Recensé :
Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, PUF, 2007, 393 p., 29 euros.
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« Tout abrégé sur un bon livre est un sot abrégé » écrit Montaigne. Voilà qui rend fort délicate la position de qui désire rendre compte d’un très bon livre. L’ouvrage de Bernard Sève est excellent par la puissance de sa thèse, qu’expriment son évidence autant que sa simplicité. C’est le propre des grands livres : ils nous font voir ce que nous n’avions jamais vu, qui pourtant était là, et qui change tout.
L’esprit et la raison
Bernard Sève pose qu’il y a dans les Essais un véritable concept d’esprit, distinct de celui de raison ou d’entendement. L’analyse, extrêmement précise, des textes qui se rapportent à l’esprit montre de la façon la plus convaincante qu’en effet l’esprit est un objet rigoureusement construit par Montaigne. L’esprit, puissance dangereuse d’invention, est volubile et actif ; il est une instance fertile, expansive, créatrice. Son opération spontanée s’effectue selon quatre modalités : il invente ; il problématise ; il interprète ; il croit. « La racine de ces opérations, si elle existe, serait quelque chose comme un “fabuler” originaire » (p. 50). La fertilité de l’esprit est pourtant inféconde, car ce que crée l’esprit reste un chaos, l’équivalent psychique d’un amas de chairs informes. Telle est l’expérience fondatrice que fait Montaigne lorsque, fatigué des servitudes de la vie publique, il se retire en lui-même pour prendre soin de son âme. L’analyse du chapitre I-8 (« De l’oisiveté ») restitue cette découverte : rendu à lui-même, l’esprit ne trouve pas en soi l’ordre des belles villes bien compassées, mais un cauchemar habité de chimères et de monstres. Aussi, le « destin » de l’esprit est-il de s’empêcher lui-même : au chapitre de « De l’oisiveté », répond le très court chapitre II-14 (« Comme notre esprit s’empêche soi-même »). Bernard Sève demande : pourquoi ce chapitre d’une seule page si près de l’énorme Apologie de Raimond Sebond (II-12) ? Montaigne a-t-il pensé après-coup à des arguments sceptiques qu’il aurait négligés ? Aurions-nous par hasard besoin d’une piqûre de rappel, comme si la lecture du court chapitre 13 avait pu nous faire oublier le massif du chapitre 12 ? En vérité, ce chapitre 14 du Livre II n’a pas pour objet de nous présenter de nouveaux arguments sceptiques, mais de déterminer le rapport qui lie subtilement l’esprit à la raison. L’esprit crée de faux problèmes, comme celui de l’âne de Buridan par exemple. La raison, stoïcienne en l’occurrence (mais ailleurs ce sera aussi bien la raison épicurienne, aristotélicienne, platonicienne, etc.), ne fait rien d’autre que de réagir à ces problèmes. Ployable, contournable, flexible, réactive, la raison est foncièrement passive, et ne peut guère que substituer au chaos foncier de l’esprit une perplexité stupide, une vacuité verbeuse ou encore un dogmatisme d’autruche. L’esprit, qui n’est donc pas raison, n’a pas originellement de norme immanente susceptible d’être formulée en méthode. « L’esprit ne dispose d’aucune règle immanente, n’a nul accès à des règles transcendantes, et ne trouve dans l’expérience aucun appui pour former des règles empiriques. Faute de règles, c’est la croyance sans principes qui règne, la fantaisie de l’esprit, et, partant, la violence » (p. 179). Montaigne penseur de la guerre : l’esprit est désordre, discorde, dissonance : différence d’avec soi – il est détraqué –, différence d’avec l’autre – il est belliqueux – (voyez la page 169). Puisque aucune raison (à la manière d’un Descartes), non plus qu’aucune expérience (à la manière d’un Hume) ne règle l’esprit, il ne reste que de l’assujettir à des règles, dont on comprend qu’elles doivent être supplétives. Montaigne théorise le statut des règles supplétives externes : les lois, les mœurs, les cérémoniels sociaux, les religions, la science même en tant que discipline autoritairement instituée ; en somme, tout ce qu’enveloppe le terme de coutume. Outre ces règles externes, il y a des règles supplétives internes, données par le corps d’abord, par la conférence ensuite. Il est impossible de restituer ici la richesse et la pertinence des analyses de Bernard Sève, qui renouvellent notre lecture des Essais. Je ne prendrai qu’un exemple pour en illustrer la fécondité : une fois qu’on a perçu le problème que constitue le dérèglement de l’esprit joint à l’impuissance de la raison, on ne peut plus ramener les analyses montaniennes de la coutume au scepticisme. Pour les sceptiques en effet, l’exhibition de la diversité des coutumes sert à les invalider, en dénonçant leur arbitraire. Certes, le sceptique se pliera à la coutume, mais c’est par confort, au titre d’une condition de la paix de l’esprit. Libéré des croyances, le sceptique qui suit la coutume jouit de la tranquillité de l’esprit. Chez Montaigne, rien de tel : l’exposition de la diversité des coutumes n’a pas pour fonction de les neutraliser, mais de montrer au contraire la valeur effective de la coutume, qui stabilise l’esprit, le fixe, et diminue la violence qu’il s’inflige (p. 187). L’idée d’une efficacité psychique de la coutume est radicalement étrangère à l’orientation sceptique de la philosophie.
