Des discours de Clinton à Cameron, en passant par ceux de Blair, Netanyahu et Obama, on ne compte plus les variations sur le thème du changement, devenu incontournable sur la scène politique contemporaine. Concept protéiforme, il circule d’un bout à l’autre du spectre politique sans vraiment résoudre les contradictions qu’il soulève. Au Royaume-Uni par exemple, le New Labour a gagné trois general elections sur la plateforme du changement et du renouveau tout en se proclamant le seul parti habilité à diriger le pays. Pour la campagne d’avril-mai 2010, une nouvelle aporie du discours fait surface, puisque c’est le conservateur David Cameron qui se présente comme agent du changement dans le pays et refait une beauté sociale à son parti. Mais comment résoudre ces contradictions pour offrir aux électeurs un discours convaincant ? Le changement est-il devenu une formule magique du discours politique contemporain, ou faut-il remettre en question sa valeur de principe ?
Il faut également se demander quelles formes prend le changement dans le discours politique britannique. Le changement selon Cameron n’est-il qu’un recyclage d’un thème de campagne efficace mais épuisé par les travaillistes ? Au contraire, le parti conservateur parvient-il à créer son propre discours du changement ? Pour répondre à ces questions, je propose une étude de l’expression du changement et du progrès dans des corpus conservateurs et travaillistes. J’adopte pour cela l’angle de la linguistique cognitive en m’intéressant tout particulièrement aux métaphores conceptuelles du discours, qui s’avèrent extrêmement utiles pour quiconque cherche à déchiffrer le discours politique contemporain. D’après la théorie de la métaphore conceptuelle [Lakoff et Johnson, 2003], je ne considère ainsi pas les métaphores comme de simples effets cosmétiques du discours, mais comme des éléments essentiels de notre système conceptuel. Cette fenêtre ouverte sur notre processus de compréhension des phénomènes complexes, appliquée au domaine politique, permet de formuler une analyse originale du discours politique contemporain. Je reviendrai tout d’abord sur le discours travailliste du changement sous Tony Blair (1994-2007), point de référence pour l’analyse détaillée, et de prime abord paradoxale, du discours conservateur du changement chez David Cameron (2007-2010).
La théorie de la métaphore conceptuelle
Dans la théorie classique, la métaphore est considérée comme une figure de style où un élément A est comparé à un élément B en disant que A est B. Les locuteurs en font un usage conscient et délibéré, et il serait tout à fait possible de considérer le langage sans ses métaphores.
Au contraire, en linguistique cognitive, la métaphore existe d’abord au niveau des concepts, et non des mots. Elle a pour but de faciliter la compréhension de certains concepts, et n’indique pas forcément la similarité. Elle est omniprésente dans la vie quotidienne et est souvent utilisée de manière inconsciente, puisqu’elle fait simplement partie du processus de pensée et de raisonnement humain. On parle donc de métaphore lorsqu’un domaine conceptuel (1) est compris en termes d’un autre domaine conceptuel (2). La métaphore linguistique qui en résulte n’est en fait que la manifestation concrète de la métaphore conceptuelle. Le domaine source (plus concret, plus simple ou plus humain) est utilisé pour comprendre le domaine cible (plus abstrait, plus complexe ou moins humain). Par exemple, l’expression « mon ordinateur est mort hier » est une manifestation linguistique de la métaphore conceptuelle les ordinateurs sont des êtres humains. Le domaine source (les êtres humains) est utilisé pour comprendre le domaine cible (les ordinateurs). Il ne s’agit pas là d’un effet de style, mais de la manière dont le locuteur comprend l’existence de son ordinateur.
Things can only get better » : le New Labour et le progrès perpétuel
Dès l’arrivée de Tony Blair à la tête du parti en 1994, et surtout après l’abandon de la Clause IV de la constitution travailliste [1] en 1995, le New Labour s’est présenté comme le parti par lequel le changement arrive. Une équation discursive s’établit rapidement entre le changement et le progrès, dont le New Labour se présente comme l’agent unique sur la scène politique britannique [2].
