Longtemps peu connue en France, l’œuvre de l’historien anglais Edward P. Thompson fait désormais l’objet d’une importante reconnaissance dont témoignent des traductions et publications récentes [1]. Figure majeure de l’historiographie britannique et activiste insatiable, Thompson mena de front l’élaboration d’une œuvre originale et de virulents combats politiques. Son écho a d’ailleurs rapidement dépassé le seul monde des historiens : en renouvelant l’étude des classes sociales et du droit, en plaçant les acteurs et leur expérience au cœur de sa réflexion, en explorant de façon inédite les racines du capitalisme et les résistances populaires, il marqua de son empreinte les sciences sociales de la seconde moitié du XXe siècle. Même s’il fut l’objet de vives critiques de son vivant, il n’a cessé d’être canonisé depuis son décès en 1993. Un retour sur la trajectoire et les engagements de l’une des grandes figures intellectuelles du XXe siècle s’impose donc.
La « décennie des héros »
Edward Palmer Thompson naît en 1924 à Oxford dans une famille cosmopolite (son père enseignait le Bengali après avoir vécu en Inde). La période qui court du front populaire à la Libération a joué un rôle décisif dans sa formation politique et intellectuelle. Il l’appellera la « décennie des héros », une période troublée et difficile mais aussi remplie de courage et d’espoir [2]. Il adhère au petit Parti communiste britannique dès 1942, alors qu’il est encore étudiant à Cambridge. Il sert ensuite dans l’armée en participant aux campagnes militaires en Afrique du Nord et en Italie. Son frère aîné était devenu communiste dans la foulée des atrocités de la guerre civile espagnole et des persécutions d’Hitler. En 1944, la mort de ce frère, alors qu’il servait comme agent de liaison entre l’armée britannique et les partisans communistes et antifascistes bulgares, l’affecte profondément [3].
De retour en Angleterre, il communie dans l’euphorie de la victoire et célèbre les grèves et les grandes réformes sociales. En 1946-1947, il participe également à la construction du « chemin de fer de la jeunesse » dans la nouvelle Yougoslavie socialiste, aux côtés de paysans, d’ouvriers et d’étudiants ; cette expérience, d’une grande importance, contribue notamment à le rendre sensible à l’« activité autonome du peuple » [4]. Thompson s’installe ensuite dans le Nord de l’Angleterre, au sud de la chaîne des Pennines, qui avait accueilli l’industrialisation au XIXe siècle. C’est dans ce lieu saturé par la mémoire du mouvement ouvrier qu’il participe au mouvement d’éducation populaire et enseigne pour les adultes au sein de l’université de Leeds — la seule position alors possible pour un jeune intellectuel communiste.
Les débuts de la guerre froide et le souvenir de la résistance au nazisme le maintiennent alors proche du Parti communiste. Thompson milite contre la guerre de Corée, dirige le comité pour la paix d’Halifax puis devient secrétaire de la fédération des organisations pour la paix du Yorkshire, dont il édite le journal local. À cette époque, il est d’abord attiré par la littérature. Son premier travail de grande ampleur est d’ailleurs consacré à la figure de William Morris qu’il tente de réhabiliter comme penseur socialiste et figure oubliée du communisme européen [5]. Cet intérêt pour le socialisme romantique anti-industrialiste de Morris lui fournit sans nul doute les ressources pour s’écarter peu à peu de l’orthodoxie communiste dominante à l’époque.
De l’historien communiste au socialiste humaniste
Dans les années 1950, Thompson appartient au groupe des historiens du parti communiste (Communist Party Historians Group) dont il devient peu à peu l’une des figures de prou. Ses premiers travaux prennent corps dans l’émulation intellectuelle qui accompagne la création en 1952 de la revue Past and Present, à l’initiative d’historiens communistes comme Christopher Hill, Eric Hobsbawm, Rodney Hilton ou George Rudé, tous soucieux de rompre avec le conservatisme dominant dans le champ académique britannique [6]. La revue se veut un forum de débats, largement ouverte à des historiens non marxistes. Alors qu’en France les intellectuels communistes sont fortement encadrés par le parti, en Grande-Bretagne les liens sont plus lâches, et les historiens sont d’ailleurs en première ligne contre la ligne officielle du mouvement. L’année 1956, marquée par le rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline et par la sanglante répression de l’insurrection hongroise, est un tournant. Thompson rompt alors avec la direction du parti et dénonce sans relâche le régime soviétique [7].
