« La pluralité en islam ». Le titre de l’article peut surprendre le lecteur. Publié durant l’été 2006 sous la plume de Jamâl al-Bannâ [1], le papier n’a pas suscité de controverse, illustrant par là les difficultés à envisager la possibilité de remises en question des lieux les plus communs. Jamâl al-Bannâ n’est pas un quidam, mais le cadet du fondateur des Frères musulmans, un érudit affranchi de tout lien de subordination avec les autorités religieuses sunnites et politiques égyptiennes. La thèse développée était la suivante : un certain nombre de personnes pensent que, puisque l’islam est « la religion de l’unicité », l’unicité doit être la qualité de la communauté musulmane, qu’elle ne doit suivre qu’un seul responsable, qu’il ne doit y avoir qu’une seule presse, qu’un seul parti, etc. Non, répond al-Bannâ, l’unicité est l’attribut propre de « Dieu », aucun autre que « Dieu » ne peut y prétendre, pas même la communauté croyante qui s’en réclame. Les groupes visés n’ont pas manqué de se reconnaître, à commencer par ceux qui proclament, imaginant avoir réponse à tout, que « le Coran est notre constitution » [2].
Dans la suite de son propos, l’auteur épingle les juristes qui ont failli à leur tâche en verrouillant les sciences dans lesquelles ils ont régné en maîtres depuis des siècles. Il défend un principe de « liberté » adossé à un principe de « justice » et la nécessité de prolonger sans cesse la réflexion (tafkîr) en référence à ‘Abbâs Mahmûd al-‘Aqqâd (1889-1964). Les intentions apologétiques de ce dernier sont connues ; il écrivit une biographie de Muhammad qui, de son aveu même, relevait plus du témoignage rendu à l’homme de génie que du travail de l’historien [3]. Journaliste de talent, ayant à son actif plus de soixante-dix ouvrages, il fut un polémiste engagé et caustique, aux connaissances encyclopédiques qu’il devait à une bibliothèque personnelle de près de 40 000 ouvrages. Voilà le genre de figures dont l’islam contemporain a besoin, explique al-Bannâ, non pour reproduire ce qu’ils ont fait mais pour être à la hauteur de leur effort de pensée, un effort qui ne manquait pas d’aller puiser hors du corpus confessionnel.
Nous voulons aller plus loin et montrer que la parole s’inscrivait dans un espace de discussion bien plus large encore, il y a quelques siècles. Nos éditeurs feraient bien de s’en souvenir – ou de le découvrir –, à l’heure ou la grande maison Random House s’autocensure par crainte des réactions que pourrait provoquer la publication d’un roman sur Aïcha [4].
L’entourage de Muhammad : rouvrir le panthéon
Glorification d’actes héroïques, de la fidélité à la foi professée, d’amitiés mais aussi accusation de meurtre, d’adultère, d’ivrognerie, d’apostasie, tel fut le lot des membres de l’entourage proche de Muhammad selon des documents longtemps négligés au profit d’une geste sans aspérités. Dans Sharh Nahj al-balâgha, Ibn Abî al-Hadîd (1190-1257) dénonce la sacralisation démesurée des compagnons du Prophète de l’islam et de son entourage le plus proche. Si cette sacralisation fut amplifiée par la Tradition, elle était inexistante au début de l’islam. Pour argumenter son propos, Ibn Abî al-Hadîd rapporte des querelles, des controverses et des désaccords attestés, non seulement au sein de la famille de Muhammad, mais aussi parmi ses compagnons et leurs successeurs, accusés de fautes graves. Il s’agit de luttes internes, motivées par des raisons politiques et de pouvoir, connues de tout le monde ; les ouvrages médiévaux les citent dans les détails, et les auteurs s’autorisent même à prendre parti pour l’un ou l’autre des protagonistes en question. Ibn Abî al-Hadîd en donne une liste non exhaustive tant les querelles et les désaccords sont nombreux. Il évoque les insinuations portant sur la judaïté supposée de Zayd b. Thâbit, en faisant allusion aux deux du’âba (nattes) qu’il portait alors qu’il était enfant et à ses jeux avec « des petits enfants juifs » [5]. L’enjeu est d’importance. Zayd est l’un des secrétaires de Muhammad et l’artisan principal de la collecte du Coran après sa mort, il était impensable que l’on donnât à penser que le Prophète de l’islam eût pu être informé par Zayd des écritures antérieures juives, voire chrétiennes [6]. Et pourtant, après avoir consulté à Bagdad des spécialistes dont il donne les noms, Abû al-Qâsim al-Balkhî (mort en 931) rejette les traditions selon lesquelles c’est Muhammad qui lui a ordonné d’apprendre ces langues. Zayd a fréquenté l’école juive de Yathrib (la future « ville du Prophète », Médine) [7], il savait de l’araméen ou du syriaque et de l’hébreu avant la venue de Muhammad dans cette ville.
