La tragédie de Charlie Hebdo et les grandes manifestations du 11 janvier 2015 ont débouché sur un résultat inattendu. La laïcité de l’école française a été invoquée à l’Assemblée nationale, dans de multiples débats télévisés et radiophoniques et dans la presse nationale et locale. Cet emballement médiatique sur la laïcité, souvent présentée comme un rempart aux extrémismes religieux, est susceptible de constituer un obstacle à la réflexion tant le débat public est soumis aux risques de l’instrumentalisation politique. L’analyse impose par construction un détour. Sur la laïcité, il est nécessaire de revenir aux textes juridiques et de les confronter à la diversité des établissements scolaires.
Dans la Constitution de 1958, la laïcité occupe une place cardinale : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » (Art. 1er). Cette laïcité, souvent considérée comme un élément intrinsèque et constitutif du vivre-ensemble, a pour objet de mettre les passions religieuses à égalité et à distance des pouvoirs, afin de permettre leur coexistence pacifique. Cette conception formelle de la laïcité est consensuelle. Dans la réalité scolaire des établissements, la mise en œuvre de cette laïcité soulève un certain nombre d’interrogations centrales, et pose la question d’une éventuelle refondation.
Une laïcité scolaire problématique
Avant la loi du 15 mars 2004, la décision du Conseil d’État de novembre 1989 avait eu pour objet de concilier le principe de laïcité de l’école française et la liberté religieuse reconnue aux élèves à l’intérieur des établissements scolaires. L’interdiction du prosélytisme et la restriction des libertés religieuses lorsque celles-ci étaient jugées incompatibles avec les obligations scolaires constituaient un compromis accepté. L’universalisme de l’école laïque était une œuvre de compromis : liberté de conscience et principe de neutralité se côtoyaient (Gautherin, 2000). Le contentieux administratif était extrêmement limité et stable [1].
La loi du 15 mars 2004 a modifié la définition de la laïcité scolaire en précisant que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Cette législation, plus stricte que la précédente, est difficile à expliquer. Pourquoi certains signes d’appartenance religieuse ont été autorisés et d’autres interdits ? En l’occurrence – c’est un secret de polichinelle – le foulard islamique, jugé ostensible, était directement concerné par l’unique article de la loi de mars 2004 alors qu’une croix ou une médaille de Marie, moins visible, ne l’était pas. Le législateur a donc distingué deux modalités d’expression de l’identité religieuse. Cette distinction n’est pas seulement difficile à justifier, elle est aussi juridiquement problématique.
En 2004, Bikramijt Singh, lycéen sikh, a été exclu de son établissement scolaire pour avoir refusé d’ôter son turban. En 2008, il a saisi le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU. Dans un avis daté du 1er novembre 2012, celui-ci a estimé que l’État français n’a pas apporté la preuve que le lycéen sanctionné, en n’ôtant pas son turban, aurait porté atteinte « aux droits et libertés des autres élèves, ou au bon fonctionnement de son établissement ». Le Comité a estimé aussi que son renvoi de l’école publique « a constitué une punition disproportionnée, qui a eu de graves effets sur l’éducation à laquelle il aurait dû avoir droit en France ». L’ONU indiquait aussi que l’exclusion de Bikramijt Singh constituait une violation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dont la France est signataire. À ce titre, elle est dans l’obligation de réparer l’injustice faite au lycéen et d’empêcher que de semblables violations ne se reproduisent dans le futur.
Pas plus qu’un turban, le foulard islamique ou une kippa ne porte atteinte « aux droits et libertés des autres élèves et au bon fonctionnement de l’établissement », d’autant plus que la Convention européenne des droits de l’homme mentionne que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion (…) ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé » (Art. 9). Dans une décision du 25 mai 1993, la Cour européenne des droits de l’homme a même considéré que la liberté religieuse est « une des assises d’une société démocratique ». L’unique article de la loi du 15 mars 2004 a-t-il introduit une inégalité de traitement entre les élèves catholiques et ceux des autres confessions ? Toute réflexion sur la laïcité impose de poser cette question, au niveau juridique et, tout autant, aux niveaux empirique et symbolique qui contribuent à la croyance en la légitimité des lois et des règlements, à la domination légale (Weber, 1995) propre aux sociétés démocratiques.