L’année suivante, il fonde avec son ami John Saville le New Reasoner (du nom d’un périodique radical du XIXe siècle) en vue de contribuer à la réflexion qui s’engage sur l’avenir du socialisme. Comme l’expérience de Socialisme et Barbarie menée en France à la même époque autour de Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, le projet de cette revue était de restaurer la crédibilité morale du projet communiste en dénonçant le catéchisme stalinien, ses dérives et ses apories. Dès le premier numéro, Thompson défend un « socialisme humaniste » qui reconnaîtrait l’autonomie critique des individus contre l’abstraction des forces productives, et pourfend le « stalinisme qui, comme le capitalisme, réduit l’être humain à n’être plus qu’une chose, une pure marchandise ou un appendice des machines » [8]. En 1960, il participe à la création de la New Left Review, autour de laquelle se cristallise le mouvement de la New Left qui tente d’élaborer un marxisme revisité à l’écart de l’orthodoxie stalinienne. Il quitte pourtant le comité éditorial dès 1962 après sa rupture avec la nouvelle ligne impulsée par Perry Anderson, qu’il juge à la fois trop abstraite et théorique, et surtout trop déconnectée du mouvement ouvrier.
Lorsque paraît La Formation de la classe ouvrière en 1963, Thompson se trouve donc isolé sur le plan politique. C’est pourtant ce grand livre qui le fait connaître très largement et le consacre soudainement comme théoricien du marxisme et pionnier d’une histoire sociale renouvelée. Rédigé entre la fin des années 1950 et 1963, l’ouvrage a rapidement été perçu comme une œuvre majeure, Hobsbawm le comparant à un « volcan en éruption ». Il porte en effet l’empreinte des engagements théoriques et politiques de son auteur et introduit plusieurs inflexions décisives dans la réflexion historique. Il propose d’abord une « histoire par en bas (from below) », c’est-à-dire une histoire du peuple et de la marginalité, de la révolte et de la résistance, attentive à l’autonomie de pensée et d’action du peuple [9]. À travers 16 chapitres très denses, dont chacun éclaire un aspect de l’Angleterre de la « révolution industrielle » (les traditions populaires du XVIIIe siècle, le méthodisme, les luttes sociales du luddisme jusqu’aux premiers syndicats), Thompson fait revivre la « culture héroïque » de ceux qui cherchèrent à maintenir vivant « l’arbre de la liberté ». Contre l’économisme et le déterminisme véhiculé par un marxisme simplifié, Thompson privilégie la notion d’expérience et l’agency des acteurs. Contre le réductionnisme économiciste, il tente de reconceptualiser le matérialisme historique et de repenser les classes sociales [10].
Pour lui, la « classe » n’était ni une « structure », ni une « catégorie », mais « quelque chose qui se passe en fait — et qui, on peut le montrer, s’est passé — dans les rapports humains ». Une classe sociale est donc l’expression sociale et politique d’un processus conflictuel fondé sur les expériences des hommes et des femmes en tant qu’acteurs de l’histoire. Par « conscience de classe », Thompson désigne la manière dont ces expériences sont traduites « en termes culturels et s’incarnent dans des traditions, des systèmes de valeurs, des idées et des formes institutionnelles ». Sa manière d’écrire l’histoire est originale car elle ne passe plus par le truchement des seules organisations et refuse de considérer les acteurs comme des réceptacles passifs d’idées qui les dépasseraient : « Aucune idéologie n’est intégralement absorbée par ses adeptes, écrit-il, elle se transforme dans la pratique de mille façons sous l’effet de l’action spontanée et de l’expérience ». Dans ces conditions, l’histoire de la formation de la classe ouvrière ne saurait être ramenée à un simple processus mécanique ; elle « relève tout autant de l’histoire politique et culturelle que de l’histoire économique. Elle n’est pas née par génération spontanée à partir du système de la fabrique. [...] La classe ouvrière se créa elle-même tout autant qu’on la créa » [11].
