Recensé : Louis Hyman, Debtor Nation. The History of America in Red Ink, Princeton, Princeton University Press, 2011, 378 p.
La crise des dettes publiques fait l’objet de toutes les attentions et de toutes les craintes depuis plusieurs mois en Europe et aux États-Unis. On en oublierait presque que la crise qui frappe les économies occidentales depuis trois ans n’a pas eu pour point de départ l’incapacité des États à limiter leurs déficits publics, mais plutôt l’accumulation de dettes privées dans les banlieues américaines. La crise des subprimes, dont le souvenir tend parfois à s’estomper, a été analysée en détail par les économistes et les dirigeants politiques. Les interprétations et les éléments d’explication, plus ou moins pertinents selon les cas, ne manquent pas : myopie des théories économiques, triomphe de la « cupidité » (greed) sur l’intérêt général, corruption des gouvernants, ravages de la dérégulation financière [1], etc. Tous ont en commun de faire remonter les origines de la crise aux évolutions de la finance mondiale au cours des années 1980 et 1990, comme si une bifurcation avait alors eu lieu, rompant l’équilibre de la croissance économique telle qu’elle s’était épanouie depuis 1945. Le capitalisme serait devenu fou, mais seulement au cours des vingt dernières années, à mesure que triomphait l’état d’esprit « néolibéral ».
Ces analyses occultent en partie les racines plus profondes de la crise dans laquelle est plongée l’économie américaine : pour l’historien Louis Hyman, auteur de Debtor Nation, l’endettement des ménages n’est pas un dérèglement récent, mais bien au contraire une des conditions même du « rêve américain » depuis les années 1950, pour ne pas dire sa vraie raison d’être. Issu d’une thèse soutenue à Harvard, ce livre invite à relire l’histoire du XXe siècle américain au prisme de la diffusion et de la sophistication croissante des instruments de crédit mis à la disposition des consommateurs. Ainsi mise en perspective, la situation explosive des années 2000 se présente comme le résultat d’un long processus historique qui a vu le crédit se loger au cœur de l’expérience quotidienne des Américains, devenant un moyen d’accès indispensable à la consommation. Car le « rêve américain » a toujours été vécu et acheté à crédit : le développement des banlieues pavillonnaires, l’équipement des ménages en biens durables (voitures, machines à laver, etc.), les courses au shopping mall, tous ces achats qui manifestent l’appartenance à la société de consommation ont été rendus possibles par le recours au crédit [2]. Le « droit de s’endetter » a ainsi été constitutif du projet (évidemment utopique) de construction d’une société prospère et sans classe dans l’Amérique de l’après-1945, soucieuse d’affirmer son leadership économique dans le contexte de la guerre froide.
C’est donc à cette « révolution financière » (p. 1), qui a placé la dette au cœur du capitalisme américain, que Louis Hyman s’intéresse dans ce livre, depuis la légalisation des prêts et l’expérimentation de nouvelles techniques de crédit dans les années 1920, jusqu’à l’effondrement des crédits subprimes dans les années 2000. Pour ce faire, l’historien décortique les liens souvent complexes entre les régulations publiques, les stratégies des acteurs économiques (commerçants, banquiers, investisseurs) et les comportements des consommateurs. Son travail s’inscrit dans une histoire en plein développement, celle des institutions et des pratiques de crédit, qui s’avère essentielle pour comprendre aussi bien le fonctionnement des marchés que le changement social en Europe et aux États-Unis au cours du XXe siècle [3].
De la désapprobation morale au droit de s’endetter
Pourtant, rien n’était joué au début du XXe siècle : l’accès au crédit était encore très limité, ce marché restant dominé par des usuriers (loan sharks), qui pratiquaient leur métier dans l’ombre et à des taux exorbitants (de 60 à 480 % par an !). Les milieux réformateurs, en particulier la Russell Sage Foundation, s’inquiétaient de tels abus et militaient en faveur d’une réglementation par les pouvoirs publics. Plusieurs États prirent l’initiative, à partir de 1917, de légaliser les petits prêts pour mieux les encadrer. La principale barrière à la diffusion du crédit n’était cependant pas seulement d’ordre institutionnel à cette époque : le fait d’emprunter continuait de susciter une forme de désapprobation morale. L’ouvrier endetté était regardé comme un être irresponsable, incapable de réprimer ses besoins et de bien gérer ses finances. L’esprit d’épargne n’avait pas encore été supplanté par le goût du risque et du crédit dans l’échelle des valeurs morales du capitalisme américain.