Si la loi n’est pas construite sur un consensus minimum, si elle n’est égale pour tous, si elle est discriminatoire, la cohésion sociale est en danger. En juillet 2014, dans un jugement relatif à l’interdiction en France de la buraq et du niqab, la Cour européenne des droits de l’homme indiquait « qu’un État qui s’engage dans un tel processus législatif [de restriction de la liberté religieuse] prend le risque de contribuer à consolider des stéréotypes affectant certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance alors qu’il se doit au contraire de promouvoir la tolérance ». La laïcité scolaire à la française échappe-t-elle à ce danger ?
La loi de 2004 : une laïcité partielle et unilatérale
La loi du 15 mars 2004 a construit une laïcité problématique d’autant plus qu’il s’agit d’une laïcité partielle : les élèves scolarisés dans les établissements privés sous contrat d’association avec l’État, gérés à plus de 96% par les diocèses et l’épiscopat catholique, sont exclus du champ de la loi. Dans les écoles catholiques, la liberté est laissée aux élèves de manifester leur appartenance religieuse. Cette laïcité unilatérale, à deux vitesses, selon le statut public ou privé de l’établissement, est une négation du principe même de laïcité de la République française dont l’objet est de mettre à égalité tous les citoyens, élèves compris, en termes d’expression de leur identité religieuse. La loi de 2004 a créé une double rupture : entre les catholiques et les autres religions dont les signes d’appartenance religieuse font l’objet d’une appréciation différente en raison de la prise en compte par la loi de la taille des symboles d’appartenance religieuse ; entre les établissements publics d’une part et les établissements privés d’autre part non soumis à la loi du 15 mars 2004.
La conception actuelle de la laïcité scolaire, restrictive, parfois proche d’une religion laïque, qui interdit dans les établissements publics l’expression identique des identités religieuses plutôt que de permettre leur coexistence pacifique, fait l’objet d’interprétations toujours plus rigoureuses. Ainsi, en 2012, une circulaire du ministre de l’Éducation nationale Luc Chatel souhaitait que les règlements intérieurs des établissements interdisent aux mères voilées d’accompagner les sorties scolaires, au nom de la neutralité religieuse de l’école. Cette disposition juridique était contraire à la loi 2004 relative aux seuls élèves et non à leurs parents.
La circulaire Chatel a fait l’objet de contestations. Mais, alors même que le Conseil d’État, compte tenu des principes de liberté de conscience et de liberté religieuse, indiquait que les mères voilées avaient le droit d’accompagner leurs enfants dans les sorties scolaires, la liberté a été laissée aux directeurs d’école d’interdire à celles-ci l’accompagnement scolaire, c’est-à-dire de restreindre la liberté religieuse des mères musulmanes et, par la même occasion, de réduire leurs droits de parents et, précisément, leur implication dans les activités scolaires pourtant favorable – la recherche le montre – à la réussite de leurs enfants.
Fin 2014, la nouvelle ministre de l’Éducation nationale a dû rappeler qu’une telle interdiction ne pouvait être qu’exceptionnelle afin que la loi de la République soit respectée. Ce rappel indique l’existence d’une conception erronée de la laïcité qui, dans les faits, se traduit par un rejet des manifestations de la liberté religieuse musulmane. Cette conception de la laïcité, discriminante et parfois anticléricale, est faussement républicaine : elle exclut au lieu de rassembler.
La loi de 2004 : une incitation au communautarisme ?