Aïcha, l’une des femmes du Prophète [8], est aussi au centre de controverses. Elle a été accusée d’adultère, avant d’être innocentée. Elle a contredit les compagnons qui auraient rapporté le propos de Muhammad selon lequel « trois choses sont porteuses de malheur : la femme, la maison et le cheval ». Les versions varient sur les raisons qui expliquent cette altération dénoncée. Un hadîth indique, par ailleurs, qu’Aïcha détestait Ali, cousin et gendre du Prophète, qui allait devenir le quatrième calife et le premier imam pour les chiites, au point qu’elle ne pouvait pas prononcer son nom [9]. Les traditionnistes – ceux qui ont fixé la Tradition – ont opéré des choix définitifs et fermes, ils ont élu des personnages pour des raisons qui semblent difficiles à comprendre après-coup, mais qui impliquaient des enjeux. Ce fut le cas dans l’histoire qui opposa Aïcha à ‘Abd Allâh ibn ‘Umar [10], à propos du nombre de ‘umra (pèlerinage restreint au seul site mekkois) accomplis par le Prophète. Les traditionnistes ont choisi la position d’Aïcha, la mère des croyants [11]. À partir d’une certaine époque, cette parole a été considérée implicitement « comme un substitut de parole prophétique, bien entendu en dehors du cadre d’inspiration » [12], parce qu’elle était censée rappeler, de façon infaillible, la mémoire de la conduite quotidienne de Muhammad.
Ce qu’il importe de souligner, c’est que les successeurs des compagnons avaient une grande liberté de critiquer et de juger le comportement de ceux-là, surtout lorsque les fautes étaient avérées. Ils les considéraient comme n’importe quelle personne de leur entourage, ils n’hésitaient pas à les dénoncer. Ce n’est que par la suite que la Tradition, suivie de la vox populi, fit d’eux des personnes sacrées. Ibn Abî al-Hadîd appuie ses propos sur des sourates coraniques qui constituent pour lui la preuve que les compagnons ainsi que l’entourage du Prophète n’étaient pas préservés contre les fautes et les péchés. Ces références, précise-t-il, s’appliquent à tout un chacun : « Dis, moi je redoute, si je me rebellais contre mon Seigneur, le châtiment d’un Jour terrible » [13] ; « Arbitre entre les hommes selon la vérité, ne suis pas ta passion, elle t’égarerait loin du sentier de Dieu, ceux qui s’égarent loin du sentier de Dieu ont un affreux tourment pour avoir oublié le jour du jugement » [14]. En tant que fervent défenseur de la cause chiite, il accuse Mu’âwiya (le cinquième calife, qui a combattu Ali, le quatrième calife) et ses successeurs d’être à l’origine de l’interdiction de s’opposer aux compagnons en ayant recours aux accusations d’« innovant », de « mécréant », d’« apostat » ou d’« hypocrite ». Comme l’a exposé Jacqueline Chabbi, « un mode de représentation et d’accréditation du passé » a été imposé. Selon ces mécanismes et ces critères, il n’y a plus eu de place pour le doute dans les chaînes de transmission qui remontent à ces figures comme aux paroles et gestes qui leur sont associés [15].
