Comment mettre les sciences sociales en exposition ? En organisant la rencontre des analyses et des ambitions politiques de Bruno Latour et de certaines œuvres contemporaines, « Reset Modernity ! » fait le pari que les musées peuvent être des espaces de dialogue, et d’un travail collectif sur les enjeux écologiques actuels.
L’exposition Reset Modernity ! a été inaugurée par Bruno Latour le 16 avril 2016 au Centre d’art et de technologie des médias (ZKM) de Karlsruhe (Allemagne). Elle poursuit le projet d’une « anthropologie des Modernes » qu’avaient défini Nous n’avons jamais été modernes (1991) et Enquête sur les modes d’existence (2012). Partie intégrante du programme de recherche AIME (An Inquiry into Modes of Existence), elle a été préparée par les ateliers et les contributions auxquels celui-ci a donné lieu sur la plateforme collaborative www.modesofexistence.org [1], et prolonge directement le questionnement politique, écologique et théologique de l’ouvrage issu des Gifford lectures Face à Gaïa (2015). Elle invite ainsi les sciences sociales à rencontrer les arts contemporains, pour caractériser le sol sur lequel nous appuyer, les valeurs auxquelles nous attacher, à l’heure où pour Bruno Latour l’empreinte humaine sur la planète a rendu définitivement obsolètes les oppositions entre naturel, culturel et surnaturel.
Reset
Conçue cette fois en collaboration avec Martin Guinard-Terrin, Christophe Leclercq et Donato Ricci, Reset Modernity ! est la troisième exposition, après Iconoclash (2002) et Making Things Public (2005), que Bruno Latour organise au ZKM. Elle y clôt un cycle d’événements ouvert en juin 2015, Globale, consacrés à la mondialisation et à la digitalisation. Parmi les immenses salles qui constituent le Centre d’art, Reset Modernity ! partage la sienne avec deux autres expositions qui lui sont étroitement associées, The Appearance of That Which Cannot Be Seen d’Armin Linke, et Museum of Oil de John Palmesino et Ann-Sofi Rönnskog.
Sans chercher à retracer précisément l’histoire ni du mot, ni de la chose « modernité », Reset Modernity ! présente celle-ci comme un système de théories et de pratiques qui dysfonctionne et qu’il serait encore possible de réinitialiser. Pour remettre à zéro le programme à la fois descriptif et prescriptif de la modernité, sont mises en place six « procédures » à travers les six sections de l’exposition. Chacune est organisée autour d’œuvres (photographies, films et installations) et d’une « station documentaire » (reproductions d’œuvres d’art, fac-similés d’articles, dessins de presse, extraits d’émission télévisées).
Présent le jour de l’inauguration, Bruno Latour guidait lui-même plusieurs séries de visiteurs – dont je faisais partie –, en insistant chaque fois sur la nécessité de suivre scrupuleusement l’ordre des six étapes (de A à F). « Because it is a Gedankenaustellung, it is also a dogmatic show ! You are asked not only to look at the works, but to work yourself ». L’instrument destiné à faciliter ce travail est le fieldbook disponible à l’entrée. S’il confère à la visite l’apparence d’une enquête de terrain, il ne s’agit pas d’un carnet où prendre des notes, mais d’un livret entièrement rédigé (la version anglaise est accessible en ligne sur le site de Bruno Latour). Il reprend les références des objets exposés, telles qu’elles sont également détachables des murs de chaque section, et commente leur situation dans le parcours. Quelques visiteurs et quelques artistes invités à l’inauguration partageaient leurs craintes que les œuvres ne soient au seul service de la démonstration. Mais grâce à la scénographie très concertée, au hasard des perspectives qui se dessinent entre les salles, à la justesse des photos, des films et des installations choisis, l’art est tout à fait à l’honneur dans Reset Modernity !