Du point de vue étymologique, le premier sens du nom change met en avant l’idée de différence, comme le veut son origine latine cambium qui signifie « échange ou substitution d’une chose pour une autre » (Oxford English Dictionary). L’aspect de nouveauté dans le terme de change est donc une conséquence de sa signification première ; en effet, si l’on substitue une chose à une autre, on obtient souvent quelque chose de nouveau. Si la différence dans le changement n’apparaît que rarement dans le corpus travailliste, c’est précisément parce que l’accent est mis sur l’aspect de nouveauté du changement. De fait, l’adjectif new y est omniprésent :
(1) new ways and new ideas to tackle the new issues…
La fréquence des termes change et new est significativement plus importante dans le discours travailliste que dans le discours conservateur [3]. Il en va de même pour le champ lexical du renouveau et de la modernisation :
(2) We have modernised the Labour Party and we will modernise Britain…
Si l’on peut comprendre cette préférence pour la nouveauté comme un signe d’allégeance à ce que Robin Lakoff [1991] décrit comme une « culture de l’avenir », il s’agit surtout de la rattacher à la stratégie générale du parti, qui est de présenter systématiquement le changement apporté par le New Labour comme un exemple de progrès. Ainsi, le concept de changement est quasi systématiquement associé à celui d’augmentation et de verticalité : les revenus augmentent, les conditions de vie s’améliorent, tous les indicateurs pointent vers le haut. L’association entre changement et progrès se fait alors très facilement : si avec le New Labour le changement amène toujours plus de choses et le changement pointe toujours vers le haut, il devient naturel que le changement soit symbole de progrès :
(3) But I believe Britain can and must be better : better schools, better hospitals, better way of tackling crime…
L’effet est renforcé par la métaphore de la structure verticale – le système conceptuel anglais aime en effet à entendre des entités complexes en ces termes :
(4) In our third term we will build new ladders of social mobility and advancement on the firm foundations of stability, investment and growth.
(5) That is the choice : to make progress or to dismantle the foundations laid.
La métaphore s’applique à de nombreux éléments du discours travailliste (comme la prospérité, le futur ou l’économie), parfois jusqu’à donner des résultats relativement surprenants, comme à l’exemple (4) où l’on grimpe à l’échelle (ladder) d’ascension sociale tout en la construisant (et en la multipliant), alors que celle-ci semble être dotée, telle une maison, de fondations. Cependant, ces exemples disparates se rassemblent sous la métaphore qui comprend la Grande-Bretagne comme un bâtiment. Il est intéressant de noter que le pays n’est pas présenté comme un manoir vieux de plusieurs siècles qui regorgerait de trésors architecturaux et d’antiquités à préserver, ce qui aurait par exemple souligné l’importance de l’histoire dans l’identité britannique. Au contraire, la Grande-Bretagne est décrite comme un bâtiment encore en construction. On comprend ainsi que les leaders du pays (ou plus précisément ici les leaders travaillistes) sont les architectes du bâtiment ; les fondements de la politique du gouvernement et les ressources du pays sont les fondations du bâtiment, et les électeurs sont les ouvriers qui construisent le bâtiment. Le futur du pays correspond aux parties du bâtiment qui sont encore à construire et la suppression d’obstacles au progrès (projets conservateurs ou critiques des « vieux » travaillistes) équivaut à briser un plafond de verre. On retiendra deux conséquences importantes de cette métaphore. Tout d’abord, puisque la Grande-Bretagne est toujours en construction, il devient difficile d’avoir une opinion définitive sur le travail des architectes ; le discours travailliste insiste ainsi sur le fait que la mise en place de mesures prend du temps. Les leaders ne peuvent être jugés que sur leur vision d’origine ou sur le travail déjà accompli, mais en aucun cas sur ce qui n’est pas encore terminé (fait discutable mais très cohérent au sein de cette métaphore [4]). De plus, si les électeurs ne votent pas pour le New Labour, le bâtiment se verra détruit (5) sans laisser de trace. Même en supposant que les adversaires des travaillistes ne soient pas les agents directs de la démolition dans la citation (5), le bâtiment finira au mieux par se détériorer entièrement, pour arriver au même résultat. Les électeurs sont donc face à une alternative simple : progrès ou destruction. Notons que c’est ignorer là un certain nombre d’autres possibilités, comme celle de la construction d’un autre bâtiment, ou celle du même bâtiment terminé grâce aux plans de nouveaux architectes. L’analyse de la métaphore conceptuelle du bâtiment, en lien avec le concept de progrès, montre clairement comment le New Labour choisit de souligner certaines conséquences métaphoriques pour créer une véritable dichotomie entre Travaillistes et Conservateurs, et réduire autant que possible les doutes des électeurs.