En raison de l’instauration d’une laïcité réduite aux seuls établissements publics, la loi de 2004 a favorisé la création d’établissements confessionnels. À côté des 8500 établissements catholiques existent désormais 282 écoles juives (dont 148 en cours de contractualisation) et une trentaine d’établissements privés musulmans (une vingtaine supplémentaire est en cours de création). Les établissements privés confessionnels sous contrat avec l’État doivent respecter un certain nombre d’obligations (accueillir les enfants « sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyance ») mais conservent leur « caractère propre », expression problématique eu égard au principe constitutionnel de laïcité [2] [3].
Lorsqu’une collégienne scolarisée dans un établissement public parvient à l’âge où sa religion l’amène à porter un foulard islamique, elle doit soit renoncer à ce symbole de son identité religieuse, soit renoncer à son identité scolaire d’élève d’un établissement public alors même que ces deux identités peuvent coexister. La loi de 2004, en supprimant l’expression de certains signes de l’identité religieuse dans les établissements publics mais en les autorisant dans les établissements privés, a favorisé la création d’enseignements confessionnels. Dans ceux-ci, l’expression de l’identité religieuse s’inscrit dans une orientation religieuse propre à l’établissement, présente à la fois dans le nom de celui-ci (les établissements catholiques ont souvent des noms de saints) et dans son architecture – les frontons de ces établissements sont souvent parés d’une grande croix. L’expression de l’identité religieuse demeure un choix individuel mais elle s’insère dans un projet d’établissement et une norme collective susceptibles de réduire la liberté individuelle de l’enfant et de l’élève. Le choix individuel tient à son caractère réversible, et ce choix est réduit dès lors que la norme collective, en l’occurrence religieuse, est forte et constitue un prosélytisme diffus [4]. Le principe républicain de laïcité scolaire, dont l’objet est de « respecter toutes les croyances », et l’orientation confessionnelle explicite d’une partie des établissements privés constituent des principes pour une grande part antinomiques. L’analyse de l’organisation actuelle de l’enseignement catholique contribue à montrer cette antinomie structurelle.
La laïcité et l’enseignement catholique
En France, plus de deux millions d’élèves scolarisés dans des établissements privés, sous contrat d’association avec l’État, sont gérés par les diocèses sous l’autorité d’un évêque. La loi reconnaît à cet enseignement catholique un « caractère propre » défini notamment par le Statut de l’Enseignement catholique en France réécrit en 2013. L’enseignement catholique a pour objet de « travailler à faire connaître la Bonne Nouvelle du Salut », « accomplir une mission reçue du Christ » (Art. 8 et 23 de ce statut).
Ce caractère propre est contraire au principe de laïcité défini par l’article premier de la Constitution de 1958 et ne semble conciliable ni avec plusieurs articles de la Charte de la laïcité, ni avec l’article L442-1 du Code de l’éducation qui stipule que l’établissement privé sous contrat est « soumis au contrôle de l’État. L’établissement, tout en conservant son caractère propre, doit donner cet enseignement dans le respect total de la liberté de conscience. Tous les enfants, sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances, y ont accès ».
La conciliation entre le caractère propre des établissements catholiques et le principe de laïcité est problématique aussi car, en 2013, après la réécriture du Statut de l’Enseignement catholique, le cardinal Vingt-Trois a clairement défendu une réforme dont les principes sont contraires à laïcité et au lien contractuel qui relie l’État à l’enseignement privé sous contrat : « Nous n’avons pas fait la réforme des statuts de l’enseignement privé mais la réforme de l’enseignement catholique. Il est d’abord confessionnel. Il a donc un caractère ecclésial ». De façon logique, en raison de l’orientation de l’enseignement catholique, la mise en œuvre de ce caractère propre met en évidence des situations de non-respect du Code de l’éducation.
Ainsi, dans un certain nombre d’établissements catholiques, la démarche d’inscription impose aux parents d’indiquer leur religion, la date du baptême, de la première communion et de la confirmation de leur enfant ainsi que les lieux de ces différents rites religieux, informations faciles à vérifier auprès des diocèses concernés. Il en est notamment ainsi, à Paris, dans l’établissement catholique Stanislas (école, collège, lycée, CPGE). L’égalité d’accès de tous les enfants à l’enseignement catholique « sans distinction de croyances » ainsi que le « respect total de la liberté de conscience » imposent de ne pas demander ces informations relatives à la vie privée, d’autant que le recueil de ce type d’informations par une administration publique ou privée est proscrit par la loi.
