André Gorz est l’un de ceux qui nous ont permis de comprendre que « la domination de la rationalité économique sur toutes les autres formes de rationalité est l’essence du capitalisme » [1]. Cette clarification a pour effet de replacer la critique des inégalités, du pouvoir de la finance et de l’exploitation du travail dans le cadre plus large d’une critique de la marchandisation et du productivisme. Prendre la mesure de ce qu’implique cette mise en perspective reste un enjeu majeur, tant il est vrai que l’usage non critique des catégories économiques reste la routine de pensée la mieux partagée du monde. Le corps du délit, que Gorz n’est certes pas le seul à pointer, est la naturalisation de la valeur économique – l’idée largement admise de facto qu’il existe quelque chose comme une substance homogène susceptible d’être produite, échangée et quantifiée, unique but et mesure de l’activité sociale. Déconstruire l’idéologie économique est un préalable pour réinvestir avec une radicalité suffisante la question des finalités du développement social, dont l’actualité s’impose, au moins aux européens, dès lors que la croissance tend à devenir, à plus d’un titre, un objectif problématique.
Cette extension du domaine de la critique sociale ouvre un large domaine de convergence avec la pensée écologique, mais, à y regarder de près, le rapprochement entre l’écologie et les courants d’idées issus du marxisme ne va pas sans difficultés. À cet égard, le cas de Gorz – qui s’est lui-même réclamé de cette convergence – est emblématique. L’écologie, certes, implique une critique de la raison économique, mais les choses se compliquent lorsqu’on passe aux attendus philosophiques et aux implications pratiques. Malgré sa rupture avec l’orthodoxie marxiste, Gorz est resté un héritier assumé de la tradition révolutionnaire, fidèle à la conviction que l’émancipation de l’individu donne un sens à l’Histoire. Or, comme nous l’ont appris un certain nombre de penseurs contemporains [2], il existe un rapport étroit, en dépit de certaines apparences, entre l’individualisme radical qui sous-tend l’idée moderne de révolution et la domination de la raison économique. On voit mal, pour être plus concret, comment penser la transition écologique sans réhabiliter des valeurs de responsabilité et d’acceptation des contraintes sociales a priori peu compatibles avec l’idéalisme révolutionnaire.
L’émancipation par l’action politique, contre les conditionnements sociaux
C’est leur attachement commun à l’idée d’émancipation qui relie Gorz à l’humanisme révolutionnaire du jeune Marx. La véritable cause défendue par Gorz, d’un bout à l’autre de son œuvre, est celle de l’autonomie du sujet, qu’il voit menacée non seulement par la domination des puissants, mais aussi par tous les conditionnements sociaux. Une citation permettra d’illustrer la force d’une revendication qui prend la forme d’une affirmation philosophique, mais qui reflète manifestement une sensibilité personnelle ancrée dans sa biographie :
« La question du sujet est restée centrale pour moi, comme pour Sartre, sous l’angle suivant : nous naissons à nous-mêmes comme sujets, c’est à dire comme des êtres irréductibles à ce que les autres et la société nous demandent et nous permettent d’être. L’éducation, la socialisation, l’instruction, l’intégration nous apprendront à être Autres parmi les Autres, à renier cette part non socialisable qu’est l’expérience d’être sujet, à canaliser nos vies et nos désirs dans des parcours balisés, à nous confondre avec les rôles et les fonctions que la mégamachine sociale nous somme de remplir » [3].
Cette pensée de l’émancipation se situe dans la double filiation de l’existentialisme (et de la phénoménologie) et du premier Marx. Dans les manuscrits de 1844, ce dernier développe une critique de la division du travail, source d’aliénation (être séparé de soi-même), et un projet d’émancipation, de réconciliation de l’homme avec lui-même. Gorz ne dit pas autre chose, même s’il élargit la notion marxiste d’aliénation sous l’influence d’Ivan Illich. L’émancipation passe par la reconquête d’une autonomie dans le travail, mais aussi par la réappropriation par chaque individu du cadre matériel de son existence quotidienne.
