Nouveaux contours géographiques, nouveau contexte économique et nouvelles logiques pour l’action publique contribuent à la transformation du cadre dans lequel évoluent les acteurs publics et privés qui fabriquent la ville. L’action territoriale se passe désormais autant entre les territoires qu’en leur sein : il s’agit à la fois d’articuler des territoires distincts [1] et de faire vivre ensemble les différentes échelles de la métropole. Dans ce cadre, l’enjeu du débat francilien n’est pas de trouver une forme optimale de gouvernement de la métropole mais d’identifier les obstacles qui empêchent la structuration de ces échanges et la concrétisation des projets.
Renforcer l’efficacité opérationnelle des dispositifs techniques doit aller de pair avec l’amélioration du caractère démocratique des processus décisionnels. Les enjeux sont doubles dans la région parisienne : (i) responsabiliser les pouvoirs locaux sans pour autant éclater la métropole en autant de territoires autonomes et (ii) renforcer le caractère opérationnel des différents outils métropolitains, sans pour autant faire de celle-ci un empilement de couches techniques.
Structurer des territoires de proximité
Inscrire les territoires de proximité dans les logiques de développement de la métropole suppose une capacité à structurer des opérations locales dont l’envergure dépasse les seules frontières municipales. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. En dehors de Paris, la taille moyenne des communes francilienne est d’environ 900 hectares et de seulement 534 hectares en première couronne. Sauf à mettre en chantier de très grandes parties du territoire communal, cela ne permet pas d’agir à l’échelle de grands territoires.
Il y a de fait un déséquilibre entre les pouvoirs légalement conférés aux maires et leurs capacités réelles à les mettre en œuvre. Les élus locaux n’ont pas trop mais au contraire pas assez de pouvoir. Ils sont certes en responsabilités sur de nombreux sujets aujourd’hui en peine de réalisation dans la région (au premiers rangs desquels le logement), mais ils se trouvent démunis pour la définition des grandes orientations de leurs territoires. Légalement, ils ont par exemple un grand pouvoir sur le foncier de leur commune. En pratique, ils sont partiellement dessaisis de leurs prérogatives d’aménagement urbain : leurs possibilités d’intervention sont fortement conditionnées par la situation géographique de la commune dans la métropole (sur laquelle la mairie a peu de prise) et par les opportunités qu’offrent les grands opérateurs urbains publics et privés (logement, transports, équipements, etc.). Dans tous les cas, le maire se trouve en position de dépendance sur les dossiers de sa ville : coupable peut-être de ne pas faire aboutir les projets, mais pas responsable. Responsabiliser les acteurs locaux suppose de leur rendre des marges de manoeuvre. Le bât blesse à trois niveaux : spatial, technico-financier et politique.
Inscrits dans une structure métropolitaine qui les englobe et dont les logiques les dépassent très largement (déséquilibres Est-Ouest, localisation des grandes infrastructures publiques, etc.) les territoires de proximité entérinent les résultats de cette tectonique métropolitaine et n’ont de véritable marge de manoeuvre que sur la façon dont les grands équilibres métropolitains se traduisent localement. À l’image de la structure socio-économique de la métropole, dont la géographie est remarquablement stable dans le temps en dépit des grandes mutations industrielles que la région a traversées [2], il est difficile de faire évoluer les équilibres intra-urbains. Les investissements à mobiliser pour faire basculer les dynamiques territoriales ne peuvent porter sur de petits espaces infra-communaux ni sur de petits volumes financiers. La capacité d’un maire à peser sur la structure métropolitaine est très faible. Dans le cadre d’une métropole de la taille de Paris, une commune isolée ne peut avoir un effet autre que marginal sur l’armature métropolitaine, qu’il s’agisse de la structure des prix du foncier ou des réseaux d’infrastructures lourds.
P. Estebe et P. LeGalès [3] rappellent à juste titre « le poids des grandes organisations publiques » dans la structuration de l’espace public mais aussi des politiques sociales ou dans le développement économique. Il faudrait y ajouter aussi le rôle croissant des acteurs privés dans l’organisation, voire les politiques de développement [4]. La plupart des élus locaux rencontrent les mêmes difficultés dans leurs discussions avec les grands opérateurs techniques qui font la ville [5]. Les groupes de transport, de télécommunication, les promoteurs immobiliers, sont le plus souvent en situation de force dans leurs relations avec les communes. La petite taille économique des projets (hors Paris, le budget d’investissement moyen des communes d’Île-de-France était à peine de 3 200 000€ en 2002), le faible poids politique des élus et la difficulté à constituer localement des équipes techniques suffisamment larges et compétentes par rapport à celles des grands groupes, laissent démunis les élus de terrain.