Une étude approfondie est possible et souhaitable, avec d’autres outils, pour retracer l’évolution de ces récits. La première remarque qui s’impose, c’est que les personnages de ces anecdotes, racontées dans les livres de Hadîth, de Maghâzî (expéditions militaires), de Sîra (biographie du Prophète), ainsi que d’autres types d’ouvrages, ont le plus souvent une valeur démesurément symbolique dans les rôles qu’ils jouent. Ils sont codifiés et organisés de manière très précise. Chacun est devenu une personne hors d’atteinte, un salaf, rendu sacré par la Tradition. Les traditionnistes les ont inscrits dans un ensemble clos à un moment de l’histoire arabo-musulmane.
On pourrait croire, comme le prétend Ibn Abî al-Hadîd, que l’interdit pesant sur ces figures remonte aux premiers temps de l’islam. Rien de tel. Ibrâhîm ibn Sayyâr al-Nazzâm (mort en 846), associé au courant du mu‘tazilisme doctrinal, fut un esprit à ce point audacieux qu’il niait catégoriquement tous les hadîth ou en inventait de ridicules (sur la supériorité du chat sur le chien, par exemple), il allégorisait les versets du Coran qui le gênaient, niait l’inimitabilité littéraire du Coran et accusait tous les compagnons du Prophète d’avoir commis des péchés graves [16]. L’exemple est celui d’un radical. Il vise à montrer les potentialités encore ouvertes voici onze siècles, y compris sur ce qui aujourd’hui paraît le plus sacralisé. Ne parlons pas, pour l’époque, de liberté de pensée, cela n’aurait aucun sens. Le statut d’impie a pesé sur les mu‘tazilites qui formaient école autour de deux principes fondamentaux : ce qui existe ne peut dépendre que d’un Créateur, sa « parole » est donc créée (en d’autres termes, le Coran n’est pas Dieu lui-même) ; l’homme est non seulement capable de découvrir par le travail de son intelligence les grandes vérités morales, mais il est libre de les suivre ou non.
Cette école aux accents divers lia son destin à l’autorité de califes abbassides – al-Ma’mûn et ses deux successeurs –, en persécutant ses adversaires qui, à leur tour, devinrent les maîtres pour étouffer pendant plus d’un millénaire les écrits mu‘tazilites [17]. Elle nous intéresse dans la mesure où elle naît d’un problème juridique portant sur la validité des témoignages contradictoires. L’enjeu est considérable puisque, en fonction de la réponse, tout l’édifice de la Tradition des « faits et dits » du Prophète, reposant sur des chaînes de transmetteurs qui remontent à Muhammad, est susceptible d’être ébranlé. Or, nombre de nos contemporains ont peur de cet ébranlement. Ils ignorent les travaux pionniers qui montrent que l’historiographie musulmane des origines se construit en partie en continuité avec la tradition de l’Antiquité tardive, qu’elle n’est pas une donnée indépendante de son contexte d’éclosion [18]. Gageons que le travail annoncé sur la remise à plat des recueils de hadîth par les autorités religieuses turques saura faire bouger les lignes. Mais aucun engagement similaire ne semble venir du monde arabe.