On peut parler ici, comme chez Marx, d’individualisme radical, malgré l’attente placée dans l’action collective. Le rapport entre l’individu et le « social-historique » est vu, d’une manière fort peu dialectique, comme un rapport foncièrement antagonique. On est loin, par exemple, des efforts de Castoriadis pour articuler l’autonomie, la nature sociale de l’être humain et le caractère toujours déjà institué du social : « L’individu social ne pousse pas comme une plante, mais est créé-fabriqué par la société, et cela toujours moyennant une rupture violente de ce que sont l’état premier de la psyché et ses exigences. Et de cela toujours une institution sociale, sous une forme ou sous une autre, aura la charge » [4]. Si l’on suit Castoriadis, et beaucoup d’autres penseurs en accord avec lui sur ce point, opposer frontalement autonomie et « hétéronomie » n’a aucun sens. Comment, par exemple, imaginer une action politique à visée émancipatrice qui ne soit pas enracinée dans le continuum des processus de socialisation préexistants ? C’est pourtant ce que suggère la citation suivante :
« Le politique se définit originairement par sa structure bipolaire : il doit être et ne peut rien être d’autre que la médiation publique sans cesse recommencée entre les droits de l’individu, fondés sur son autonomie, et l’intérêt de la société dans son ensemble, qui à la fois fonde et conditionne ces droits. Toute démarche tendant à abolir la tension entre ces deux pôles est une négation du politique et de la modernité à la fois » [5].
Au risque d’enfoncer une porte ouverte, on objectera à cela que l’activité politique est indissociable d’un ensemble d’institutions et de processus de socialisation. On ne naît pas citoyen, on le devient par l’effet d’apprentissages divers et, pour ne prendre qu’un exemple, c’est en vue de cette tâche qu’a été instituée l’École républicaine. Il n’y a pas d’action politique sans communauté politique de référence adossée à des institutions.
Pour Gorz, l’école, le droit, la famille, le travail, etc. ne sauraient être des lieux ou des terrains d’émancipation : seule la révolte émancipe. Il est resté, en ce sens, un révolutionnaire. Si nombre de penseurs de la fin du XX° siècle, Furet, Lefort et bien d’autres, ont rompu avec le communisme et l’imaginaire révolutionnaire sous l’effet d’une nouvelle compréhension du phénomène totalitaire, tel n’est pas le cas de Gorz. Sa rupture avec le marxisme orthodoxe est entièrement contenue dans sa critique du productivisme. Seule sa fidélité au projet marxien de libérer l’homme du travail le sépare du communisme. Il ne semble pas qu’il ait vu dans les horreurs du « socialisme réel » la conséquence d’une surestimation du pouvoir instituant de l’action politique.
Une volonté constante de relier la question écologique aux autres contradictions du système
La question écologique occupe une grande place dans les écrits de Gorz, en lien étroit avec la critique du productivisme, mais elle n’a jamais été sa préoccupation première. Il avait certes conscience de l’ampleur des menaces écologiques, mais il voyait d’abord celles-ci comme une illustration de l’incapacité constitutive du système capitaliste à se maintenir dans la durée : « Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 50 ans ». Le caractère non soutenable du capitalisme est d’abord lié aux contradictions proprement économiques analysées par Marx. Comme ce dernier, Gorz pense que « le système évolue vers une limite interne ou la production et l’investissement dans la production cessent d’être assez rentables » [6].
Par ailleurs, pour Gorz, la préservation de la nature ne saurait être une fin en soi. Les « exigences de l’écosystème » n’ont d’importance qu’en tant que celui-ci constitue le cadre de l’existence humaine. Il rejoint ici tous les tenants d’une écologie humaniste pour qui le souci de la nature doit rester subordonné au souci de l’humain. Chez Gorz, cependant, l’écosystème n’est pas seulement le milieu physique de la vie humaine, c’est en tant que cadre d’une existence autonome qu’il doit être défendu : « La "défense de la nature" doit donc être comprise originairement comme défense d’un monde vécu, lequel se définit notamment par le fait que le résultat des activités correspond aux intentions qui les portent, autrement dit que les individus sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes » [7]. Quand il parle de la « bagnole », Gorz n’insiste pas tant sur les nuisances qu’elle provoque que sur le fait qu’elle entraîne ses possesseurs dans une spirale sans fin de dépendance vis à vis du travail et de dégradation de leur cadre de vie.
On est donc loin de l’écologie profonde, qui reconnaît aux espèces naturelles des droits opposables à ceux de l’humanité. Mais on est également loin d’un Hans Jonas pour qui l’attitude écologique trouve sa principale justification dans le devoir moral de préserver le droit à l’existence des générations futures. Gorz n’évoque guère les droits de nos descendants, et l’idée qu’ils puissent être en contradiction avec ceux des humains actuellement vivants n’entre pas dans son champ de réflexion. L’horizon de la faillite du système productiviste est une révolution porteuse de progrès et non une catastrophe susceptible de détruire les bases de la civilisation. Or, comme l’avait vu Jonas, toute idéalisation de l’avenir risque de faire obstacle au sentiment d’urgence et à la conscience de nos responsabilités. Ce n’est par pour rien qu’il se méfiait de l’utopie sociale : « la restriction bien plus que la croissance devra devenir le mot d’ordre et celui-ci sera encore plus difficile aux prêcheurs de l’utopie qu’aux pragmatiques qui ne sont pas liés par une idéologie » [8].
