Un ouvrage se consacre aux écrits de l’écrivain et trompettiste américain Ralph Ellison sur le jazz et lance ainsi une longue et stimulante réflexion sur sa théorie de la condition noire américaine.
Un ouvrage se consacre aux écrits de l’écrivain et trompettiste américain Ralph Ellison sur le jazz et lance ainsi une longue et stimulante réflexion sur sa théorie de la condition noire américaine.
L’ouvrage d’Emmanuel Parent vient combler un grand vide critique en France. En effet, si Ralph Ellison est souvent cité comme l’auteur du roman Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, publié en 1952 et dont la valeur iconique n’est plus à démontrer, il l’est beaucoup moins pour ses essais. Or l’auteur se sert ici des nombreux écrits d’Ellison sur le jazz pour établir une longue et stimulante réflexion sur sa théorie de la condition noire américaine. En plaçant la musique au cœur des problématiques culturelles américaines, il en fait un prisme à partir duquel on peut réfléchir à la culture américaine dans son ensemble et plus largement à ce qui constitue la modernité américaine.
Dans les trois premiers chapitres du livre, l’auteur envisage les années de formation et de maturation d’Ellison. Plus exactement, il montre comment celui-ci était d’une certaine façon prédisposé à une conception originale de la condition noire. Originaire du Midwest, comme Langston Hughes, Ellison a grandi entouré de figures tutélaires de différentes origines, dans un cadre propice à l’épanouissement artistique :
Un gamin noir d’Oklahoma City, aux antécédents africains, européens et amérindiens, maîtrisant une langue de la diaspora juive d’Europe de l’Est, voilà le terreau qui devait plus tard permettre à Ellison de déconstruire l’essentialisme racial, de quelque phénotype soit-il (p. 26).
Déjà à l’époque, la musique lui fournit une riche matière à réflexion. Trompettiste à ses heures, Ellison peut jouer dans différentes formations, à la fois avec des musiciens de jazz noirs locaux et dans l’école à laquelle il appartient. Il comprend très vite que le jazz est une musique beaucoup plus sérieuse qu’il y paraît et qu’elle nécessite un travail acharné, loin des clichés. Il fréquente de futures stars du genre comme Charlie Christian et Jimmy Rushing et voit passer des formations musicales variées qui effectuent des tournées dans sa région. En 1933, il intègre le Tuskegee Institute, dans l’Alabama, institution fondée en 1881 par Booker T. Washington, leader africain-américain « accomodationniste », dans laquelle les enseignements sont prioritairement centrés sur le travail agricole. Il en ressort frustré intellectuellement et prend son envol pour New York où il va poursuivre un temps une activité musicale en amateur tout en produisant des articles critiques qui lui permettent progressivement de prendre ses distances vis-à-vis de la majorité des écrivains noirs de son temps comme des générations précédentes, à l’exception notable de Richard Wright avec qui il entretiendra une longue relation amicale. Ce positionnement n’est pas une simple posture. Il correspond à l’idée développée par Henry Louis Gates selon laquelle l’écrivain noir n’hérite de rien ou presque. Ellison n’appartient pas à une tradition noire, simplement parce qu’elle n’existe pas :
Pour les écrivains noirs, la culture n’est pas une maison familiale dans laquelle l’intellectuel lettré se sentirait chez lui à l’instar des dominants décrits par Bourdieu dans La Distinction. Elle n’est pas un patrimoine hérité mais un savoir-faire, un lore à réinventer sans cesse pour soi et pour le groupe (p. 47).
Cette notion de « lore », l’auteur y revient à plusieurs reprises dans l’ouvrage et en fait même un pivot de la condition noire, à distinguer du folklore qui se caractérise surtout par son enracinement :
[…] le lore noir apparaît non pas comme un contenu figé qui serait un héritage de la tradition d’un groupe particulier… mais une forme, commune aux dominés, d’affirmation de leur humanité et de leur autonomie. Le lore noir serait ainsi une stratégie, une parade—on devrait même parler de performance—face à la chute du cours de l’expérience (Erfahrung) de l’humanité, face à la fin des certitudes ontologiques, face aux bouleversements sociaux induits par le capitalisme et la révolution industrielle (p. 154).
