C’est au cours de ses enquêtes sur les transformations de la classe ouvrière que Stéphane Beaud a rencontré la question de l’immigration nord-africaine en France. Il l’a retrouvée lorsqu’il a abordé l’analyse du système d’enseignement à partir de la situation des élèves qui se situent au plus loin des normes établies de l’excellence scolaire. On ne peut pas concevoir la situation des classes populaires en France si on laisse de côté l’importance qu’y ont les individus et les familles issus de l’immigration, hier comme aujourd’hui. Gérard Noiriel l’avait montré dans un ouvrage pionnier, Longwy. Immigrés et prolétaires, en 1984 (Paris, PUF).
Réinsérer les immigrés dans la logique des rapports de travail et de classe permet d’éviter les pièges que recèle une approche purement culturelle ou symbolique : il est facile, surtout à la lumière des tensions actuelles entre les populations, de majorer l’effet de la dimension religieuse ou ethnique des groupes issus d’une immigration récente. L’illusion est partagée par les analystes, pressés de rendre compte des problèmes en termes de différences ou d’incompatibilités culturelles, et par une partie des groupes concernés, qui peuvent être conduits à exagérer leurs différences culturelles en fonction de la logique bien connue de l’inversion des stigmates. Le dernier livre de Stéphane Beaud permet d’éviter ces écueils. La qualité de l’enquête, menée pendant 5 ans sur une famille d’origine algérienne, est une contribution originale et forte à la connaissance d’une minorité à propos de laquelle se sont accumulés clichés et fantasmes.
Une enquête centrée sur une famille
Il convient pour commencer de décrire à grands traits le dispositif construit par Stéphane Beaud. Il s’agit d’une monographie de famille, les Belhoumi, dont le père est arrivé d’Algérie en France en 1971 avant que sa femme et ses enfants ne le rejoignent en 1977. Il s’agit là d’une trajectoire classique liée à la demande de main-d’œuvre en France. L’enquête se limite donc à une seule famille et ne prétend aucunement à la généralisation, ni même à l’exemplarité. C’est la modestie de l’auteur qui fait paradoxalement la force de ce livre : on n’y trouve jamais la rhétorique habituelle de la relégation ni celle de la dénonciation, bien que le compte rendu offre des munitions originales pour une critique sociale renouvelée.
Réputé pour son approche ethnographique des situations et des trajectoires, Stéphane Beaud ne renonce pas à l’entretien approfondi qui a fait sa réputation, mais il a aussi recours à une méthode particulière, qu’il a eu l’occasion de mettre à l’épreuve, à une échelle plus réduite, dans le décapant Pays de malheur. Un jeune de cité écrit à un sociologue (Paris, La Découverte, 2005), fondé sur un vigoureux échange de courrier avec Younès Amrani. L’auteur a donc inventé une forme de sociologie épistolaire qui s’appuie sur la propension des individus à se donner les moyens de décrire leur propre situation à partir des ressources qu’elles et ils maitrisent. Loin de diminuer la dimension ethnographique de l’enquête, le recours à l’échange d’écrits l’enrichit, parce qu’il donne beaucoup plus d’initiative aux agents en faisant confiance à leurs capacités descriptives et réflexives. Cela n’est pas si fréquent en sociologie, particulièrement si l’on considère la sociologie de la domination symbolique au sein de laquelle l’auteur a construit son projet.
L’origine de la recherche est purement contingente : elle n’est pas issue d’un travail de construction de l’objet présenté en termes canoniques. Le sociologue a rencontré trois sœurs de la famille, dont les deux plus âgées, à l’issue d’une intervention dans une mission locale, par une belle soirée de début d’été qui a peut-être facilité les choses. Elles l’ont félicité pour son approche sociologique de la question des enfants de l’immigration maghrébine en France ; il a vu dans la manifestation de leur intérêt la possibilité d’une nouvelle enquête, dont les trois jeunes femmes, toutes diplômées entre bac +3 et bac +5 et en situation d’emploi, seraient le fil conducteur. Il avait eu plutôt jusqu’à ce moment des interactions avec des garçons décrocheurs du système scolaire. L’aînée de la famille, Samira, est d’emblée l’interlocutrice principale : elle est à la fois l’informatrice, au sens classique de l’anthropologie, et la médiatrice, lorsqu’il s’agit d’obtenir le témoignage de membres de la famille plus réticents à entrer dans le dispositif, construit simultanément sur des sollicitations du chercheur et sur des interventions spontanées des membres de la famille. Bien que l’auteur mentionne surtout le kaïros, l’occasion exceptionnelle qui lui permet de développer un nouveau et productif chantier de recherche, le lecteur peut penser qu’il s’agit aussi d’une commande implicite des trois sœurs : tirez-nous le portrait, vous qui avez les moyens sociologiques de le faire, semblent-elles lui dire.