L’émancipation conduit-elle nécessairement à une autolimitation des besoins ?
L’écologie, en effet, est souvent associée à l’idée de contrainte. Son fondement est la prise en compte du caractère limité des ressources et de la fragilité des écosystèmes. Or, ces limites exercent nécessairement des contraintes sur l’activité humaine, et donc sur l’autonomie des individus. Le problème des transports l’illustre mieux que tout. Tous les spécialistes du domaine en conviennent : on voit mal comment lutter contre le changement climatique sans restreindre certaines formes de mobilité. Il est exclu que les 9 milliards d’habitants que comptera bientôt la planète prennent fréquemment l’avion. S’il est facile de s’en prendre au consumérisme vulgaire, à l’accumulation d’objets peu utiles et rapidement obsolètes (la « société de consommation »), il n’en va pas de même avec la mobilité. La possibilité concrète de parcourir le monde semble être l’une des formes les plus tangibles de l’émancipation. La « bagnole » est une cible de choix pour la critique écologique, mais il ne suffira pas pour s’en libérer de développer les transports collectifs. Ceux-ci, en effet, ne peuvent répondre à la demande d’autonomie que satisfait l’automobile. Pour réfléchir concrètement aux implications sociales du défi écologique, rien n’est plus indiqué que de s’attaquer au casse-tête suivant : comment limiter la mobilité sans réduire l’autonomie ? Dans le texte sur l’automobile déjà cité, Gorz imagine que l’on pourrait rendre les lieux d’habitation suffisamment plaisants pour que les gens n’aient pas envie de s’en éloigner. Il faudrait pour cela que « le quartier, ou la commune redevienne le microcosme modelé par et pour toutes les activités humaines, ou les gens travaillent habitent, se détendent, s’instruisent, s’ébrouent et gèrent en commun le milieu de leur vie commune » [9]. On ne peut qu’adhérer à une telle perspective, mais on voit mal, tout bien considéré, comment les gens pourraient cesser d’eux-mêmes d’avoir envie d’aller et venir toujours plus librement, plus loin et plus vite.
Gorz n’ignorait pas la difficulté de dissocier écologie et contrainte sociale : « Le problème qui se pose à l’écologie est donc celui des modalités pratiques qui permette la prise en compte des exigences de l’écosystème par le jugement propre d’individus autonomes, poursuivant leur propre fin au sein du monde vécu » [10]. La question est bien formulée, mais la réponse laisse insatisfait. Gorz se met lui-même dans l’impasse en posant comme principe absolu que les individus doivent être autonomes dans la détermination des fins qu’ils poursuivent.
Reprenons un point clef de son raisonnement : les besoins humains sont limités et l’avidité apparente des consommateurs modernes n’est qu’une « production » du système capitaliste [11]. Qui peut croire cela ? Il est certes peu douteux qu’une bonne partie de nos achats vise à satisfaire des désirs stimulés par la publicité. Mais il faut aussi compter, entre autres choses, avec le désir mimétique. Si l’on suit René Girard, les désirs humains sont radicalement sous-déterminés et donc potentiellement illimités : « Une fois leurs besoins naturels assouvis, les hommes désirent intensément, mais ils ne savent pas exactement quoi, car aucun instinct ne les guide. Ils n’ont pas de désir propre. Le propre du désir est de ne pas être propre » [12]. Le désir est donc bien un phénomène social, mais dans un sens plus radical que ce qu’en dit Gorz. Sa dynamique explosive est inhérente aux relations entre les hommes et, si la structure sociale conditionne les individus, c’est d’abord pour en canaliser les effets. L’individu, en tous cas, ne possède par lui-même aucune propension à l’autolimitation.
On peut ajouter à cela que l’ampleur des efforts à fournir pour sauver la planète va bien au-delà d’une simple modération des désirs. Comme on l’a suggéré dans le cas de la mobilité (mais la même conclusion vaudrait pour le chauffage des logements et l’alimentation), le changement climatique oblige à envisager des contraintes qui ne portent plus seulement sur le superflu mais bel et bien sur une partie du nécessaire (accepter de vivre dans des logements chauffés à 19° et non à 22, manger du poulet plutôt que de la viande rouge, etc.)
