chaque genre » (p. 33). Quelques exemples parmi les plus marquants : l’époque archaïque (VIe siècle avant notre ère) et ses compositions poétiques difficiles, celles de Sappho bien sûr, mais aussi celles d’Alcman (Parthénées) et peut-être au moins un poème d’Anacréon, intègrent la relation homoérotique entre femmes dans la célébration générale de l’eros (une forme de désir amoureux), sans dissimulation semble-t-il ni jugement particulier. A l’époque classique, le silence semble se faire, même si la même indifférenciation (ou indifférence ?) semble pouvoir se déceler ici et là.
L’analyse du célèbre mythe dit « de l’androgyne », dans le Banquet de Platon, est exemplaire : ce mythe, énoncé par le personnage Aristophane, définit le sexe comme une conséquence d’eros, où les catégories sont aménagées dans le discours en fonction des règles sociales, celle du mariage et de la procréation. Eros est commun à toute la nature humaine, qui est désormais divisée en deux espèces pour le sexe et en trois espèces pour le comportement (homme / homme, femme / femme, homme / femme), sans distinction binaire possible entre homosexualité et hétérosexualité (p. 109). Mais ce mythe n’est qu’un discours, qui n’est pas forcément assumé au premier chef par Platon, et renvoie d’abord au discours de Diotime à la fin du Banquet. Les catégories modernes sont inadéquates pour en rendre compte, mais les catégories même qui le construisent ne renvoient pas directement à la réalité. Changement de ton à l’époque romaine : la satire crue fait son apparition, ou en tout cas est mieux connue de nous, dans une société où à la division des sexes ou des sexualités se superposent d’autres divisions, celle des hommes libres / non libres, ou celle qui oppose la pudicitia (une forme de réserve) à l’infamia (un déshonneur social). La « tribade » fait son apparition, une figure complexe à laquelle on a souvent trop rapidement identifié l’homosexuelle. Plutôt que Sappho, mise en scène dans les Héroïdes d’Ovide, c’est Philaenis, auteur (peut-être générique) d’ouvrages pornographiques qui est associée aux rapports sexuels entre femmes en dessinant le portrait général de la démesure et de la non-maîtrise de soi et de son corps. L’homoérotisme n’est qu’un élément, une possibilité parmi d’autres dans cette charge littéraire.
En général, il n’y a « aucune représentation cohérente d’un type humain avec des caractéristiques physiques spécifiques liées aux pratiques sexuelles entre femmes » (p. 341). Celles-ci sont « un hors-champ, un domaine non balisé où les normes et les critères d’évaluation ne trouvent pas de support » (p. 342). S’il existe bien une différence des sexes en Grèce et à Rome, celle-ci n’est pas au cœur de la définition d’un sujet (qui lui-même n’existe pas en tant que tel) : le genre existe entre différents pôles définis en termes culturels et sociaux, et ne renvoie pas directement à la distinction moderne entre « masculin » et « féminin ».
Depuis 1997 et le colloque Homosexualités, Expression / Répression, dont les actes ont été publiés par L.-G. Tin en 2000, S. Boehringer s’était révélée comme pionnière ; l’édition remaniée de sa thèse rend accessible à un public plus large une question qui touche aussi bien ceux qui voudraient mieux connaître le monde et l’imaginaire antique que ceux qui s’intéressent en général aux questions de gender. L’auteur est d’une grande générosité, car elle donne tous les moyens à son lecteur de l’accompagner, mais aussi de rester en retrait. Elle fournit de façon détaillée des textes difficiles et propose sans les imposer des réflexions fouillées, pertinentes, qui en général emportent l’adhésion, voire séduisent… Ce livre est une conversation, entre un auteur, un lecteur et des documents. Il est l’occasion de conclusions mesurées, qui décevront peut-être les militants et plus généralement ceux qui voudront des réponses définitives et faciles à replacer. C’est un discours de la méthode autant qu’un recueil d’analyses de détail. S. Boehringer montre qu’en certains domaines, faire preuve de prudence exige plus de courage que d’avancer des conclusions infondées.