En effet, la relation entre le sociologue et la famille est contractuelle, ce qui est rare dans les enquêtes de ce type. Le contrat garantit la pureté déontologique de l’affaire. Il ne s’agit pas d’un portrait volé ; ceux qui sont observés ont un droit de regard permanent sur les analyses de l’enquêteur. Ils peuvent même manifester leur désaccord avec lui. Indépendamment de ce que la recherche apporte en matière d’information et d’analyse, il y a là une dimension innovante qui peut contribuer à réguler les conflits grandissants entre les observateurs et les objets de leur investigation, dans un contexte où le consentement des observés importe de plus en plus.
Une intégration à bas bruit
Que nous montre cette enquête, au fil d’un compte rendu directement branché sur les propos réflexifs des enquêtés ? L’auteur commence par une présentation de la famille, dont l’unité est frappante en dépit de l’hétérogénéité des trajectoires individuelles qui se déploient au cours du temps dans des conjonctures économiques, scolaires et idéologiques passablement différentes. Pour l’ensemble de la fratrie, la famille reste une ressource considérable : la solidarité joue pleinement même lorsque l’un des frères entame une carrière de délinquant, dont il réussit à sortir grâce au soutien de ses sœurs. Après cette exposition, Stéphane Beaud divise son ouvrage en trois parties. La division des sexes lui permet de construire son analyse. La première partie est en effet consacrée aux sœurs, et la seconde aux frères. La troisième partie porte sur la relation à la politique et à la religion dans la famille : c’est celle où la question du temps est la plus importante, car le rapport de la famille à l’islam est reconfiguré par les événements, qu’il s’agisse des massacres de la décennie noire en Algérie ou du développement des attaques terroristes en France au cours des dernières années.
Le père n’est pas absent dans la famille Belhoumi. Bien qu’il soit un ouvrier issu d’une famille extrêmement pauvre, il a joué un rôle déterminant dans la mobilité sociale, tout à fait significative, de ses enfants. Il est mû par l’ardent désir de leur éviter le travail manuel, qu’il perçoit comme une malédiction ; il a quitté précocement son emploi pour des raisons de santé et vit d’une petite pension d’invalidité. « Travailler avec le stylo », tel est le mot d’ordre qu’il ne cesse de répéter dans le cercle familial, faisant de l’École le lieu du salut. La mère, qui a reçu une éducation secondaire en Algérie, constitue un pôle de conservation, dans les deux sens du terme : elle assure au quotidien la solidité de la tradition familiale, mais elle est aussi plus réticente au changement culturel, notamment lorsqu’il s’agit du mariage ou de la religion. La force de ce couple, qui irradie l’ensemble du livre, constitue sans doute un facteur explicatif de la trajectoire des enfants. L’approche microsociologique permet ici d’identifier des facteurs qui seraient invisibles dans une étude menée à plus grande échelle. Une famille des classes populaires est aussi un lieu de production de ressources, comme l’avait montré, dans un contexte tout à fait différent, Olivier Schwartz en 1990 à propos des corons du Nord (Le monde privé des ouvriers, Paris, PUF). Ici, le travail familial, commencé par les parents et poursuivi par les ainées, est essentiel dans la gestion des espoirs et des déconvenues qui scandent la vie collective. Il n’en reste pas moins que les enfants ne vivent pas sans tension l’autorité parentale. Une bonne part de leur trajectoire peut être expliquée par la volonté de desserrer, sans opposition frontale, le carcan familial aussi bien que celui du quartier.
Les Belhoumi sont une famille nombreuse : 16 ans séparent l’ainée de la huitième. Cinq filles et trois garçons ; les trois premiers enfants sont nés en Algérie. L’écart temporel permet d’apercevoir plusieurs âges de la situation des immigrés du Maghreb en France. Au fil du temps, les conditions d’émancipation se sont dégradées, du fait de la conjoncture économique et de l’augmentation du chômage, mais aussi de conditions super-structurelles, comme les possibilités offertes par l’École ou les équipements de la vie de quartier. Le déclin de l’État-providence a fait sentir ses effets. On le pressentait, mais c’est le mérite de Stéphane Beaud que de rendre palpable le délitement progressif d’une vie sociale locale fondée sur l’accès gratuit à des ressources culturelles. Toute une forme de sociabilité liée à la fréquentation de petits espaces culturels s’est progressivement évaporée. Les aînés, particulièrement les deux filles les plus âgées, en ont tiré un profit remarquable.
On peut faire la même remarque à propos de l’École primaire : les enfants les plus âgés ont été suivis par une institutrice à l’ancienne, qui n’a cessé de les encourager et de les rapprocher des références culturelles que les enfants des classes populaires issues de l’immigration ne maîtrisent pas même s’ils sont bons élèves. L’auteur, qui a raison de ne jamais aller au delà de ses données, évite de conclure trop rapidement à une transformation de l’offre scolaire. On peut cependant supposer que le modèle des instituteurs et institutrices faisant corps avec leur quartier ou leur village parce qu’ils en sont issus ou qu’ils y vivent, a perdu de sa force au profit d’une relation plus distante, à mettre en relation avec l’élévation de l’origine sociale des enseignants et les transformations du métier. Il faut éviter les illusions rétrospectives et les facilités du « c’était mieux avant ». Stéphane Beaud n’y succombe jamais, mais le lecteur a très souvent envie de prolonger l’analyse par des assertions à caractère plus général.