Soyons clairs : Gorz a raison de dire qu’il n’y aura pas de transition écologique sans autolimitation acceptée des besoins et des désirs. Mais, contrairement à ce qu’il suggère, cette vertu ne naîtra pas spontanément de l’émancipation des chaînes du capitalisme. La simplicité ne fait nullement partie des aspirations naturelles de l’individu. Reconnaître cela n’implique pas que nous soyons condamnés à la dictature écologique. La logique des comportements humains est, heureusement, plus complexe et subtile. L’ordinaire de la condition humaine est fait de contraintes sociales réflexivement interprétées et assumées. La liberté se conquiert à l’intérieur d’un cadre de rationalité fait de normes, d’institutions, de valeurs et d’outils de compréhension du réel. Ce cadre se présente toujours à l’individu comme un ensemble d’injonctions et de limitations, mais c’est aussi une création permanente à laquelle il participe, ne serait-ce qu’en lui donnant librement un sens toujours nouveau. L’enjeu de la transition écologique peut se comprendre comme la transformation consciente du cadre de la rationalité collective, le passage de la raison économique à une « raison écologique » tenant compte de la finitude de la biosphère. Nous sommes placés devant la tâche inédite de nous donner à nous-mêmes de nouvelles contraintes [13] et de nouvelles institutions [14], en même temps que de nouvelles valeurs.
Autonomie, institutions et empowerment : l’angle mort de la pensée progressiste
Dans cette ligne de pensée, c’est la notion même d’autonomie, au sens de Gorz, qui fait problème. Dans quel contexte d’action, en effet, pourrait-on dire : « la fin se reflète dans les moyens et inversement ; il n’y a pas de différence entre l’une et les autres » [15] ? À l’aune d’un tel critère, toute division du travail, toute mise en jeu d’une technique complexe est à proscrire.
À l’idée d’autonomie, on peut préférer celles d’ empowerment ou de « capabilités » au sens d’Amartya Sen. Dans les deux cas, l’accent est mis sur la possibilité concrète d’agir plus que sur l’indépendance. L’important, c’est le fait d’être en capacité de prendre des initiatives, d’accroître ses compétences et de maîtriser son environnement – que celui-ci soit ou non structuré par la technique et les institutions. Or, l’empowerment n’est pas tant le résultat d’une émancipation que d’une socialisation réussie.
Comme le souligne Anthony Giddens, il n’y a pas lieu d’opposer l’action autonome des individus et les contraintes structurelles de la vie sociale. En règle générale, c’est au contraire à travers les contraintes que s’inventent de nouvelles formes d’action : « Toutes les formes de contrainte sont aussi, selon des formes qui varient, des formes d’habilité. Elles servent à rendre possibles certaines actions en même temps qu’elles en restreignent ou en empêchent d’autres » [16].
De fait, n’est-ce pas ce que l’on constate ? Là où des pratiques sociales vraiment nouvelles émergent (réseaux de troc et d’échange de services, monnaies sociales, etc.), c’est toujours à l’articulation de stratégies de survie et de nouvelles quêtes de bonheur.La transition écologique n’émergera pas de désirs individuels enfin rendus à leur authenticité primitive, mais de la volonté collective d’affronter un péril vital pour l’humanité et de s’adapter à de nouvelles conditions d’existence.
Débattre avec Gorz oblige à s’interroger sur la persistance de l’idéalisme révolutionnaire. La prégnance de cette vision du monde va bien au-delà de l’attente d’un « grand soir ». Elle s’exprime dans un trait récurrent de la pensée française, à savoir la tendance à penser la liberté contre les institutions. Luc Boltanski a récemment souligné la « tendance partagée par un grand nombre d’auteurs critiques français des années 1960 –1970 à décrire surtout les institutions sous le rapport des effets de domination qu’elles exercent » [17]. Il est en effet frappant de constater que, chez quelques-uns des penseurs qui ont dominé la scène intellectuelle française (Foucauld et Bourdieu, notamment), la question du rapport aux institutions est surdéterminée par celle de la domination. Pour le dire de manière polémique, la critique du totalitarisme reste inachevée. Elle a restauré le politique comme activité autonome, mais elle n’est pas allée jusqu’à rompre avec l’anthropologie qui sous-tend l’idéalisme révolutionnaire.
S’il est devenu nécessaire de défaire le lien entre la critique de la société de marché et ce qui reste de l’utopie marxiste, c’est qu’il fait obstacle à l’émergence du réformisme radical dont nous avons besoin. La seule manière pertinente de s’opposer à l’hégémonie du principe marchand consiste en effet à défendre la diversité des ordres de valeur et, pour cela, renforcer les institutions (l’École, le Droit, la Science, la Culture, les normes éthiques, etc.) qui incarnent une autre idée de ce qui vaut. Quelles que soient par ailleurs les formes de domination qui s’y manifestent, elles permettent à d’autres logiques de reconnaissance de structurer les pratiques sociales. Or, tant qu’elles seront vues principalement comme des lieux d’aliénation et des obstacles à l’émancipation, il sera difficile de s’atteler sérieusement à la tâche de les réformer.