Redonner à cette échelle locale toute sa place dans la construction de la métropole réclame des évolutions indispensables. Comme en témoigne le travail des maires au niveau des quartiers, dont ils permettent l’insertion dans la trame locale, les territoires de proximité sont des espaces privilégiés de l’expression de la démocratie.
Cela suppose d’affronter à la fois la question de l’échelle d’intervention sur les espaces locaux et celle du morcellement des responsabilités et des territoires. À l’heure actuelle, les acteurs des territoires de proximité manquent de relais pour faire porter leur voix à l’échelle de la métropole : les maires sont trop nombreux [6] et trop peu parviennent à se faire entendre à l’échelle de la région tandis que les départements sont trop éloignés des quartiers qu’ils ne connaissent le plus souvent que par l’entremise des maires. Le schéma d’organisation des intercommunalités franciliennes est spécifique [7] mais cet outil institutionnel mérite d’être mobilisé. Des intercommunalités de taille significatives (autour de 300 000 habitants) pourraient sans doute jouer un rôle crucial dans cette structuration du local métropolitain.
Cela suppose aussi de réintégrer les modalités d’expression et de fonctionnement de la démocratie de proximité à la fois pour les problèmes locaux et pour la structuration des débats métropolitains. Il ne s’agit pas de soutenir que les ‘petits sujets’ doivent revenir aux ‘petits territoires’. Le constat s’impose que ces petits territoires à la fois ne participent actuellement pas aux ‘grands’ sujets et ne sont pas armés pour s’emparer des ‘petits’ sujets. Il s’agit donc de repenser les espaces locaux pour que les ‘petits’ territoires puissent participer au débat métropolitain. Il serait également important que les ‘petits’ sujets qui engagent les espaces de proximité, ne soient plus considérés ni perçus comme tels. Dans une approche dynamique des villes, la manière dont un territoire significatif parvient à se recomposer peut transformer les équilibres urbains et enclencher des processus de développement à l’échelle métropolitaine, à l’image d’un stabile de Calder mis en mouvement.
La capacité à développer localement des lieux de centralité métropolitains quel que soit l’endroit de la région est important pour redonner à chacun des mille quartiers de la région parisienne une inscription dans une trame urbaine de proximité et une place dans la métropole. Pour autant, la question métropolitaine ne saurait se résumer à la question des territoires de proximité. Par définition, une métropole n’est pas et ne peut pas être la simple collection de centres juxtaposés en une immense conurbation sans aucune intégration fonctionnelle de ses territoires. Ce serait cumuler les coûts du gigantisme sans recueillir les bénéfices de l’agglomération.
Construire et partager une ambition métropolitaine
Systèmes techniques complexes et multisectoriels (les transports, les systèmes d’attribution de logements, les télécommunications, les ramassages d’ordures, etc.), les métropoles posent des défis opérationnels spécifiques. Chacun concerne des enjeux et des périmètres distincts. Si les investissements sectoriels doivent être engagés, ces décisions ne sauraient être prises sans une mise en cohérence des différentes trames techniques à l’échelle métropolitaine. Cela suppose à la fois une coordination entre les systèmes et leur insertion dans un débat plus large sur les figures partagées de l’avenir de la métropole.
Il est essentiel que les choix techniques sectoriels soient faits et que des cadres opérationnels efficaces y pourvoient. Le cas du STIF (Syndicat des Transports d’Île-de-France qui a longtemps peiné pour mobiliser les investissements nécessaires à un grand projet d’investissement sur la métropole) ou de l’EPFR (Établissement Public Foncier Régional, en butte à la concurrence d’établissements départementaux et aux réticences de communes et toujours orphelin d’un syndicat du logement) témoignent aujourd’hui des difficultés à organiser et engager les syndicats ou structures opérationnelles dans des opérations ambitieuses, mobilisant des crédits massifs à horizon de trente ans. Pourtant ces investissements concernent des actifs métropolitains dont la durée de vie dépassent l’horizon des investissements et continuent d’exister au delà de l’amortissement comptable. Un logement est amorti en trente ans mais survit à ses investisseurs par delà les réhabilitations. De même, si les rails et les rames ont changé, la région parisienne (ou du moins son hyper-centre) vit encore sur le système de transports métropolitain lancé par Fulgence Bienvenue à la fin du XIXe siècle.