Les années 1920 virent cependant, dans le sillage de la Première Guerre mondiale, le développement rapide de la vente à tempérament (installment credit) [4] et des prêts immobiliers (mortgages). Les grandes entreprises américaines, telles General Motors et General Electric, entrèrent alors dans l’ère de la production de masse : l’écoulement de leurs marchandises supposait l’établissement d’un réseau dense de concessionnaires et l’octroi de facilités de paiement aux acheteurs. Sans la vente à tempérament, qui permettait de fractionner et d’échelonner les versements, les milliers d’automobiles qui sortaient tous les jours des usines de Detroit n’auraient sans doute jamais trouvé preneurs. Les compagnies financières devinrent essentielles à l’ajustement entre la production et la consommation de masse. Certains voyaient même dans la diffusion du crédit un moyen de détourner les ouvriers du mouvement socialiste et d’acheter la paix sociale dans les usines.
Paradoxalement, c’est à la faveur de la Grande Dépression et des mesures prises par le New Deal pour en atténuer les effets que le crédit s’inscrivit pour de bon dans le fonctionnement du capitalisme américain. L’administration Roosevelt multiplia les initiatives pour stimuler le marché de l’immobilier. Pour Hyman, ce fut moins l’investissement direct de fonds publics dans ce secteur que la capacité du gouvernement à mobiliser le capital privé en vue de projets d’utilité collective (via la Federal Housing Administration et la promotion de l’accès à la propriété) qui produisit les effets les plus significatifs. De même, l’historien s’attache à démontrer que les banques américaines, restées jusque-là en dehors des activités de prêt aux particuliers (à l’exception notable de la National City Bank), s’y livrèrent à partir du moment où le gouvernement accepta d’assurer ce type de prêts. Les banques réagirent positivement à cette incitation dans la mesure où elles ne disposaient pas d’autres perspectives d’investissement (les entreprises n’empruntant guère dans les années 1930). C’est dans les deux chapitres qu’il consacre au New Deal que l’historien affirme le plus nettement sa thèse selon laquelle l’interaction entre l’État et le marché est une des clés d’explication du développement du crédit dans l’Amérique du XXe siècle.
La suite de l’histoire est bien connue : l’endettement se diffuse progressivement aux classes moyennes et aux couches populaires dans les années 1950-1960, en particulier par le biais du credit revolving (crédit renouvelable) [5], développé massivement par les grands magasins dans les années d’après-guerre, tout comme les cartes de crédit. L’intérêt des commerçants à promouvoir ces techniques de prêt était évident, puisqu’elles stimulaient la consommation des ménages et fidélisaient leur clientèle, à un moment de croissance des banlieues résidentielles et d’ouverture des classes moyennes. Pourtant, Hyman insiste sur le fait que les origines du credit revolving sont plus complexes qu’elles en ont l’air. Elles sont à rechercher dans les années de guerre, lorsque le gouvernement s’efforça de limiter le crédit pour combattre l’inflation. Si la vente à tempérament fut strictement encadrée, les grands magasins s’engouffrèrent dans les failles de la législation pour mettre au point de nouvelles pratiques, donnant ainsi naissance au crédit renouvelable, sorte d’hybridation entre les intérêts payés pour la vente à tempérament et la souplesse d’utilisation des crédits à livre ouvert (open book credits). Quoi qu’il en soit, la transformation de l’habitat et des modes de vie contribua à faire de l’accès au crédit un moyen d’ascension sociale, ou du moins un instrument utile pour masquer les différences de richesse qui persistaient au sein la société américaine : « Dans les États-Unis de l’après-guerre, nombreux furent ceux qui accédèrent à une prospérité matérielle qu’ils n’auraient jamais pu atteindre en l’absence de crédit » (p. 132).
Les exclus du crédit
L’accès au crédit était cependant loin d’être ouvert à tous à cette époque : l’historien consacre l’un des chapitres les plus intéressants de son ouvrage aux exclus du crédit, à leurs mobilisations et aux transformations que celles-ci firent subir à l’industrie financière dans les années 1970.