L’auteur insiste tout particulièrement sur la relation conflictuelle qu’Ellison entretient avec les auteurs de la Renaissance de Harlem, ce grand mouvement artistique noir qui s’étend des années 1910 à 1935 environ. Il a raison de souligner la mauvaise foi d’Ellison qui ne voit dans ce mouvement qu’une manière pour les artistes noirs de complaire aux blancs en jouant la carte de l’exotisme, mais il lit un peu vite le poème de Langston Hughes intitulé « The Weary Blues » lorsqu’il le cite justement comme un exemple possible de cet exotisme (p. 92). Car si Hughes évoque la « performance » d’un bluesman en enfilant les clichés sur la vie des musiciens noirs de l’époque, il met à distance ces mêmes clichés à la toute fin du poème en montrant que le musicien rentre chez lui épuisé et s’écroule sur son lit comme tout autre travailleur noir, dévoilant ainsi les coulisses d’un exotisme de pacotille.
Pendant les années 1940, Ellison prend conscience qu’il va lui falloir trouver une voie propre et va progressivement se voir rejeté à son tour par les autres écrivains noirs et par les critiques marxistes notamment. Ce qui distingue fondamentalement Ellison des autres, c’est qu’il semble adopter une attitude ambiguë par rapport à l’Amérique. Il incarne sans doute mieux qu’aucun écrivain noir de sa génération la notion de « double conscience » théorisée par W. E. B. DuBois au début du siècle. À la fois et noir et américain, capable d’identifier les apports fondamentaux des noirs à la culture américaine sans jamais renoncer à l’appartenance à quelque chose qui dépasse l’essentialisme :
Ainsi, dans la suite logique de sa saisie anthropologique de la musique, Ellison considère le jazz comme la grande institution de la communauté noire, à la fois capable de charrier une identité complexe qui souffre d’un manque de reconnaissance sur la scène nationale, et apte à la faire communiquer avec le reste du pays et du monde pour incarner une américanité exemplaire (p. 76).
Dans un beau développement sur la manière dont Ellison conçoit la danse en rapport avec le jazz, l’auteur montre à quel point la pensée d’Ellison s’est aventurée sur des terres peu fréquentées. Cette originalité va encore s’affirmer dans les années suivantes, quitte à faire d’Ellison un conservateur sinon un réactionnaire aux yeux de la jeune génération des écrivains noirs incarnée entre autres par Amiri Baraka.
Dans le quatrième chapitre intitulé « Le moderniste noir et l’héritage vernaculaire », Emmanuel Parent rapproche judicieusement les thèses d’Ellison sur la modernité de celles de l’existentialisme sartrien, en montrant contre toute attente que « l’utopie messianique afro-américaine » est plus proche du sentiment de l’absurde des existentialistes que de l’éthique puritaine anglo-saxonne, soucieuse d’un salut avant tout matériel (p. 86). Il envisage ensuite la « sagesse tragi-comique noire » comme caractéristique du blues et servant en quelque sorte de matrice à toute la réflexion sur la notion d’impureté que mène Ellison, envisagée de manière remarquable dans les chapitres suivants. On y découvre un essayiste toujours à contre-courant, rétif au jazz dit « moderne », à savoir le be-bop puis le free-jazz, au motif qu’il se voudrait un équivalent noir de la musique sérieuse blanche, un moyen d’accéder à une forme de respectabilité et surtout une pure expérimentation plutôt qu’un travail à partir de ce qui existe déjà. Le cinquième chapitre, en tous points passionnant, explore notamment la lutte à distance que se livrent Ellison et Amiri Baraka au sujet de la conception de la musique jazz. Le second propose une vision dialectique de la musique noire comme continuum, tandis qu’Ellison a probablement tendance à morceler cette histoire, sans parvenir à la surplomber totalement : « La force de la théorie de Baraka réside dans sa compréhension dynamique de la musique noire, une compréhension qui fait sans doute défaut chez Ellison » (p. 117).
Dans le chapitre suivant, intitulé « le pur, l’impur, le masque », le plus abouti de tous sans doute, l’auteur envisage la façon dont Ellison lie la tradition des « minstrels » (aussi appelée « blackface ») aux schémas à l’œuvre dans la performance de la musique jazz. A la radicalité des musiciens qui se réclament du free jazz et dont le discours invite directement à la méfiance et à la violence du pouvoir, Ellison préfère le masque de clown que porte Louis Armstrong, qui lui permet de faire passer plus de choses, y compris la subversion (on peut d’ailleurs faire un parallèle entre cette théorie et celle de Henry Louis Gates sur le dialecte noir dans la poésie de la Renaissance de Harlem). Le port du masque relève d’une stratégie, voire d’un apprentissage :
Voilà qui confirme, pour Ellison, le danger qu’il y a à troquer le masque du clown pour celui du héros contre-culturel maudit. Son propos n’est pas de nier le fait que l’arène culturelle est un lieu de confrontation, de conflit. Mais il renverse les choses en pointant l’efficacité d’une posture musicale plus subtile, parce que moins explicite, plus masquée (p. 130).