Par ailleurs, une recherche récente menée sur les modalités de recrutement des élèves par les établissements privés montrent que ceux-ci ne respectent pas tous l’article L442-1 du Code de l’Éducation. À partir de faux dossiers d’inscription, différenciés uniquement par les noms des demandeurs, certains étant à consonance étrangère, la recherche de Du Parquet, Brodaty et Petit (2013) a montré que près de 20% des établissements privés ont recours à la discrimination ethnique dans leur politique de recrutement. Discrimination ethnique et discrimination religieuse sont souvent les deux faces d’une même médaille. L’enseignement catholique ne peut à la fois bénéficier d’une mission de service public, d’un financement public, et sélectionner ses élèves selon des critères contraires à la laïcité et aux lois de la République.
La question n’est pas seulement posée pour l’enseignement secondaire mais aussi dans l’enseignement supérieur. En 2014, le rapport annuel de l’Observatoire de la laïcité s’interroge sur certaines subventions du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche à certaines associations, par exemple à l’Association des évêques, fondateurs de l’Institut Catholique, dont la subvention s’élève à 8 200 000 euros. L’Observatoire considère que seules les activités ouvertes à tous et qui ne se revendiquent d’aucune religion ou convictions philosophiques et politiques sont susceptibles de recevoir des subventions publiques. Ces entraves à la laïcité posent la question du vivre-ensemble.
Laïcité et vivre-ensemble
Dans les débats publics, laïcité et vivre-ensemble sont souvent associés sans pour autant que soit menée une analyse des liens que ces deux notions sont susceptibles d’entretenir et, surtout, sans prendre en considération les modalités spécifiques de mise en œuvre de la laïcité en France. Dans les établissements publics, la laïcité est en quelque sorte négative. Elle substitue l’interdiction des identités religieuses au principe constitutionnel du respect de toutes les croyances. Elle favorise moins le vivre-ensemble que les regroupements communautaires et l’entre soi religieux dans les établissements privés qui ne sont pas soumis à la définition négative de la laïcité de la loi de mars 2004. Cette loi a apporté une sorte d’avantage comparatif aux établissements privés qui bénéficient, contrairement aux établissements publics, d’une laïcité positive, ouverte à l’expression « ostensible » des identités religieuses.
Le fonctionnement de ces établissements privés confessionnels aboutit aussi à un recrutement particulier façonné par une logique du double choix : l’élève choisit un établissement mais ce dernier choisit ou non d’inscrire l’élève. Pour l’élève ou ses parents et, tout autant, pour l’établissement, cette logique du double choix dépasse la question religieuse. Les parents qui souhaitent une inscription de leur enfant dans un établissement privé revendiquent plus souvent une identité religieuse mais recherchent aussi, voire en priorité, un établissement réputé, susceptible d’assurer les meilleures chances de réussite scolaire à leurs enfants (OCDE, 2011). Ils ont également des revenus supérieurs à la moyenne (les établissements privés sont payants) et, pour cette raison, appartiennent plus souvent aux catégories moyennes et aisées dont les comportements stratégiques en matière de choix de l’établissement de leurs enfants sont connus (Van Zanten, 2009).
À l’auto-sélection des parents souhaitant inscrire leurs élèves dans les établissements privés confessionnels s’ajoute la sélection réalisée par les établissements privés eux-mêmes. Ceux-ci mènent une politique d’écrémage (OCDE, 2013). Ils recrutent préférentiellement des élèves d’un bon niveau scolaire pour assurer de bons résultats aux examens, excellence nécessaire à leur réputation et à leur attractivité. Ils recrutent aussi davantage des élèves dont les parents ont des revenus élevés en raison de leur modèle économique qui nécessite des fonds propres pour assurer l’entretien de leurs bâtiments. Cette sélection réalisée par les établissements privés confessionnels aboutit, en France comme ailleurs, à des enseignements privés qui scolarisent massivement des enfants des catégories moyennes et aisées (Delvaux, 2006 ; OCDE, 2011 ; Merle, 2012).