Alors qu’il était largement inconnu en dehors des milieux de la gauche radicale, le livre le propulse en quelques années au cœur de l’historiographie mondiale. En inaugurant une exploration historique non réductionniste des classes sociales, l’ouvrage prend à contre-pied les traditions intellectuelles dominantes. Il s’oppose autant à l’histoire économique, nourrie de l’économie politique classique, qu’aux analyses marxistes, qui réduisaient les classes aux seuls rapports économiques de production. Par son refus des déterminismes trop simples, Thompson inaugure aussi une approche plus réflexive à l’égard des grandes catégories et entités des sciences sociales, tout en redonnant une autonomie de jugement et d’actions à des acteurs qu’il s’efforce de « sauver de l’immense condescendance de la postérité ». À sa sortie, le livre est pourtant loin de faire l’unanimité, certains dénonçant le « romantisme » et les « présupposés théoriques » de Thompson. Ses interprétations sont parfois jugées excessives, sa lecture de la « Révolution industrielle » trop « catastrophiste ». En dépit des polémiques, avivées par la radicalité de ses interprétations et la virulence de sa prose, le livre devient rapidement un classique Outre-Manche. Il est réédité en poche dès 1968 avant d’être traduit et commenté dans de nombreux pays [12]. L’ouvrage circule d’abord dans le monde anglo-américain : il est abondamment lu et discuté sur les campus états-uniens ; dans les années 1970, il influence aussi les premiers travaux des jeunes historiens radicaux indiens — réunis plus tard sous l’étiquette des « Subaltern Studies » — qui engagent alors des recherches sur les résistances populaires à l’impérialisme et au capitalisme. Dans les années 1980, Thompson est ainsi devenu l’un des historiens du XXe siècle les plus cités au monde [13], même si les logiques d’appropriation de son œuvre ont pu varier selon les disciplines et les pays, comme le montre notamment le cas français où La Formation de la classe ouvrière anglaise n’a été traduite qu’en 1988.
Le temps des consécrations et des controverses
Les années qui séparent la publication de la Formation de la classe ouvrière anglaise et le retour en force de Thompson dans l’arène politique en 1980 sont particulièrement prolixes et fécondes sur le plan intellectuel. En 1965, il quitte le Yorkshire et s’installe dans les Midlands où il devient directeur du « Center for the Study of Social History » de la toute jeune université Warwick qui devient rapidement un lieu d’attraction pour de jeunes historiens talentueux. Même si cette position institutionnelle stable ne dure pas, puisqu’il en démissionne avec fracas en 1971 pour protester contre l’inféodation croissante de l’université aux intérêts privés, elle lui permet néanmoins d’initier de nombreuses recherches.
Après 1965, Thompson poursuit son travail en explorant la période en amont de la formation de la classe ouvrière. Dans plusieurs textes qui feront date, il renouvelle l’historiographie du XVIIIe siècle anglais et approfondit l’étude du capitalisme et des résistances à la domination [14]. En 1967, il explore ainsi les transformations du rapport au temps et les nouveaux « systèmes de pouvoir » introduits par le capitalisme industriel. Il y montre comment celui-ci ne se limite pas à l’exploitation économique mais façonne aussi l’organisation du temps et de nouvelles subjectivités [15]. Dans plusieurs autres articles très influents, il réexamine les cultures populaires du XVIIIe siècle telles qu’elles se donnent à voir dans des pratiques comme les émeutes frumentaires ou le braconnage.