Dans les années 1950, en effet, le « citoyen-emprunteur » était le plus souvent un homme blanc, marié, vivant en banlieue. Par comparaison, les Africains-Américains, majoritairement urbains, avaient peu de possibilité d’emprunter, si ce n’est à des taux usuriers. Une célèbre enquête menée en 1963 par le sociologue David Caplovitz démontra que les pauvres acquéraient des biens de moindre qualité à des prix plus élevés [6]. Sans accès aux outils de crédit (les banques étaient peu nombreuses dans les ghettos), les consommateurs noirs étaient obligés de s’approvisionner dans les magasins de leur quartier, qui pouvaient pratiquer des prix élevés sans craindre la concurrence. Les pauvres, dans l’Amérique des années 1950-1960, payaient plus cher parce qu’ils étaient très largement exclus du marché du crédit qui leur aurait permis de se fournir dans les grands magasins de banlieue, alors en plein essor. Hyman suggère que la violence des émeutes qui secouèrent les quartiers noirs en avril 1968, et qui prirent souvent pour cibles des magasins de proximité, s’explique en partie par le ressentiment des Africains-Américains à l’égard des commerçants blancs qui leur faisaient payer au prix fort leur exclusion de la société de consommation, et refusaient le plus souvent de les employer. Le pillage des boutiques aurait ainsi servi d’exutoire aux laissés-pour-compte du « rêve américain » (une interprétation qui pourrait aussi s’appliquer aux émeutes qui ont embrasé le Royaume-Uni au cours de l’été 2011). Confrontés à la révolte des ghettos, les réformateurs sociaux et les dirigeants politiques hésitèrent entre deux solutions [7] : soit favoriser l’implantation de commerçants africains-américains dans les villes, pour atténuer les tensions entre détaillants et consommateurs, soit promouvoir un accès égal pour tous aux instruments de crédit, comme une forme de pendant économique aux combats pour la citoyenneté des années 1960. L’accès au crédit, à l’éducation et à la santé devait ainsi permettre aux Noirs américains de devenir des citoyens à part entière.
La volonté de faciliter l’accès des populations noires au crédit n’aurait sans doute pas abouti si parallèlement un autre groupe discriminé, les femmes des classes moyennes et supérieures, n’avait pas milité et fait pression (par l’intermédiaire de la National Organization for Women) pour que soient levées les barrières discriminatoires, avec, il est vrai, des motivations différentes. Les femmes mariées pouvaient difficilement emprunter elles-mêmes et devaient enregistrer les cartes de crédit au nom de leur mari, quelles que soient la qualité et la solvabilité de ces derniers. Plus grave, les femmes seules, divorcées ou veuves, se trouvaient dans une situation extrêmement compliquée pour emprunter, car elles n’avaient pas ou peu d’« historique de crédit » (credit histories) sur lequel les prêteurs puissent se fonder pour évaluer leur solvabilité. En 1974, le Congrès adopta l’Equal Credit Opportunity Act tendant à interdire aux prêteurs de refuser des crédits en raison du sexe. Ces mesures bénéficièrent en retour aux populations noires (le champ d’application de la loi de 1974 fut étendu aux discriminations raciales, religieuses et générationnelles en 1976), quand bien même l’objectif premier des militantes féministes n’avait pas forcément été de promouvoir l’accès de tous, pauvres compris, au crédit, mais plutôt de garantir qu’une femme aisée ne puisse plus se voir dénier un prêt au motif de son sexe. Les catégories de la « race » et du genre interagirent pour universaliser le droit au crédit, sans toutefois défendre des positions exactement alignées.
Ce qui s’apparentait d’abord à une conquête civique devint rapidement une aubaine économique : les établissements de crédit, autrefois méfiants vis-à-vis de catégories sociales qu’ils tenaient pour risquées, accueillirent à bras ouverts ces nouvelles clientèles auxquelles ils proposaient des prêts plus chers que de coutume. La démocratisation du crédit fut la grande affaire des années 1970. Paradoxalement, les mesures de lutte contre les discriminations économiques favorisèrent les pratiques de surveillance des acteurs économiques : les credit bureaus (telle la Retail Credit Company, rebaptisée Equifax dans les années 1970) modernisèrent leurs techniques de collecte et de traitement des données sur la solvabilité des consommateurs. La décision d’attribuer un crédit dépendait moins qu’auparavant de la prise en compte des caractéristiques morales ou physiques des clients potentiels, mais reposait sur la constitution de bases de données faisant appel à la logique du calcul actuariel. En 1969, la Credit Data Corporation compilait déjà des informations sur plus de 27 millions d’individus ! Ce « modèle privé d’identification économique », comme le nommait Gilles Laferté dans un récent numéro de la revue Genèses [8], attribue à chaque Américain un « score » qui fonde sa capacité à emprunter pour consommer. Ces informations sont désormais vendues aux sondeurs et aux stratèges politiques qui les utilisent pour cibler leur communication en direction de profils-types (« hockey mums », etc.).