En raison de ce mécanisme du double choix, les établissements privés à orientation confessionnelle constituent une entrave au vivre-ensemble. Leur modèle économique (obtenir des ressources propres suffisantes) et leur modèle scolaire (sélectionner une majorité de bons élèves) constituent, en tant qu’institution, leur priorité centrale et marginalisent la question religieuse pourtant au fondement de leur création, de leur caractère propre et de leur statut. La différenciation croissante du recrutement social et scolaire des établissements privés et publics (Merle, 2011, 2014) tend à montrer que, paradoxalement, la défense d’une laïcité stricte, réservée aux établissements publics, favorise la croissance des établissements privés confessionnels dont la logique institutionnelle participe, objectivement et de façon sensible, aux mécanismes de la reproduction sociale et, spécifiquement, à la construction de parcours scolaires différenciés selon l’origine sociale, obstacle majeur au vivre-ensemble. Comment peut être repensée une laïcité si contraire à son projet sociopolitique ?
Quelle refondation de la laïcité ?
Une refondation de la laïcité scolaire est susceptible de poursuivre plusieurs objectifs : être davantage conforme à l’article premier de la constitution (« le respect de toutes les croyances »), mieux respecter les principes de la Convention européenne des droits de l’homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ne pas favoriser le développement des établissements privés confessionnels, source d’entre soi religieux, de reproduction sociale et obstacle au vivre-ensemble.
La conception de la laïcité scolaire en œuvre dans les pays européens constitue des exemples d’une laïcité positive. En Allemagne, au Danemark, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Espagne, en Suisse – cette liste n’est pas exhaustive –, le port du foulard islamique par des élèves de confession musulmane est formellement admis dans les établissements publics. Ce choix juridique et politique est motivé par le respect de la liberté religieuse, la volonté de ne pas prendre de mesures discriminatoires, le souci d’assurer la scolarisation des élèves d’origine étrangère. Cette laïcité tolérante à l’égard de l’expression de l’identité religieuse ne fait généralement plus juridiquement et politiquement débat à part quelques exceptions [5].
La liberté religieuse plus grande dont bénéficient les élèves des autres pays européens, n’est pas en soi conflictuelle, une restriction de la liberté des autres élèves ou un obstacle pour suivre les enseignements. La définition de pratiques scolaires jugées incompatibles avec le port du foulard relève plus souvent d’a priori idéologique que du fait objectif. Ainsi, le port du foulard islamique est parfois jugé dangereux en cours de physique-chimie ou, a contrario, utile à la sécurité de jeunes filles aux cheveux longs. De même, le port du foulard islamique et la pratique de l’éducation physique et sportive ont été jugés inconciliables en France mais compatibles en Grande-Bretagne et en Belgique (Chauvin, 1997).
Dans les pays européens précités, le vivre-ensemble se construit sur une définition ouverte de la laïcité. Mais celle-ci ne constitue qu’un élément du vivre-ensemble favorable à la coexistence pacifique des identités religieuses et des citoyens, à l’école et hors de celle-ci. En France, à partir du moment où existent des établissements privés sous contrat, le plus souvent confessionnels, le maintien du vivre-ensemble impose aussi le respect de l’article L442-1 du Code de l’éducation : tous les enfants doivent pouvoir accéder aux établissements privés sous contrat « sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances. » Si le principe de laïcité permet l’existence d’établissements privés, caractérisés par un caractère propre de type religieux, cette identité religieuse ne doit pas permettre, en catimini, une sélection sociale, scolaire ou ethnique ; situation actuelle d’une partie des établissements catholiques français.