Dichotomies du discours et métaphores temporelles
La rhétorique du changement permet en effet au New Labour de créer un système d’oppositions Travaillistes/Conservateurs, qui laisse à ses adversaires une marge de manœuvre très limitée dans le discours [5]. Tout d’abord, si les Travaillistes représentent le changement, alors les Conservateurs représentent le statu quo et leurs choix politiques sont présentés comme des dogmes. Le discours va bien plus loin : si le New Labour représente la culture du futur, les Conservateurs représentent le passé. À nouveau, différentes conséquences étaient possibles ; les Conservateurs auraient notamment pu proposer un autre futur. Mais ici, voter pour les Conservateurs reviendrait à faire marche arrière, chose à éviter à tout prix pour les Travaillistes :
(6) There will be no return to the penal tax rates that existed under both Labour and Conservative governments in the 1970s.
Dans les discours de l’époque, le New Labour pousse l’interprétation jusqu’à reléguer le Parti conservateur au rang de monstre ou de fantôme dignes d’un mauvais film d’horreur. En 1999, Tony Blair les compare à la famille Addams, alors qu’une affiche de campagne de 2001 les présente en zombies modernes venus terroriser les Britanniques à coup de taux d’intérêts galopants.
Pour comprendre pourquoi ce système d’oppositions fonctionne si bien, malgré un parti pris presque trop évident, il convient une nouvelle fois d’en revenir aux métaphores conceptuelles en jeu dans le discours. Un discours qui parle d’avancer vers le futur ou de retourner vers le passé met en jeu deux systèmes de métaphores fondamentales. D’un côté, nous percevons souvent le temps qui passe comme un voyage le long d’une route [6]. De l’autre, nous comprenons également les événements de notre vie comme un voyage, et nos buts comme les destinations de ce voyage. Mais cette fois la route que nous suivons n’est pas celle du temps : elle se compose d’une suite d’actions et d’événements. Métaphores temporelles et métaphores événementielles ont donc un domaine source en commun, celui de la route qu’on suit. Ainsi, dans le discours travailliste, les propositions et les décisions du parti sont bel et bien une séquence événementielle, et leur route métaphorique permettrait en théorie l’existence d’autres directions. Or dans la mesure où il existe un flou dans le discours entre métaphores événementielles et métaphores temporelles, l’alternative disparaît : le New Labour va de l’avant vers le futur, et il devient donc aussi absurde de vouloir rebrousser chemin avec les Conservateurs que de vouloir remonter le temps.
On comprend mieux dès lors l’intérêt de l’équation changement/progrès dans le discours. En effet, s’il est difficile de présenter un programme entièrement différent à chaque échéance, il est bien plus efficace, une fois la bonne direction établie, de présenter toute évolution comme un progrès, qui plus est si les métaphores du discours ont rendu toute dissidence aussi absurde qu’un voyage dans le temps. Les Travaillistes n’arrêtent décidément jamais le progrès. Le mot d’ordre de la troisième campagne du New Labour (2005) se présente naturellement : « Forward, not back » (« Aller de l’avant, pas de retour en arrière »). Comme on l’a vu, ce mouvement vers l’avant signifie une politique centrée à la fois sur l’action et sur le futur. L’association métonymique entre le New Labour et le mouvement vers l’avant est parfaitement illustrée par une affiche de campagne de 2005 se résumant à une flèche rouge (Labour) pointée vers l’avant et une flèche bleue (Conservateurs) pointée vers l’arrière. Le choix à faire semble si simple, devant un système d’oppositions si schématique.
Le parti peut enfin mettre son discours du progrès à profit pour recadrer un changement plus controversé, celui qui a mené à la libéralisation de la politique du parti. En effet, le discours du New Labour établit non seulement que le changement initié par le parti est nécessairement synonyme de progrès pour le pays, il crée une nouvelle équation entre le changement au sein du parti et le changement dans le pays, comme dans le slogan « New Labour, New Britain ». Dès lors, les changements si critiqués par la gauche du parti, notamment l’abandon de la clause IV et l’adhésion à l’économie de marché, deviennent eux aussi synonymes de progrès, pour le parti comme pour le pays. Si changer c’est toujours aller de l’avant, un mouvement vers la droite de la scène politique anglaise peut également être cadré comme un pas dans la bonne direction.