Les filles réussissent mieux que les garçons. La chose a été régulièrement constatée au sein des familles populaires, depuis le livre de Christian Baudelot et Roger Establet, Allez les filles (Paris, Le Seuil, 1992). Les deux sociologues pensaient que les filles avaient une plus grande capacité à se soumettre aux règles de l’institution. Le fait est simplement accentué dans le cas des familles issues de l’immigration. Le fait que les filles les plus âgées, Samira et Leïla, de niveau bac +5, aient connu des conditions scolaires et sociales d’intégration plus favorables ne change pas la donne. La sixième, Dalila, est infirmière. Les deux petites dernières, Amel et Nadia, sont titulaires de licence, et ont le même profil professionnel que leurs grandes sœurs. Il n’en est pas de même des garçons : seul Azzedine, conducteur à la RATP, ce qui fait la fierté de son père, est titulaire d’un bac pro. Rachid a décroché en troisième et Mounir a un niveau BEP. Une association de facteurs rend compte de la grande différence entre les sexes. La pression du groupe de pairs est plus importante chez les garçons, et l’orientation scolaire les identifie régulièrement comme devant constituer la base du recrutement des bacs pros. La relégation est ainsi objectivée dans le système d’enseignement, qui ne dissimule jamais sa dimension de triage social. Dans le cas de la famille Belhoumi, les sœurs les plus âgées ont accumulé suffisamment de ressources pour peser sur la trajectoire des plus jeunes, y compris les garçons : si leur action permet d’éviter des catastrophes, comme dans le cas du délinquant remis sur le droit chemin, elle est impuissante devant la force des déterminations sociales qui s’imposent aux garçons.
L’irruption de la politique
La dernière partie de l’ouvrage est sans doute celle qui suscitera le plus de discussions. Les Belhoumi sont des musulmans sans histoire. Les parents vivent leur affiliation religieuse sans ostentation, et la pression sociale du quartier n’est pas sensible, au moins jusqu’aux années récentes. Les filles diffèrent leur mariage, contrairement à la tradition, et construisent dans le célibat prolongé les bases de leur autonomisation. Leur vie ne les distingue pas de l’ensemble des Françaises de leur génération partageant les mêmes caractéristiques sociales. Elles ont, assez tard, un ou deux enfants et l’une est divorcée. Les garçons ne sont pas non plus dans un moule traditionnaliste, même si l’un d’eux a eu six enfants de trois épouses différentes. Leurs choix matrimoniaux ne sont pas en contradiction avec ce qui domine dans la société française. La pression au mariage, caractéristique des classes populaires, y compris non immigrées, se fait sentir, à travers la voix de la mère, et surtout à travers le quartier : les enfants y résistent, et savent expliquer les raisons de leur choix.
Tous ressentent les attentats terroristes et la réponse qui leur est donnée comme une tragédie : les événements constituent une menace directe pour tout ce qui les a construits, et qui en a fait des Français comme les autres. Ils ont fait l’expérience violente de l’islamisme lors de la décennie noire en Algérie, où la famille revient tous les ans : aucun ne se réclame de l’idéologie politique qui l’anime, mais leur réponse est très différenciée. Trois enfants sont allés à la manifestation qui a suivi le massacre de Charlie-Hebdo, le 11 janvier 2015, alors que quatre ont affirmé ne pas être Charlie. Leur position variait en fonction de la qualité de leur insertion sociale. La chose ne surprendra pas. On peut méditer ce fait, et se demander comment réparer ce qui pourrait finir par une rupture de l’unité de la famille.
La France des Belhoumi est un très bon livre de sociologie. S. Beaud, comme il en a l’habitude, écrit pour un public plus vaste que celui de ses pairs, sans jamais céder sur les exigences de l’analyse. Il nous montre que, conformément à la belle formule de Jamel Debbouze, les Belhoumi sont des Iciens, des gens d’ici. À la fin de l’ouvrage, le sociologue se fait plus militant. Il dédouane François Mitterrand pour charger ses successeurs socialistes. On pourra en discuter, si l’on considère que le pouvoir n’a guère été sensible à la marche pour l’égalité et contre le racisme, dite marche des Beurs, en 1983. C’est l’ensemble du personnel politique qui a manqué de détermination dans cette affaire. Il ne faut pas récrire l’histoire, mais l’on peut toujours se demander, à la manière de Max Weber : que se serait-il passé si le problème que posaient les jeunes de la marche pour l’égalité avait été franchement abordé ? Le livre de S. Beaud permet d’engager le débat avec des ressources fraîches.
Recensé : Stéphane Beaud, La France des Belhoumi. Portraits de famille (1977-2017), Paris, La Découverte, 2018, 352 p., 21 €.