La finesse de l’analyse d’Ellison est bien mise en valeur ici : loin de rompre avec la tradition des « minstrels », spectacle raciste à l’origine mais récupéré par les noirs à leur profit dans une sorte de réappropriation satirique géniale, les musiciens de jazz la prolongeraient en la réactualisant : « Ainsi, Ellison considère que la grandeur du jazz naît de l’écart entre la performance clownesque et la substance tragique du discours musical. Sans ce masque, la substance n’apparaît tout simplement pas » (p. 144). Les rapprochements qu’Emmanuel Parent opère entre la pensée d’Ellison et celle d’Edouard Glissant, notamment la distinction établie par ce dernier entre « cultures ataviques » (celle de l’Europe par exemple, certaines d’avoir une origine en quelque sorte pure) et « cultures composites » (comme celles du continent américain, conscientes de leur caractère impur) sont également très stimulants et contribuent à construire un discours cohérent qui trouve des prolongements dans les deux chapitres suivants, respectivement intitulés « De quelques manifestations du lore noir » et « Au-delà de la race : circulation du lore ». Les pages que consacre l’auteur à l’humour noir américain sont éclairantes à plus d’un titre. Ellison y fait de nouveau figure de fin théoricien, percevant paradoxalement cet humour comme fondamentalement américain, alors même qu’il est une stratégie de survie contre les dominants :
Leur contact quotidien avec l’absurdité, qui prend pour eux la forme de relations raciales aussi irrationnelles qu’indépassables, fait d’eux, on l’a vu, des existentialistes nés. C’est pourquoi, là encore, l’humour noir américain, bien que possédant sa spécificité, ne doit pas être opposé à la culture américaine dominante. Il en exprime bien plutôt une version exemplaire (p. 160).
L’un des intérêts de Jazz Power est aussi de faire le portrait d’Ellison en théoricien mouvant. Sa conception du vernaculaire en particulier évolue en s’affinant avec le temps, mais en gardant toujours sa dimension impure, opposée à la prétendue pureté européenne :
C’est pour cela que l’approche pragmatiste américaine fonctionne comme un antidote au formalisme aigu qui a atteint l’esthétique des grands contenus dans l’Europe des XIXe et XXe siècles […]. Le pragmatisme du vernaculaire est ce qui permet de résister à la sacralisation de l’art pour en retenir l’exigence d’une bonne adéquation entre le style, la forme et la fonction (p. 196).
On peut toutefois adresser quelques reproches à Emmanuel Parent dans le maniement de certaines notions. Ainsi, lorsqu’il évoque le « rire ethnique » des noirs, il particularise celui-ci en se fondant sur des critères culturels, alors même que son propos est de montrer que la culture noire est justement la culture américaine par excellence. Il y a donc une forme de contradiction ici. Par ailleurs, en évoquant la façon dont certains sociologues étudient le « problème noir » (p. 179), il semble reprendre à son compte une expression que Richard Wright avait raillée en son temps, en précisant que s’il y avait un problème racial aux Etats-Unis, c’était bien plutôt un « problème blanc ». Enfin, les expressions « guerre de sécession » et « guerre civile » sont employées alternativement pour désigner une seule et même chose quand seule la première convient.
Dans le dernier chapitre du livre, « Double conscience et Aufklärung », l’auteur examine la manière dont la pensée du vernaculaire selon Ellison a permis de remettre en cause les critères esthétiques occidentaux fondés sur la toute-puissance de la raison, en les rendant inopérants pour aborder le jazz. Remontant jusqu’aux Lumières et à la révolution haïtienne, il opère une très utile distinction entre « la raison pure à prétention universelle, et son instrumentalisation au service de l’intérêt particulier d’une classe dominante » (p. 210), afin de dissiper certains malentendus sur les écrits de critiques contemporains tels que Paul Gilroy, qui bénéficie d’un traitement ambivalent puisque son travail est salué pour son utilité mais également mis à distance, notamment pour sa difficulté à lire le hégélianisme (et c’est un euphémisme). Sans doute, même si ce n’est évidemment pas l’objet premier du livre, fallait-il se positionner de manière plus claire ici et s’interroger sur le succès des écrits de Gilroy, utilisés à tort et à travers ces dernières années, quitte à orienter certains débats de manière parfois erronée.
Cette réserve mise à part, on ne peut que recommander ce livre ardu mais riche, qui donne envie de lire ou relire Ellison, dont l’influence est bien plus importante qu’on ne croit, y compris aujourd’hui. Ce n’est pas le moindre de ses mérites.
par , le 11 janvier 2016
Frédéric Sylvanise, « Éloge de l’impureté », La Vie des idées , 11 janvier 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Eloge-de-l-impurete
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