Projetée à même l’entrée, la vidéo de Pauline Julier, After (2012), ouvre magnifiquement l’accrochage. Un long plan fixe panoramique cadre le lac de Genève en contrebas, dans la lumière du couchant. Un sabre laser bleu fluorescent entre dans le champ. L’enfant qui joue reste filmé au niveau de la tête et des bras, comme s’il n’y avait plus de place pour lui, ou seulement pour ses fantasmes et son exploitation. Mais la candeur de son jeu dissipe déjà ses illusions. S’il apparaît démembré, insensible au lac et aux montagnes, le film lui est aussi adressé. Le propos devient explicite avec le texte lu en off par une voix féminine à la frontière de la neutralité bressonienne et de l’artificialité numérique. Elle se remémore une interview où l’écrivain David Foster Wallace avait comparé le postmodernisme avec une fête qui aurait si mal tourné que les adolescents en seraient venus à espérer le retour de leurs parents. Trente ans plus tard, aucun retour n’est attendu. Alors que la nuit est tombée sur le panorama, un feu d’artifice éclate silencieusement plus bas. Sur des images d’archives, une maison part en fumée. Deux derniers plans encadrent encore un « ciel étrange et vide », où toute résolution reste en suspens. Mais, devenue conscience, urgence, la responsabilité est déjà une réponse. Dans l’intervalle entre un coin de mur et des antennes à peine visibles, le bleu transfiguré par la voix d’Andreas Scholl est traversé d’oiseaux. Tandis que le générique défile et que l’Agnus Dei n’a pas cessé de retentir, le film After nous a placés dans un rapport avec notre passé, avec nous-mêmes, que toute l’exposition va désormais creuser.
Une autre réalisation d’un jeune artiste retiendra aussi fortement l’attention au milieu du parcours : Shaping Sharing Agriculture (2014-2016), de Sylvain Gouraud. À travers une série de diapositives, un montage sonore et quelques éléments documentaires, se mettent en place les paysages, les machines, les graines, les logiciels, les enchères, les laboratoires et finalement l’inquiétude qui caractérisent l’agriculture contemporaine. Les savoirs accumulés au long des siècles pour exploiter la terre atteignent un poids critique. Les images projetées, les paroles d’agriculteurs interpellent d’autant plus fortement qu’elles sont détachées de toute nostalgie, de tout catastrophisme, mais renvoient sobrement à la situation réelle de l’industrie alimentaire. L’installation bénéficie d’une pièce entièrement dédiée, qui fait pendant à l’autre salle de projection, dans une section antérieure, où le film Leviathan (2012) est diffusé en continu. Centrée sur la pêche en haute mer, cette œuvre de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor représente elle aussi l’exploitation contemporaine des ressources. Le sentiment qu’elle communique est néanmoins beaucoup plus noir que le travail de Sylvain Gouraud, tant les pêcheurs y apparaissent exclusivement voués à la destruction.
À elles seules, ces deux cabines reflètent les deux rapports à la technologie, ou à l’avenir, qui sont mis en contraste au début et à la fin de Reset Modernity ! La procédure A (Relocalizing the Global) montre le lien étroit entre l’essor scientifique moderne, l’image du monde comme globe et l’utopie du progrès illimité, tandis que la procédure F, la dernière (Innovation not Hype), se demande à quelles conditions les techniques pourraient continuer à nous émerveiller, inventer un autre rapport avec la terre et arbitrer les conflits territoriaux. Entre ces deux rapports au sol postérieurs à la modernité, l’exposition cherche un passage. Elle ne le suppose pas déjà existant, mais contribue au contraire à l’instituer, à le frayer. Analogue à la ligne de partage des eaux entre l’Atlantique et la Méditerranée symbolisée sur un des murs, ou à la frontière entre l’Italie et l’Autriche qui fluctue avec la fonte des glaciers et qu’un bras mécanique transcrit en temps réel sur une carte à la disposition des visiteurs, l’axe qui réunit la première et la dernière sections est la colonne vertébrale de l’exposition, que le fieldbook fait saillir en la schématisant progressivement.
Le premier rapport moderne au sol, institué par la philosophie, les sciences et les techniques, tendait à considérer la planète comme un « globe » (globe). Le second, que Latour nous invite à instaurer nous-mêmes, consiste à la regarder comme la « terre » (earth). Ce nouveau rapport ne revient pas à une position ancienne, pré-moderne, mais tient compte au contraire de la modernisation et de son dysfonctionnement. Il suppose de se ré-enraciner, mais sans revenir à une position archaïque, comme y invitent toutes les forces politiques contemporaines en butte contre la mondialisation. Pour faire comprendre que l’échec du processus de modernisation ne doit pas et ne peut pas donner lieu à un retour en arrière, autrement dit pour souligner que le reset n’est pas le rétablissement de conditions anciennes, Latour élabore finalement un triangle entre « globe », « terre » et « pays » (land). Comme le globe s’était séparé du « pays », la « terre » doit maintenant se séparer du « globe ». Mais la « terre » ne revient pas au « pays ».