De nouveau, la situation des voisins européens est une source d’inspiration. Aux Pays-Bas, où plus de 60% des élèves sont scolarisés dans les établissements privés, la scolarisation d’un élève issu de milieux socio-économiques défavorisés augmente sensiblement la dotation des établissements qui les scolarisent (OCDE, 2013), si bien que les établissements privés ont des ressources moindres s’ils scolarisent massivement des élèves d’origine favorisée. En France, l’instauration des zones d’éducation prioritaire relève du même principe de différenciation des ressources selon le recrutement social. Dans les faits, de nombreuses études montrent que cette discrimination positive, telle qu’elle est mise en œuvre, demeure limitée, d’une efficacité réduite, voire même illusoire (IGEN, 2006 ; Merle, 2012). L’incitation financière est parfois délaissée au profit d’un système de quotas dans les pays où l’école privée détient une place centrale. Il en est ainsi en Belgique où plusieurs modalités d’affectation des élèves ont successivement été mises en œuvre de façon à limiter la concentration des élèves d’origine aisée dans les établissements publics et privés réputés. Un des principes mis en œuvre a été l’obligation pour ces établissements de scolariser un pourcentage minimum d’enfants d’origine populaire (Cantillon, 2013).
L’intérêt d’une approche comparative est de montrer que dans les pays tels que les Pays-Bas ou la Belgique où, comme en France, l’école privée confessionnelle scolarise une part importante des élèves (Maetz, 2004), des mécanismes d’incitation financière ou de contrôle du recrutement social ont été mis en œuvre dans les établissements privés afin de concilier une laïcité ouverte, qui autorise l’existence d’établissements privés confessionnels, et le maintien du vivre-ensemble, réduit par l’existence de ces établissements.
Conclusion
La définition juridique de la laïcité et le respect de la liberté religieuse entretiennent des relations complexes. Ni l’un ni l’autre ne permette, isolément ou ensemble, de garantir le maintien du vivre-ensemble. Bien au contraire, l’un et l’autre ont des capacités d’exclusion de l’altérité, de fracturation de la société à partir de leurs valeurs propres. L’intégration est susceptible de se réaliser par la construction de frontières physiques et symboliques construites sur des distinctions binaires clivantes : croyants vs non-croyants ; morale religieuse vs valeurs républicaines ; engagement vs neutralité. Le rejet du foulard islamique propre aux établissements publics en est un exemple, tout comme la sélection des élèves selon leur origine ethnique dans certains établissements privés catholiques. Une laïcité positive n’a pas pour objet de construire des frontières mais de les dépasser, de construire les modalités du vivre-ensemble, non au niveau de groupes sociaux fermés mais de la société toute entière ( [6].
Le vivre-ensemble, notamment appréhendé par la mesure statistique de la mixité sociale, est indispensable à la construction et à l’existence même d’une société. Il est aussi un des leviers d’une école efficace et équitable. Au niveau des 41 pays de l’OCDE, une réduction de la mixité sociale est, en tendance, associée à de moindres compétences des élèves faibles (Felouzis, 2009). Ce n’est pas un hasard si, en France, la ségrégation sociale des écoles est élevée, les établissements privés si présents et les inégalités de réussite scolaire selon l’origine sociale les plus fortes d’Europe. La société française a une école à son image.
La laïcité scolaire ne doit pas être réduite à un slogan, une charte ou un enseignement de morale ; elle doit être au service d’une réflexion globale sur les spécificités de la société française et de son école. Le « respect de toutes les croyances » de l’article premier de la constitution est seulement une des modalités du respect des citoyens et de l’acceptation de leur diversité culturelle, ethnique et sociale. Refuser cette diversité dans la salle de classe, cette « petite société », selon l’heureuse expression de Durkheim (1922), et enfermer dès l’enfance les individus dans leur milieu d’origine et leurs croyances ne peut produire que des désirs d’entre soi protecteurs, une inquiétude face à la différence, et des citoyens tentés par des logiques d’exclusion.