La notion « d’économie morale », introduite dès 1963 mais explicitée dans un article majeur publié en 1971, sera sans doute la proposition de Thompson la plus discutée. Elle visait à penser l’action des foules émeutières comme des pratiques populaires disciplinées et réfléchies, plutôt que comme de simples réactions instinctives à la misère [16]. Le coup de force intellectuel de l’auteur consiste à introduire une dimension « morale » dans l’analyse marxiste des rapports sociaux : cette « économie morale » des pauvres ou de la foule désigne « une vision traditionnelle des normes et des obligations sociales, des fonctions économiques appropriées occupées par les diverses parties de la communauté », ce qui implique qu’un système de normes et d’obligations façonne les actions populaires. Depuis quarante ans, la notion, autant critiquée que célébrée, n’a cessé de faire débat. Le premier à s’en être emparé est l’anthropologue James C. Scott, parti en quête de l’« économie morale » des paysans d’Asie du sud-est. Par la suite, beaucoup de chercheurs ont transposé cette notion forgée pour décrire l’action des paysans anglais du XVIIIe siècle à d’autres contextes : à celui des pays dits en voie développement, mais aussi aux ouvriers de l’industrie, voire à la fabrique des sciences [17]. En 1991, Thompson lui-même est revenu sur les usages de cette notion et les « polémiques » qu’elle a suscitées : « Rien ne pouvait produire plus de colère chez mes critiques que la notion qu’un émeutier de la faim pouvait avoir plus de "morale" qu’un disciple d’Adam Smith », pourtant — ajoute-t-il — « ce n’était pas le sens que je donnais à ce mot », l’économie morale désignait d’abord les formes d’organisation de l’ancienne société paysanne, le fait que « chaque part est reliée au tout et chaque membre reconnaît ses devoirs et ses obligations » [18]. Face à la prolifération des usages de ce concept, Thompson lui-même en a restreint le sens. Le débat n’a cessé, par la suite, de se poursuivre sur les contours, les limites et apports épistémologiques possibles de cette notion [19].
Dans ses travaux, Thompson continue inlassablement d’essayer de « sauver de l’immense condescendance de la postérité » les acteurs du passé. C’est encore cette ambition qui anime sa longue enquête sur les braconniers à travers laquelle il propose de repenser le rôle du droit dans la société. Dans son livre Whigs and Hunters (1975), il s’oppose à l’interprétation réductrice véhiculée par « certains théoriciens [...] incapables de considérer le droit autrement que sous la forme de flics chargeant des fumeurs de cannabis ou des manifestants inoffensifs ». Contre les approches trop formalistes ou instrumentales, Thompson anticipe sur les renouvellements épistémologiques à venir en montrant que « les gens ne sont pas aussi stupides que certains philosophes structuralistes ont souvent tendance à le croire », qu’ils savent mobiliser le droit au service de leur cause, le « droit fut moins un instrument de pouvoir de classe qu’un terrain central de conflit » [20].
Toutes ces enquêtes historiques, riches et fructueuses sur le plan théorique, sont indissociables des combats qu’il mène parallèlement contre le marxisme « structuraliste ». Durant les années 1960, Thompson a en effet été vaincu et mis en minorité sur le plan politique. Profitant de sa nouvelle réputation et de sa reconnaissance en tant qu’historien, il tente de poursuivre la bataille sur le terrain des idées [21]. Il polémique ainsi avec les figures montantes de la New Left, défendant par exemple l’héritage du radicalisme politique anglais contre ceux qui regrette l’absence de tradition marxiste outre-Manche [22]. Le conflit est également historiographique, et porte par exemple sur la description de la bourgeoisie anglaise du XVIIe siècle ou sur l’interprétation des traditions réformistes du mouvement ouvrier britannique. Thompson critique notamment les illusions théoriques de Perry Anderson, victime selon lui de sa fascination pour les philosophes français ; il bataille en particulier contre les séductions exercées par l’« idéalisme » de Louis Althusser et par le marxisme d’essence structuraliste dans les rangs de la gauche intellectuelle britannique [23]. Contrairement à ce qui a parfois été dit, Thompson ne s’oppose pas à la théorie mais il demande qu’elle soit confrontée aux dynamiques historiques. Il appelle ainsi les philosophes à « descendre des hautes sphères de la "pratique théorique" et à développer des concepts appropriés à l’analyse historique des processus » [24].