Les mirages de la titrisation
Le dernier tiers du XXe siècle, qui conduit à la crise actuelle, repose sur un paradoxe : les pratiques de crédit atteignent une diffusion sociale et une sophistication inédites au cours de ces années (la proportion de ménages américains disposant d’une carte de crédit passe d’un sixième à deux tiers entre 1970 et 1998), au moment même où le modèle économique qui avait sous-tendu l’entrée dans l’ère de la consommation de masse s’effondre. Les Américains sont de plus en plus endettés, alors que les salaires stagnent et que l’insécurité économique et sociale s’installe à partir des années 1970. Par comparaison, la prolifération du crédit dans les années 1950-1960 avait eu lieu dans un contexte de stabilité des emplois et de croissance régulière du pouvoir d’achat des ménages.
Si l’endettement s’emballe à partir des années 1970, c’est moins par choix que par contrainte : les ménages remboursent plus difficilement leurs prêts, ce qui gonfle le niveau des dettes. Dans le même temps, l’industrie financière développe des offres de prêt toujours plus complexes pour répondre à la demande, voire pour l’entretenir artificiellement. Le crédit à la consommation devient en effet « une fin en soi, comme source de profit en pleine expansion » (p. 6). La logique menant à la crise des subprimes se met alors en place : les prêteurs tentent d’attirer de nouveaux clients qui, parce qu’ils manquent d’aisance financière et versent plus fréquemment des intérêts de retard que les ménages solvables, sont aussi plus « rentables ». La perception du risque associé au fait de prêter à des ménages précarisés s’efface à mesure que se généralise le recours aux marchés financiers : par le jeu de la titrisation des dettes (les mortgage-backed securities font leur apparition à la fin des années 1960), les créances sont vendues et revendues sous la forme de produits financiers, qui n’ont plus qu’un rapport lointain avec le prêt immobilier qu’elles financent. Les banlieusards américains accèdent à la propriété en gageant leurs prêts (à taux variables et non plus fixes) sur la valeur de leur maison : les plans de home equity loans, très populaires, fonctionnent tant que les prix de l’immobilier augmentent. Mais le jour où les ménages ne sont plus en mesure de rembourser et où la valeur de leur habitation s’effondre, les saisies se multiplient, sans pour autant recouvrer les sommes initialement prêtées. Les trois dernières décennies ont bien été marquées par une déconnexion toujours plus grande entre les emprunteurs, aux prises avec les difficultés de « l’économie réelle », et leurs créanciers pour qui les dettes étaient devenues des instruments de spéculation parmi d’autres, dans un contexte de croissance rapide des inégalités économiques. L’effacement de la séparation entre les activités de dépôt et les activités d’investissement des banques américaines, favorisé par l’adoption du Gramm-Leach-Bliley Act en 1999, a finalement accru la vulnérabilité de l’ensemble du système bancaire et financier américain aux mirages des subprimes, et précipité la crise de 2008.
D’une lecture parfois ardue, le livre de Louis Hyman offre une interprétation sans doute moins sensationnaliste de la crise des subprimes que nombre d’ouvrages récents, mais il souligne à juste titre les logiques historiques profondes de l’effondrement de la bulle immobilière. A posteriori, la prospérité américaine des années 1990-2000 semble avoir été illusoirement entretenue par le recours au crédit et la dilution des risques. La conclusion de cette enquête historique n’en est que plus accablante : la sortie de crise sera d’autant plus difficile que cette dernière a mis à nu l’un des ressorts fondamentaux du « rêve américain » depuis les années 1950. Plus largement, Debtor Nation propose une réflexion stimulante sur les interactions entre marché et gouvernement, caractéristiques du capitalisme américain, même si l’on peut regretter que l’auteur en reste le plus souvent à une approche institutionnelle des innovations financières, sans s’inspirer véritablement des recherches de la sociologie et de l’ethnographie économiques sur les usages du crédit dans les milieux populaires ou sur la construction des catégories mobilisées par les institutions publiques et privées [9]. En dépit des apparences, c’est bien le gouvernement américain qui à plusieurs reprises au cours du XXe siècle a posé les fondements de l’économie d’endettement, que les banques ou les commerçants ont prolongés dans des directions et des proportions parfois non anticipées. Hyman défend in fine l’idée selon laquelle gouvernement et marché ne s’opposent pas, le rôle du gouvernement consistant à orienter les mécanismes du marché dans le sens de l’utilité sociale, en faisant converger le plus possible intérêt général et profit capitaliste, à l’exemple notamment des formes d’intervention de l’État fédéral en faveur des prêts immobiliers durant le New Deal. La conversion récente de la crise des dettes privées en crise des dettes publiques montre cependant que les poids des marchés s’est singulièrement renforcé au cours des derniers mois, et que le rapport de forces entre la puissance publique et les acteurs financiers s’est dangereusement déséquilibré : c’est le chapitre suivant, encore à écrire, d’une histoire qui n’a pas fini de placer la dette au cœur des préoccupations contemporaines.