La langue arabe a une histoire
Sans doute est-ce d’abord parce qu’une hypothèque pèse sur la langue arabe [19]. A-t-elle une histoire reconnue ? Contre toute apparence, la réponse est loin d’être évidente. En témoignent les affirmations courantes selon lesquelles Dieu a créé la langue arabe dans le but exclusif de diffuser l’islam ; Adam – dont l’existence n’est pas discutée par ceux-là – parlait d’ailleurs arabe et son fils Caïn aussi puisque des textes qui leur sont attribués ont été publiés [20]. Le chercheur allemand August Fischer (1865-1949) a lancé à Bâle, il y a un siècle, l’idée de la constitution d’un dictionnaire historique. Il a accumulé de nombreuses fiches lexicographiques plus tard déposées à l’Académie de langue arabe du Caire [21]. En 1934, en effet, son idée a été reprise par cette institution, dont les membres ont créé un « Comité du dictionnaire » auquel a participé Fischer. La Seconde Guerre mondiale a bloqué les travaux : l’orientaliste était en Allemagne, ses collaborateurs et ses fiches en Égypte, et il est décédé en 1949 sans avoir achevé son entreprise. L’Académie du Caire a mis ses notes à disposition, mais personne, en Égypte, n’a repris le chantier pour le mener à bien. Quant au principe, les académiciens, auteurs de la préface d’un Grand Dictionnaire (1956), reconnaissent que l’arabe ne s’arrête pas au IIe siècle de l’hégire, et que cette langue a un passé, un présent et un avenir [22]. Dans le monde de langue arabe, peu de choses ont été faites depuis un demi-siècle pour illustrer cette affirmation. Les recherches effectuées par l’Institut des manuscrits arabes, sous la direction de Salâh al-Dîn al-Munajjed et de ses successeurs, ont apporté des pièces utiles au dossier. Mais les universitaires attendent des ouvriers susceptibles d’être qualifiés, des moyens financiers et une volonté capable de surmonter les obstacles posés par les représentants du magistère religieux. Il n’existe toujours pas de dictionnaire étymologique de langue arabe. Toutefois, des universitaires allemands ont pu obtenir des doubles des notes de Fischer qu’ils ont mises à profit avec celles de Theodor Nöldeke (1836-1930), de Hermann Reckendorf (1863-1924), de H. L. Fleischer (1801-1888) et de Heinrich Thorbecke (1837-1890). Ils ont commencé, en 1956, la publication d’un dictionnaire de l’arabe classique [23].
Il est temps de se rendre compte qu’il peut y avoir plusieurs approches d’une seule et même chose, sans pour autant que la conception de l’autre ne soit perçue comme au service d’un but de nuisance et de destruction. Une civilisation, une culture, une religion qui se défendent bien sont celles qui n’ont pas peur d’aller de l’avant, qui ne craignent pas d’être confrontées et de se mêler aux autres, parce que leurs bases sont solides, fondées sur des conceptions qui n’empêchent pas le débat a priori. La confrontation à d’autres points de vue représente un enrichissement. Le protectionnisme à outrance (femmes sans visage et mosquées interdites aux non musulmans [24]) et les tentatives de verrouillage n’ont jamais constitué une force en soi. Au contraire, ils révèlent des faiblesses et des failles profondes qui nous font plonger dans des méandres d’obscurantisme d’où il est difficile d’être en interaction avec des points de vue qui ne sont pas nôtres. Ne voit-on pas enseigner de nos jours, dans une sérénité totale et sans aucun scrupule, que « l’arabe est la langue du Paradis » et qu’avant d’y accéder tout le monde sera confronté à « l’examen linguistique de la tombe », à savoir que l’ange chargé de questionner les défunts à leur arrivée dans la tombe posera ses questions en langue arabe et malheur à celui qui ne saura y répondre ? Que certains adhèrent à cette vision des choses, bien que les musulmans maîtrisant l’arabe constituent seulement une minorité dans le monde (sans parler des non musulmans), n’a rien de condamnable. Mais cela devient inquiétant s’il n’est pas possible, à côté, de tenir un autre discours. Ainsi, si en Occident beaucoup croient en la voyance ou à l’horoscope, il se trouve toujours quelqu’un pour leur rappeler qu’il s’agit de charlatanisme et de tromperie ; une fois avertis, ils restent libres d’y croire. Le problème est que, dans le cas de « l’examen linguistique de la tombe », aucun des ulémas ne s’est élevé contre ce type de réflexion, alors que les études linguistiques ont progressé et connu des évolutions considérables.