Pourtant, à la différence du philosophe dissident polonais Leszek Kolakowski auquel il s’oppose lors d’une controverse fameuse au milieu des années 1970 à propos de l’interprétation du marxisme, Thompson continue de se définir comme socialiste et de se revendiquer de la tradition marxiste qui n’est en rien réductible, selon lui, à sa caricature du XXe siècle et aux crimes de Staline [25]. Il insiste sur l’existence d’une tradition dissidente et sur les alternatives possibles au marxisme stalinien. À l’époque, il est proche du sociologue Raymond Williams et participe d’ailleurs à la rédaction du May Day Manifesto (1967-1968), célèbre texte de la nouvelle gauche prenant ses distances à l’égard des mythes de la modernisation, ce « modèle technocratique de société, non conflictuel et politiquement neutre, dissolvant les authentiques problèmes et conflits sociaux dans les abstractions de la "révolution scientifique", du "consensus" et de la "productivité" ». Dans les années 1990, Michael Löwy propose d’interpréter l’œuvre de Thompson comme une tentative pour « reformuler en termes marxistes (hétérodoxes) la tradition romantique de critique de la civilisation capitaliste/industrielle » [26]. Son originalité et son isolement politique viennent de son rejet du modernisme, qu’il soit de gauche ou de droite, son refus d’adhérer trop facilement à cette idéologie du progrès linéaire et inéluctable qui a servi de ciment aux sociétés industrielles après 1945.
Cet aspect du marxisme romantique de Thompson est effectivement une clé essentielle pour comprendre son œuvre et ses engagements, comme les nombreuses incompréhensions et critiques qu’ils ont suscitées. Comme d’autres penseurs de ce socialisme romantique anti-industrialiste, à l’image de Lewis Mumford aux États-Unis à la même époque, Thompson a tenté de dessiner une voie alternative. Il l’a recherchée dans le passé, dans des traditions intellectuelles oubliées comme dans les résistances populaires au capitalisme. C’est dans l’un de ses derniers textes qu’il explicite son projet : l’homme économique et la modernité capitaliste ont remodelé les besoins et ouvert une trajectoire qui « peut désormais menacer l’espèce humaine elle-même (au sud comme au nord) avec la catastrophe écologique », or ce sont désormais ces présupposés partagés par les libéraux de droite et les « communistes étatiques » qui doivent être contestés. « Nous ne reviendrons jamais à la nature humaine précapitaliste, pourtant le rappel de ses besoins, espoirs et codes alternatifs peut renouveler notre sensibilité à l’égard de l’éventail des possibles ». L’histoire peut nous aider à imaginer une nouvelle nature humaine qu’il faudra inventer lorsque les modèles du capitalisme et du « communisme d’État » se seront épuisés [27].
Face à l’exterminisme
Après 1968, Thompson est donc devenu un historien abondamment lu et célébré. Ses écrits entrent en résonance avec les renouvellements politiques et théoriques à l’œuvre dans les années 1970. Sa critique des illusions de l’industrialisme est notamment en phase avec la montée de l’écologie politique ; son intérêt pour la culture, les acteurs et leurs expériences, offre des ressources pour renouveler les sciences sociales. En Amérique du Nord, il est lu sur les campus par les étudiants contestataires qui tentent de réinventer l’histoire sociale et défendent une nouvelle approche du mouvement ouvrier. Toujours durant ces mêmes années, il voyage et donne de nombreuses conférences dans le monde. En 1976-1977, il se rend en Inde où il marque les jeunes historiens radicaux réunis plus tard sous l’étiquette des « Subaltern Studies » [28]. En France, il participe avec Eric Hobsbawm aux tables rondes d’histoire sociale organisées par Clemens Heller à Paris [29]. La fin des années 1970 introduit cependant une rupture apparente dans la trajectoire de Thompson, qui décide de mettre son œuvre d’historien de côté pour se consacrer au mouvement anti-nucléaire. Dans son beau témoignage, Eric Hobsbawm — l’autre grande figure de l’historiographie marxiste outre-Manche — a exprimé ses regrets face à ce choix qui l’a conduit à se détourner de l’histoire et à laisser inachevée « une grande œuvre historique, qui pouvait marquer toute une époque » [30].