Tracer un tel triangle et nous enraciner dans la « terre » ne se fera qu’à certaines conditions : que nous nous libérions du rapport sujet-objet (procédure B : Without the World or Within) ; que nous mesurions les conflits impitoyables dont sont l’enjeu la croûte terrestre, les océans et l’atmosphère (procédure D : From Lands to Disputed Territories) ; que nous ne nous laissions pas emporter par le plaisir ou par l’effroi devant la catastrophe que nous avons causée (procédure C : Sharing Responsability : Farewell to the Sublime). Ce passage du sublime à la responsabilité correspond à la grande diagonale de l’accrochage. Il n’est plus possible aux humains de savourer le spectacle des forces naturelles dès lors qu’ils en font eux-mêmes partie et que leurs propres dommages ne leur laissent aucune marge où se replier. La sensation d’être désormais inséparables de la matière terrestre est renforcée par les couleurs de sous-sol, de minerais, d’eaux stagnantes qui imprègnent les photographies de Sophie Ristelhueber (WB #6, 2005/16), les impressions de Simon Starling (One Ton II, 2005), les photogravures de Tacita Dean (Quatemary, 2014) ou le bassin de Pierre Huyghe (Nymphéas Transplant (14-18), 2014).
Mais l’avènement d’un nouveau rapport avec la terre nécessite encore une condition, exposée dans la procédure E (Secular at Last !). Cette avant-dernière section est certainement la plus énigmatique, la moins guidée, la plus ouverte à la réflexion. Son intention est de contribuer à séparer les sphères de la religion et de la politique, alors même qu’elles tendent à être confondues comme formes de souveraineté. Une installation conçue par Jean-Michel Frodon et Agnès Devictor explore ces croisements à travers seize extraits de treize films. Entre les panneaux suspendus où elles sont projetées, les images se répondent en échos. Comme il y a plusieurs dieux, il y a plusieurs rites, plusieurs églises, plusieurs bûchers. Chaque fois, un personnage salutaire se heurte à un pouvoir, une foule est prise à parti, une parole reconfigure un monde. Dans une autre œuvre de la même section, Obama’s Grace (Lorenza Mondada, Nicolle Bussien, Sara Keel, Hanna Svensson et Nynke van Schepen, 2016), Barack Obama est filmé dans une cérémonie méthodiste où il vient de prononcer un discours dénonçant l’injustice dont est victime la communauté afro-américaine, s’interrompt un instant, et entonne un hymne à la grâce de Dieu, dont la syntaxe est transcrite dans les moindres détails sur un autre écran. Une troisième vidéo, Gnade üben (2016) de Lisa Bergmann et Alina Schmuch, suit le parcours de jeunes pasteurs, hommes et femmes, à travers l’apprentissage des formules et des gestes qui leur permettront d’exercer leur ministère.
Comment les notions mobilisées par la procédure E sont-elles articulées avec celles d’objectivité, de sublime ou de conflit abordées dans les sections antérieures ? Comment les technologies que nous retrouvons dans la dernière procédure sont-elles affectées par les institutions respectives du religieux et du politique ? En se focalisant une seconde fois sur les techniques, Reset Modernity ! prend sciemment le risque de reconduire dans l’impasse dont elle avait d’abord cherché l’issue. La chance que la dernière procédure ne revienne pas fatalement à la première dépend de l’efficacité du redémarrage. Mais la moindre erreur dans le processus, tel qu’il a été effectué ou tel qu’il a été prévu, expose la modernité à retomber d’autant plus brutalement dans sa tendance destructrice. Le Museum of Oil (2016) auquel nous accédons en sortant de la procédure F arrive alors à point nommé. Partiellement autonome de Reset Modernity !, l’exposition de John Palmesino et Ann-Sofi Rönnskog en prolonge immédiatement la portée politique à travers d’immenses cartes photogravées, représentant les quatre principales régions d’extraction du pétrole. La taille et l’inclinaison des panneaux métalliques rendent sensible à la fois l’impératif de laisser les énergies fossiles dans le sol et le risque que nous encourrons à nous y soustraire.