Il est fondamental que les différents types d’investissements (infrastructures, équipements publics, logement) soient un minimum coordonnés entre eux, d’où l’intérêt de schémas d’ensemble précis. Faute d’une identification nette des lieux de polarisation de la dynamique urbaine, au moins pour les acteurs devant réaliser les investissements, le risque est grand qu’aucun des projets n’affiche un retour sur investissement suffisant. Judicieusement réalisés, les investissements permettent de modifier l’appréciation d’un lieu au sein de l’espace urbain (grand équipement, station de métro, etc.) valorisant ainsi localement la valeur des actifs immobilisés. Si l’opérateur s’est doté d’outils fonciers à l’échelle de ses ambitions, il peut disposer de réserves sur lesquelles financer de nouvelles réalisations. Dans les espaces urbains, les effets de levier induits par les logiques de rente foncière permettent de ne pas raisonner à enveloppe budgétaire constante, mais de jouer des synergies entre projets. À Hong-Kong, un investissement dans des transports lourds se finance autant sinon plus par les retombées que l’infrastructure permet en activités et population (via le foncier disponible au dessus et à proximité immédiate des stations) que par les usagers, les impôts ou des subventions publiques. Encore faut-il des structures porteuses (SEM ou autres) capables d’intégrer financièrement des opérations de transport et d’immobilier à une très grande échelle.
Pour que ces investissements soient réalisés, il faut une articulation des structures opérationnelles et décisionnelles dans laquelle les orientations politiques puissent « rencontrer » les solutions techniques et financières. La multiplication et la fragmentation des contours opérationnels du fait de la très grande taille de la métropole représentent de ce point de vue à la fois un défi et un atout. Les processus conduisant à ces engagements dépendent d’occasions [8] que le système de gouvernance local doit savoir susciter et non bloquer. Faire exister un vif débat sur la métropole et les conditions de son avenir peut créer un sentiment d’urgence ou un engouement plus efficaces que plusieurs réunions techniques entre structures concurrentes pour amorcer des investissements lourds.
Surtout, cet empilement de réalisations techniques spécifiques ne saurait se faire sans une réflexion politique sur la métropole. Si le développement parisien bute aujourd’hui sur des contraintes très matérielles (logements, transports, universités), une ville ne se résume pas à une somme de choix techniques, fussent-ils des solutions brillantes à des problèmes en latence depuis des années.
S’y ajoute une mise en question des modalités voire du principe même de la territorialisation des actions publiques. Les institutions sont appelées à agir de plus en plus au sein de coopérations interterritoriales. Cela modifie les conditions d’élaboration et de discussion des politiques, locales comme métropolitaines, en y important à la fois des acteurs différents (les communes voisines, les usagers) et des logiques différentes (l’impact des choix locaux sur les dynamiques globales). Si l’on considère les politiques de développement économique, il s’agit par exemple de passer d’une logique de projets territoriaux, qui conduisent à une mise en concurrence d’ambitions d’envergure régionales, à une logique de territorialisation de projets métropolitains d’envergure mondiale. Cela suppose d’imaginer et d’élaborer des politiques de développement multi-sites, voire des politiques de développement local non territorialisées, car portées par des réseaux d’acteurs aux stratégies territoriales mouvantes.