Ainsi, si les images de changement et de progrès, tout comme les métaphores de la route et du voyage, sont pour ainsi dire des lieux communs du discours politique [Semino 2008], le New Labour en fait un usage extensif et cohérent, qui prend part à la construction d’un discours caractéristique et efficace. Qu’en est-il alors du Parti conservateur actuel ? Le David Cameron de 2010 incarne-t-il le même changement que le Tony Blair de 1997 ?
Les cadres en linguistique cognitive
En linguistique cognitive, le terme « cadre » (frame) a été introduit par Charles Fillmore et sa sémantique des cadres (Frame Semantics, 1976). Pour lui, les mots et les constructions produits par un locuteur témoignent d’un mode de compréhension particulier, ou plus spécifiquement du choix d’un cadre (comme le ferait un photographe, par exemple). De même, chaque production langagière que nous entendons active pour nous un certain nombre de cadres.
C’est George Lakoff qui a popularisé l’application des cadres à l’analyse du discours politique [2004]. Il donne l’exemple de l’expression tax relief (littéralement « soulagement d’impôts »). Le cadre activé par le terme relief implique un mal qui tourmente quelqu’un, et un héros qui doit faire disparaître ce mal. Ceux qui tentent de faire obstacle au héros sont donc eux aussi des éléments nuisibles. Ce cadre associé au terme tax (impôts) permet donc de décrire les impôts comme un mal, et celui qui veut les baisser comme un héros. Celui qui voudrait s’opposer à la basse des impôts aux États-Unis devrait donc commencer par changer de cadre, en changeant sa manière de parler du phénomène.
Une nouvelle direction pour le changement conservateur ?
S’il existe certaines similarités entre le discours de Cameron et celui de Blair [7], le changement selon les Conservateurs prend une tonalité bien particulière pour les élections de 2010. Tout d’abord, le discours conservateur tente lui aussi d’établir un parallèle entre le changement dans le parti et les changements qui auraient lieu dans le pays si David Cameron devenait Premier Ministre. Mais ces changements au sein du parti semblent moins radicaux que la « révolution » du New Labour en 1994-1995. Pour les Conservateurs en 2010, il est majoritairement question de la nouvelle composition du parti (plus de femmes et plus de minorités ethniques), qui permettrait aux Conservateurs de se présenter à nouveau comme le parti de la nation britannique dans son ensemble. En termes de politique, s’il est question d’environnement et de mesures sociales (Cameron dit vouloir faire des Conservateurs le parti de la NHS), le discours repose encore en grande partie sur les cadres de la pensée conservatrice traditionnelle ; peu de présupposés conservateurs sont remis en question. La promotion du mariage est présentée comme la solution aux dissensions sociales britanniques ; le gouvernement reste une entité dont l’emprise néfaste sur la société doit être réduite (on compte par exemple de nombreuses dénonciations du « big government » des Travaillistes). À plusieurs reprises, Gordon Brown et son gouvernement sont qualifiés de « spendaholic » ; combinaison morphologique (ou blend) entre alcoholic et spend, ce mot désigne en général des personnes considérées comme dépensières pathologiques. Dans le domaine politique, il souligne un trait important de la pensée conservatrice, qui voit les dépenses publiques comme une addiction, une maladie à soigner et le signe de la faiblesse de caractère du parti travailliste. De même, sur le plan international, certaines remarques rappellent encore fortement les années 1980. Par exemple, Cameron n’a pas hésité à expliquer que Margaret Thatcher et Ronald Reagan auraient vaincu l’Union soviétique :
(7) I became involved in politics in the 1980s, when Margaret Thatcher and Ronald Reagan defeated the Soviet Union.
Quant à la présentation du concept même de changement, elle équilibre davantage différence et nouveauté. Cette dernière reste bien entendu un élément récurrent du discours. C’est d’autant plus vrai que la collocation New Labour n’apparaît pas une seule fois dans le discours de Cameron : les Travaillistes sont privés de leur adjectif caractéristique et réduits à la seule étiquette de Labour. Mais on note une importance grandissante du concept de différence, qui tend à montrer que la valeur des Conservateurs repose non seulement sur leur innovation, mais également sur ce qui les différencie des travaillistes :
(8) I want us to be different.