Montaigne dans l’histoire de la philosophie
L’attention méticuleuse au lexique des Essais, la décision de prendre absolument au sérieux leur vocabulaire, conduit donc l’auteur à mettre au jour une conceptualité ferme et souple qui structure l’œuvre de Montaigne. Cette précision dans la lecture se noue avec un usage très libre de l’histoire de la philosophie. Non que Bernard Sève soit indifférent aux sources ; et son travail est de ce point de vue académiquement parfait, autant que son style est limpide et incisif. Mais il y a comme une large respiration à l’intérieur de la Tradition philosophique, une respiration qu’on ne voit jamais, de laquelle je me sentirai privé désormais quand je ne la trouverai pas. Bernard Sève n’a aucune hésitation : il se sert, très rigoureusement, de Bergson, de Kant, de Hume, de Spinoza ou de Leibniz, pour lire le texte, pour lui faire rendre du sens, en maîtrisant absolument les rapprochements et les analogies. Et cela produit de puissants effets d’éclaircissement. Ce n’est pas seulement d’ailleurs que l’on comprenne mieux la singularité de Montaigne grâce à la comparaison avec les grands auteurs du corpus. C’est aussi que l’on saisit mieux ce que Montaigne fait à la philosophie. C’est en refusant d’inscrire Montaigne dans un courant que Bernard Sève indique sa place dans l’histoire de la philosophie. Le moment le plus impressionnant de son ouvrage, à cet égard, se trouve au chapitre 11, dans le commentaire « D’un enfant monstrueux » (II-30). Spinoza et Leibniz n’y sont pas seulement convoqués pour déchiffrer le sens de ce très énigmatique chapitre des Essais. Pour moi, je n’avais jamais compris ce texte, et même je n’avais pas compris qu’il y eût quelque chose à y comprendre. Dans les éditions parues de son vivant, Montaigne se contente de donner une description quasi médicale d’un enfant monstrueux, sans le moindre commentaire. Ce n’est que sur l’exemplaire de Bordeaux qu’il théorise enfin, dans un ajout final, et sans du tout toucher au texte antérieur. Or cet ajout, je l’avais toujours lu, à la suite des belles analyses de Jean Céard, comme étant d’inspiration augustinienne, ce qui cadrait pourtant si mal avec ce que dit Montaigne partout ailleurs de la monstruosité. Bernard Sève démontre qu’en fait, le commentaire de Montaigne à sa description n’est pas augustinienne. Ce chapitre, tout comme I-8 et II-14, était fermé. Montaigne expose dans l’exemplaire de Bordeaux deux théories possibles de la monstruosité. Aiguisant à l’extrême sa raison, il formule les deux voies que prendra la grande métaphysique du XVIIe siècle, leibnizienne et spinoziste, présentées en toute rigueur. Mais il ne choisit pas. Il accepte d’être dépassé par le phénomène : il a produit la matrice des grandes réponses systématiques, et les regarde, bouleversé sans doute, comme nous le sommes nous-mêmes à la lecture de ces pages qui sont, à mon sens, les plus belles et les plus denses du livre de B. Sève.