Ainsi Reset Modernity ! fait non seulement écho aux préoccupations les plus contemporaines, mais contribue à leur donner un cadre philosophique et à les transformer en enjeux de négociation. Depuis l’Enquête sur les modes d’existence, cette perspective « diplomatique » tend à devenir la principale orientation de Bruno Latour. Beaucoup de ses lecteurs s’interrogent néanmoins pour savoir comment il se situe lui-même par rapport aux « zones critiques » et aux êtres réels qui les peuplent. Dans Face à Gaïa, le « front de modernisation » devient celui d’une « guerre ». Latour semble ainsi désigner non seulement le conflit qui oppose les humains avec les autres vivants, avec Gaïa, mais aussi la ligne de fracture qui partage les humains entre eux, selon la cause qu’ils défendent, le camp qu’ils choisissent dans le conflit avec la terre. Mais du même coup, il a tendance à passer sous silence les autres guerres que se livrent les humains, sur les plans sociaux, économiques ou religieux. Dans certains passages de ses écrits, dans certaines prises de parole, Bruno Latour semble attaché à donner un avenir à la civilisation européenne, à la tradition scientifique, ou même à l’Église en tant que telles, même si l’on peut douter qu’elles aient une unité suffisante pour être actrices ou enjeux de quelconques négociations.
Un flou analogue entoure peut-être l’exposition du ZKM. Certes, si la métaphore du redémarrage suppose à elle seule qu’il soit possible de se situer en amont du dysfonctionnement, elle ne promet pas que nous puissions retrouver un état du monde antérieur à son exploitation systématique. Reset Modernity ! entend justement nous libérer d’une telle aspiration. Mais, alors qu’elle présuppose aussi, à travers son titre, que la modernité avait une potentialité, une légitimité, qui n’ont pas pu se développer, elle ne fait pas de cette latence un thème à proprement parler. Les analyses seront davantage à chercher dans les articles du catalogue, dans les précédentes expositions de Bruno Latour au ZKM, dans l’ensemble du projet AIME et dans le reste de son œuvre.
Prenant au pied de la lettre l’invitation des commissaires à « tester » leur expérience, je soulignerai le bénéfice que chacun pourrait tirer, non seulement de la visite patiente de cette exposition, mais aussi d’un pas de côté par rapport à l’ordre « dogmatique » des procédures. Car, sans qu’elle-même y insiste, Reset Modernity ! illustre l’existence et la force, à travers la modernité, d’autres valeurs que celles du modernisme. Par l’attention qu’elles ont consacrée à leur époque, par la puissance révélatrice qu’elles accordent à l’art, des œuvres présentes ou citées dans l’exposition en sont le témoignage éclatant. Jeff Wall, Andreï Tarkovski, Robert Bresson ou Caspar David Friedrich, sont « modernes » dans un sens irréductible à celui qui conduit de la modernisation à son dysfonctionnement. Entre les profondeurs où elles s’enracinaient et les horizons qu’elles auront repoussés pour chacun, leurs œuvres auront chaque fois projeté d’autres sublimes, d’autres divins, d’autres terres.
– Référence du catalogue : Bruno Latour avec Christophe Leclercq (éd.), Reset Modernity !, The MIT Press, Cambridge (MA), 2016, 560 p.
– Cet article fait suite à l’entretien réalisé le 18 septembre 2012 par Arnaud Esquerre et Jeanne Lazarus avec Bruno Latour, « Le diplomate de la Terre », paru dans La Vie des idées.
Clément Layet, « Enraciner la modernité »,
La Vie des idées
, 1er juillet 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Enraciner-la-modernite
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[1] Voir à ce propos l’entretien d’Arnaud Esquerre et Jeanne Lazarus avec Bruno Latour, « Le diplomate de la Terre », paru dans La Vie des idées le 18 septembre 2012.