Il convient pourtant de s’interroger sur l’efficacité d’une telle tactique ; puisque la différence s’affirme toujours par rapport à une norme extérieure, elle nécessite la mention fréquente d’un autre dans le discours, jusqu’à parfois lui conférer trop d’importance. De fait, Cameron et les Conservateurs mentionnent le nom de Gordon Brown bien plus régulièrement que les Travaillistes ne parlaient de John Major en 1997 ; et même s’il s’agit d’attaquer le Premier Ministre actuel, ce dernier acquiert néanmoins une existence presque encombrante dans le discours conservateur [Lakoff, 2004].
Cette nouvelle interprétation du changement est à relier au ton plus sombre du discours politique de 2010. Les notes messianiques des discours de 1997 ont disparu ; plus de remède miracle, ou de leader thaumaturge pour le parti et le pays. En lieu et place de lendemains qui chantent, Cameron propose un projet, ni plus ni moins :
(9) … in these difficult times we promise no new dawns, no overnight transformations. I’m a man with a plan, not a miracle cure.
Outre quelques notes d’enthousiasme au début de la période, Cameron délaisse le thème du progrès perpétuel cher aux nouveaux Travaillistes. Dans les slogans de campagne par exemple, on passe de « Things can only get better » (New Labour, 1997) à « We can’t go on like this » (Conservative Party, 2010). Il faut voir là une traduction discursive des événements de chaque période ; en 2010, personne ne s’étonnera de trouver une résurgence de termes comme debt, crisis ou deficit. La métaphore du voyage analysée plus haut se transforme elle aussi, et l’on passe d’un rapide mouvement vers l’avant à l’image d’une montagne abrupte qu’il s’agit de grimper :
(10) Yes it will be a steep climb. But the view from the summit will be worth it.
C’est là une prise de conscience claire des difficultés auxquelles le prochain gouvernement devra faire face ; sur la route métaphorique des événements, les problèmes sont en effet compris comme des obstacles. De plus, le slogan « We can’t go on like this » offre de nouvelles conséquences pour la métaphore événementielle des Conservateurs. Si l’on ne peut continuer dans la direction des Travaillistes, c’est bien qu’il existe une autre route :
(11) When you’ve taken the wrong road, you don’t just keep going.You change direction – and that is what we need to do.
Si une telle interprétation souligne le fameux « common sense » qui a fait le bonheur des Conservateurs pendant de nombreuses années, l’absence de lien direct entre métaphore événementielle et métaphore temporelle permet aussi de rebrousser chemin. La dichotomie entre l’avant et l’arrière dans le discours travailliste s’est avérée si efficace que Cameron se désolidarise toujours de toute marche arrière, alors que le reste de son discours réintègre progressivement l’idée du retour :
(12) … giving Parliament back its power…
(13) … change to get the country back on its feet.
Parler de remettre le pays sur pied, c’est aussi cesser de diaboliser le passé comme dans le discours des Travaillistes en 1997 ; avant que les Travaillistes ne la fassent chuter, la Grande-Bretagne tenait debout toute seule selon les Conservateurs. Une nouvelle fois, il convient de remettre en doute la validité d’un changement qui suggère surtout une annulation de la politique de l’adversaire.
« Mending our broken society » : les Conservateurs et la société brisée
Cette image de la Grande-Bretagne mise à terre fait écho à un thème de campagne phare des Conservateurs en 2010 : l’image de la société brisée qu’il s’agit de réparer.
(14)… talk very frankly about how we mend our broken society and how we repairthose parts that are most badly fractured.
Deux métaphores conceptuelles de la société sont ici liées ; comme le suggérait déjà l’idée de remettre le pays sur pied, la Grande-Bretagne est envisagée comme une personne [8]. Dans la citation (14), elle est « brisée » (on pensera par exemple aux expressions a broken heart et a broken man) et souffre de fractures, terme à caractère principalement humain. De même, le verbe repair s’applique facilement à l’humain, notamment dans le domaine de la chirurgie. Le nom parts, quant à lui, reste assez ambivalent puisqu’il réfère aussi bien aux parties du corps qu’aux pièces détachées d’une voiture. Cette première métaphore témoigne de la volonté des Conservateurs de mettre en avant leur intérêt pour les problèmes sociaux actuels. De même, Cameron présente la NHS (National Health Service) comme une entité vivante, sous-entendant ainsi que les Travaillistes la traitent comme une machine et considèrent les Britanniques comme de simples rouages :
(15) But it’s not a machine full of cogs. It is a living, breathing institution made up of people – doctors, nurses, patients.