Faire ville est enfin délicat dans un contexte où le rôle des planificateurs urbains a profondément évolué. Au delà des questions de gouvernance, les ambitions mêmes que les grands projets urbains revendiquent se sont transformées. Faire des villes ce n’est plus décider des lieux, de leurs formes, leurs usages et leurs destinations finaux. Il s’agit désormais de permettre leur émergence et leur appropriation car on ne sait jamais quelles sont les villes que les utilisateurs pratiquent [9]. Faire des villes, c’est aussi imaginer non pas le futur mais les futurs possibles d’une métropole. C’est un moyen de véhiculer des images de ville parfois fantasmées mais qui nourriront les représentations collectives d’une cité en offrant ainsi à celle-ci un moyen de se construire autour de ces nouveaux espaces de déploiement potentiels. De ce point de vue, les propositions remises dans le cadre de l’appel à projet « pour un pari métropolitain » (du ministère de la culture) seront profitables si elles évitent de dupliquer le SDRIF pour donner à voir de nouvelles conceptions de la métropole parisienne. Les villes sont autant dans les possibilités qu’elles ouvrent que dans l’histoire qui s’est écrite en leur sein.
Pour une approche dynamique des villes
Métropole mondiale parmi les plus riches et les plus puissantes de la planète, capitale d’un État historiquement très centralisateur, Paris est aujourd’hui confrontée à la nécessité d’adapter son organisation socio-économique, ses logements, son système de transport à un ordre local et mondial en pleine transformation.
Paris ne s’est pas simplement agrandie, la métropole a mué. Ses évolutions installent deux niveaux de construction des territoires, le local et le métropolitain, qui percutent les échelles historiquement constituées. On retrouve à ces deux échelles des problématiques fortement imbriquées et qui se font écho, ne serait-ce que par les multiples conflits d’usage qu’elles engendrent. Organiser leur rencontre en installant des lieux de construction de l’interterritorialité est donc primordial. Mais il faut se garder de fondre ou confondre les enjeux locaux et métropolitains. Les problèmes sont en apparence similaires : les projets sont bloqués. Mais, même lorsqu’ils se cumulent sur des territoires identiques, ils relèvent de problématiques différentes. Imaginer qu’un seul niveau d’assemblage institutionnel, « Le » Grand Paris, pourrait résoudre les problèmes de la métropole, ce serait d’abord nier l’existence et la multiplicité des dynamiques urbaines qui transforment perpétuellement les frontières internes des grandes métropoles. Ce serait aussi se priver des effets de levier phénoménaux que les logiques foncières permettent de mettre en mouvement lorsque l’on joue habilement des différentiels de dynamique infra-métropolitains.
Une amélioration de la prise de décision ne saurait résulter d’une simplification des structures de gouvernement. L’existence d’espaces de discussion et d’élaboration des projets entre acteurs porteurs de légitimités différentes est aussi fondamentale que l’efficacité de la chaîne de commandement dans un monde urbain profondément divers où il n’existe jamais une unique solution aux problèmes. On ne sait d’ailleurs pas établir avec certitude de relation directe entre la forme du système de gouvernement métropolitain et l’efficacité des décisions effectivement prises localement.
Si les difficultés rencontrées témoignent de problèmes institutionnels, une nouvelle articulation des gouvernements locaux ne saurait d’ailleurs être LA solution. Non que les métropoles contemporaines ne soient plus gouvernables, mais les élus ne sont simplement pas les seuls impliqués dans les décisions engageant les espaces urbains. Il ne s’agit donc pas de se demander quelle gouvernance répondrait au contexte francilien, mais quels leviers permettront de relever les défis actuels de la région parisienne. Les systèmes de gouvernement y ont leur part, mais ils ne sont pas isolés.
Lire aussi :
– Paris : ville, capitale et métropole internationale
par Frédéric Gilli [29-10-2008]
Si Paris s’endort, son sommeil est agité ! L’encre du Schéma régional d’aménagement n’a pas séché qu’agendas et discussions se multiplient au nouveau Secrétariat d’État, dans les communes désormais réunies en Syndicat ou dans les grandes entreprises. Frédéric Gilli propose un retour sur ces questions. Le risque est qu’à se ruer sur les débats institutionnels, l’on perde le sens des enjeux pratiques qu’ils doivent servir.
– Les nouveaux contours de la métropole parisienne
par Frédéric Gilli [05-11-2008]
Après un premier article consacré aux spécificités du contexte francilien, Frédéric Gilli fait le point sur les mutations récentes de la métropole parisienne. Le véritable enjeu du Grand Paris n’est pas institutionnel, mais lié à notre représentation de l’espace parisien et à la mise en place d’une démocratie à l’échelle métropolitaine.