Le scepticisme, instrument de libération
On le voit, la puissance de la thèse se trouve comme confirmée par la fécondité des analyses qu’elle suscite. Ce n’est pas en effet un concept marginal ou périphérique mais une articulation conceptuelle majeure (celle de l’esprit et de la raison) qui se trouve mise au jour, de sorte que toute notre vision de Montaigne s’en trouve bousculée. Permettant de mieux cerner le statut de la raison, le concept d’esprit éclaire d’un jour nouveau le rôle du scepticisme dans les Essais. D’entrée de jeu, l’auteur fait du scepticisme une question centrale : il y a un en deçà et un au-delà du scepticisme. Si Montaigne n’est pas sceptique, le scepticisme est néanmoins cardinal : c’est lui qui révèle la nature de l’esprit, lui qui critique la raison, lui qui ouvre la philosophie à la vie. Le scepticisme est la réponse la moins mauvaise de la raison à la folie foncière de l’esprit : « le dérèglement de l’esprit déclenche un processus qui mène le philosophe au scepticisme » (p. 17). Le scepticisme n’est plus une position de Montaigne, ce n’est plus le fond doctrinal auquel il adhèrerait ; c’est une arme, un instrument de libération. Si Montaigne n’est pas sceptique, c’est d’abord au sens où le scepticisme n’est pas le fruit spontané de l’esprit, mais le résultat d’une réaction de l’intelligence à l’esprit. En ce sens (mais peut-être l’auteur ne serait-il pas ici d’accord), le scepticisme est la figure de la conscience ; il est cette distance que la conscience, ou le jugement, prend par rapport au malheur de l’esprit et de la raison. Le scepticisme en effet est à la fois une figure de la raison et une critique de la raison ; il nous libère et de la sauvagerie de l’esprit et de la bêtise du dogmatisme. Mais si Montaigne n’est pas sceptique, c’est aussi et surtout parce qu’il ne se satisfait pas à la suspension du jugement. Le scepticisme n’est pas un moment de crise angoissée dans la vie de Montaigne, il est un moment de sa philosophie. Présent partout, il n’a nulle part le dernier mot. Au-delà du scepticisme, il y a en effet l’affirmation de la vie. Précisément parce qu’il détruit les délires de l’esprit natif autant que les cristallisations figées des dogmatismes, le scepticisme révèle un fond vital, dont on ne peut même plus dire qu’il soit un fond anthropologique. L’articulation conceptuelle de l’esprit, de la raison et du scepticisme rend en effet parfaitement visible la nature des affirmations de Montaigne. Il y a des thèses dans les Essais, des thèses fortes, fermement affirmées. Ces thèses, par où Montaigne dépasse le scepticisme, sont énoncées à chaque fois qu’il s’agit de protéger et de cultiver la vie, que Montaigne s’emploie à servir selon elle. Ce n’est pas la raison en Montaigne qui condamne la persécution des sorcières, la destruction de l’Amérique, ni les violences des guerres de religion, c’est la vie elle-même, que le scepticisme n’a fait que révéler ; de même que ce n’est pas la sèche raison sceptique du pyrrhonien, mais le doux scepticisme impur de Plutarque, qui conduit Montaigne à penser l’exigence d’une obligation envers les animaux et les plantes mêmes, et même de pousser la pensée, bien au-delà de la connaissance, jusqu’à l’idée, aujourd’hui encore saugrenue, d’une obligation réciproque des animaux envers les hommes et des hommes envers les animaux. Les thèses sont donc nécessaires quand la vie elle-même est menacée (p. 289). Mais seul le scepticisme pouvait rendre toute sa force à la vie (p. 354), et c’est pourquoi la pensée de Montaigne est une pensée sur fond de scepticisme (p. 352). Il faut lire sur ce point la restitution du concept singulaire de cruauté selon Montaigne. La philosophie de Montaigne trouve ainsi son centre d’organisation dans l’affirmation de la valeur absolue de la vie, d’où dérivent une éthique et une politique.
Je n’ai pu rendre compte de toute la richesse du livre de Bernard Sève, et notamment je ne saurais « abréger » la troisième partie, qui traite du philosopher montanien. Il faudrait en recopier toutes pages. Au lecteur de les découvrir et de les goûter. Depuis quelques années, on se demande beaucoup en France si Montaigne est un philosophe. Mais la question, pour autant qu’elle soit importante, est toujours biaisée par la place qu’on croit devoir donner à Montaigne dans un corpus préétabli. Montaigne est-il sceptique ? et si oui, à quelle école se rattache-t-il ? plutôt pyrrhonien ? plutôt académicien ? Est-il une sorte de Descartes avant la lettre (il faut bien sûr entendre là derrière : est-il un Heidegger avant l’heure ?). La liberté et la rigueur de l’ouvrage de B. Sève répondent magistralement à la question, en la détruisant. Ni sceptique d’arrière-garde ni onto-théologien d’avant-garde, Montaigne est un philosophe qu’on peut et qu’on doit lire en lui-même et pour lui-même. Il n’est pas seulement un créateur de concepts, il a créé une nouvelle manière de se rapporter aux concepts, d’affirmer des thèses, d’élaborer des arguments. Nul doute, maintenant que la stature de Montaigne philosophe est instituée, que des travaux découleront de ce travail, qui chercheront à établir les effets philosophiques de Montaigne dans l’histoire de la philosophie.