Cameron tente cette fois de se désolidariser de l’idée tristement célèbre de Margaret Thatcher selon laquelle la société n’existe pas : « There is no such thing as society ». L’image de la personne de la Grande-Bretagne est donc une stratégie discursive par laquelle les Conservateurs tentent de redorer leur blason social. Dans la mesure où elle demeure cependant en contradiction avec la multiplication des cadres conservateurs traditionnels dans le discours, on peut se demander quel pan de la pensée conservatrice contemporaine prendrait le pas sur l’autre une fois le parti au pouvoir.
Revenons à présent à la citation (14) pour s’intéresser au verbe mend, collocation la plus fréquente de la « société brisée » de Cameron. Alors que la forme intransitive du verbe a un caractère humain (et équivaut à la forme réflexive de réparer ou soigner en français), sa forme transitive s’applique principalement au non-humain. C’est pourquoi il est également possible d’analyser l’image de la société brisée à l’aide de la métaphore du bâtiment. De nombreuses différences avec le discours du changement des Travaillistes de 1997 apparaissent alors. Ici le bâtiment britannique est en mauvais état (broken insiste sur le fait que l’entité décrite ne fonctionne plus comme elle le devrait). Il n’est pas question cette fois de choisir de nouveaux architectes pour reconstruire un nouveau bâtiment, mais de remettre le bâtiment existant en état. Si l’on pousse ce raisonnement au bout de sa logique, on distingue trois périodes dans l’histoire politique récente et le futur proche de la Grande-Bretagne : construction (Thatcher + Major) – dégradation (Blair + Brown) – remise en état (Cameron). Une fois de plus, l’analyse des métaphores du discours conservateur souligne les contradictions du discours : si le changement proposé consiste en grande partie à remettre en état un édifice construit sous Thatcher, peut-on vraiment parler de changement ?
Notons finalement que quelle que soit la métaphore choisie pour l’analyse de la société brisée, c’est une image de campagne très négative. Elle consiste principalement en une remise en cause sans équivoque de la politique des Travaillistes depuis 1997, mais projette également une image particulièrement pessimiste de la société britannique actuelle, qui risque de porter dommage au parti le jour de l’élection. Un rééquilibrage du poids respectif des problèmes et de leurs potentielles solutions dans le discours conservateur serait ainsi nécessaire, comme en témoigne un usage inventif de la métaphore de la personne de la Grande-Bretagne par l’humoriste Paul Sinha : « Britain’s not broken, it’s just a bit bruised. The first party to tell me that may just get my vote » (« La-Grande Bretagne n’est pas cassée, elle a juste quelques bleus. Et je pourrais bien finir par voter pour le premier parti à me dire ça », The Now Show, BBC4 Radio, 26 mars 2010).
Conclusion : le(s) discours britanniques du changement, symbole du bipartisme ?
Du progrès perpétuel à la société brisée, il existe donc deux discours du changement pour deux périodes historiques, et deux partis adversaires en Grande-Bretagne. Concept protéiforme s’il en est, le changement reste un thème de campagne étonnamment efficace sur la scène politique contemporaine. Mais au-delà de l’avènement d’une société du futur, ne faut-il pas voir l’omniprésence du discours du changement dans la politique britannique contemporaine comme le symbole même d’un bipartisme toujours actif ? Certes, les Libéraux-Démocrates tentent aujourd’hui de s’imposer en troisième homme de la politique britannique. Par ailleurs, l’alternance s’est faite plus lente depuis 1979, semblant ainsi donner foi aux discours qui des deux côtés se réclament du seul parti de gouvernement du pays. Cameron veut faire des Conservateurs « the one-nation party », Blair proclamait déjà le New Labour « the party of Britain ». Il ne faut cependant pas oublier que ces revendications d’universalité ne datent pas d’hier, puisque Wilson déjà imaginait le Labour « the natural party of government » [Chadwick et Heffernan, 2003] ; c’est donc là plus un effet du bipartisme qu’un signe de sa déliquescence. Dès lors, l’adhésion régulière au discours du changement serait pour l’électorat britannique une manière de souligner l’importance, non d’un programme politique, mais du système de bipartisme installé dans le pays. Reste à savoir si le changement incarné par les Conservateurs parviendra à convaincre malgré ses nombreuses contradictions lors des prochaines élections.