Mais l’engagement anti-nucléaire de Thompson n’a rien de neuf, et son activisme s’inscrit dans la continuité de ses positions et de son travail antérieurs. En 1979-1980, alors que la Guerre Froide semble connaître un renouveau, accentuant encore son pessimisme, Thompson participe à la rédaction de l’« Appel pour un désarmement nucléaire européen » en réaction à la décision de l’OTAN d’installer des missiles en Grande-Bretagne et sur le continent européen. Dans ce texte, il plaide pour une Europe dénucléarisée et s’inquiète de « la diffusion de plus en plus rapide des centrales atomiques et de la croissance de l’industrie nucléaire ». Alors que la droite libérale et militariste arrive au pouvoir en Angleterre comme aux États-Unis, Thompson devient un militant actif, rompant avec la prudence habituelle dans la profession historienne. Le mouvement né en Grande-Bretagne essaime rapidement dans toute l’Europe, donnant naissance à une vaste compagne pacifique et antinucléaire. Thompson s’y investit avec fougue dans la première moitié des années 1980 : il rédige des dizaines d’articles pour la presse européenne et américaine, apparaît fréquemment à la télévision, et multiplie les conférences et les interviews en Angleterre comme à l’étranger [31]. Il s’en prend aux deux blocs, ce qui lui vaut d’être dénoncé autant comme un agent de la CIA que de l’URSS, et exhorte ses contemporains à abandonner la logique de la guerre froide pour réinventer une société pacifiée. De même que les ouvriers anglais du début du XIXe siècle s’étaient rebellés contre le nouveau système d’exploitation du capitalisme industriel, les citoyens de l’Est comme de l’Ouest devraient, selon lui, se révolter collectivement contre l’évolution aveugle qui conduit tout droit à l’effondrement thermonucléaire. L’idée d’agency, ou capacité d’agir, qui était au cœur de sa réflexion d’historien, reste le moteur de son engagement. Contre tout fatalisme, il en appelle à une insurrection des populations pour résister à l’abîme qui se dessine et inventer une Europe démocratique.
Alors que la plupart des intellectuels de sa génération se désintéressent de la question nucléaire, ou du moins gardent un silence prudent à son sujet, Thompson se lance dans une vaste réflexion pour l’éclairer. Dans un texte célèbre, beaucoup commenté et rapidement traduit à l’époque avant d’être largement oublié ensuite, il compare les « moulins de Satan » de l’âge nucléaire aux premières usines de la révolution industrielle. Il interroge « le type de société que produisent les moyens d’extermination de l’humanité » et propose le concept « d’exterminisme » pour en rendre compte [32]. Il esquisse une analyse historique et sociologique des technologies nucléaires et de l’industrie de l’armement qui tendent à structurer la société dans son entier : « l’exterminisme indique les caractéristiques d’une société (exprimées à des degrés divers dans son économie, ses institutions politiques, son idéologie) qui la poussent dans une direction au bout de laquelle il y a l’extermination des masses » [33]. Sur un ton prophétique et catastrophiste qui lui a beaucoup été reproché ensuite, Thompson analyse les dynamiques irréversibles et autonomes du développement industriel de l’âge atomique, qui tend à contaminer toute la société, à militariser les civils, à imposer un cadrage modernisateur qui rend tout discours critique impossible. Pour lui, « les divergences secondaires doivent s’effacer devant l’impératif de survie écologique de l’humanité » (ibid., p. 53.).
Lorsque le mouvement anti-nucléaire s’essouffle, à la fin des années 1980, Thompson se met définitivement en retrait de la politique. Il semble renoncer également au marxisme et se dit fatigué par les débats sans fin à son propos. Pour autant, il n’est pas de ceux qui renièrent leurs idéaux pour s’abandonner au libéralisme triomphant au cours des années 1980. Il n’a cessé de critiquer les idéologies autoritaires et ne s’est jamais rallié au chœur des thuriféraires de la fin de l’histoire et du triomphe universel du capitalisme libéral et du mode de vie américain. Qu’on l’appelle « humaniste », « romantique » ou « pacifiste », son socialisme n’a cessé de s’adapter aux enjeux du monde, pour contester le développement capitaliste et ses ravages. En mêlant la rigueur et l’exigence de l’écriture historique à la fougue du polémiste, Thompson a essayé de tenir ensemble le travail intellectuel et l’engagement, sans les opposer mais en tentant de les féconder et de les renforcer mutuellement. Plus de vingt ans après sa mort, et alors que les crises financières et environnementales accompagnent de nouvelles guerres impérialistes, l’horizon dessiné par son œuvre mérite de rester le nôtre.