Une parole moins libre aujourd’hui qu’hier
La naïveté est mauvaise conseillère. Les mots posés sur ces sujets sont piégés par des enjeux politiques majeurs. Affirmer, par exemple, que les Nabatéens étaient des Arabes ou tenir la position inverse a d’inévitables implications sur le problème le plus brûlant de la région depuis soixante ans : le conflit israélo-arabo-palestinien. Il ne faudrait pas réduire pour autant la faiblesse des recherches à cette question, le malaise est plus profond. Dans la controverse qui l’opposa à Ernest Renan, en 1882, Jamâl al-Dîn al-Afghânî demandait à son interlocuteur de ne pas condamner l’islam de l’avenir, au nom d’un passé glorieux, tout en reconnaissant les blocages du moment :
Je sais toutes les difficultés que les musulmans auront à surmonter pour atteindre au même degré de civilisation, l’accès de la vérité à l’aide des procédés philosophiques et scientifique leur étant interdit. […] Attelé, comme un bœuf à la charrue, au dogme dont il est l’esclave, il doit marcher éternellement dans le même sillon qui lui a été tracé d’avance par les interprètes de la loi. [25]
Le propos est frappé au coin par une sorte de fascination pour le scientisme dont les Européens semblaient incarner la quintessence. Il alimente aussi la thèse dite de la « double vérité » : aux humbles la foi du charbonnier, aux élites l’accès à la philosophie. Jamais il ne fut traduit en arabe, et ceci n’est pas un détail. Deux familles se réclament de ce personnage et de son compagnon d’exil parisien, Muhammad ‘Abduh (1849-1905), pour rompre avec la spirale du déclin relatif constaté dans le monde majoritairement musulman. La première (Taha Husayn, les frères Abd al-Razîq, etc.) met l’accent sur la nécessité de ne pas tenir pour acquis la tradition héritée, de s’ouvrir aux langues étrangères et aux disciplines nouvelles, notamment les sciences humaines et du langage, pour repenser l’expression de la foi musulmane dans le temps présent. La seconde (Rachid Ridâ, Hasan al-Bannâ, etc.) invite à revenir au modèle des anciens (salaf), convaincue qu’il y a dans le paradigme de Médine au temps de Muhammad un modèle indépassable. Entre les deux naviguent les ulémas conservateurs, gardiens d’un temple mis au service des intérêts étatiques de régimes autoritaires. Leur histoire est ponctuée d’affrontements bien connus, le plus souvent perdus par la première tendance [26]. Mais, ce qu’il importe de souligner, par-delà les procès et autres mises en demeure, c’est la liberté de ton qui prévalait dans ces controverses. Une liberté qui a, aujourd’hui, en partie disparu.
Après d’autres, nous situons le point de rupture au milieu des années 1970. En fondant son étude sur des pièces parfois inédites, Hamadi Redissi a montré comment le wahhabisme avait glissé de la marge au centre de l’orthodoxie sunnite avec la capacité de fixer les normes. L’un des moments-clés de ce passage est, selon lui, la controverse inaboutie entre Habib Bourguiba et le cheikh Ibn Bâz, alors une des sommités de l’université de Médine. Par une fatwâ, Ibn Bâz accusa le président tunisien d’impiété manifeste, justiciable de la peine de mort. Bourguiba échappa à la peine mais, sur le fond, Ibn Bâz reçut le soutien d’ulémas en poste de responsabilité jusqu’en Inde [27]. Il rappela que l’espace scripturaire avait été définitivement clos et qu’il ne faisait qu’appliquer la règle, instaurée au Moyen Âge par ses prédécesseurs, qui consistait à fixer les normes et les modes de pensées ; il se situa donc en tant qu’instance qui décidait de la légitimité d’une parole sur des écritures. Pour Ibn Bâz, la pensée ne pouvait être réduite à elle-même, elle ne pouvait se désolidariser du texte fondateur, même de la place de président d’un État souverain et indépendant qui invitait à mettre en doute la lecture littérale de la transformation du « bâton de Moïse » en serpent. Le bâton de Moïse s’est vraiment transformé en serpent et au diable l’allégorie et la métaphore ! Il se peut que la métaphore soit un procédé peu apprécié des jurisconsultes, dans la mesure où elle a cette capacité à transgresser le sens. La balâgha (rhétorique) n’est-elle pas importante, parce qu’elle contrôle les figures du langage, c’est-à-dire la production du sens ?
Le fait de réfuter des histoires qui semblent invraisemblables, dans la manière dont elles sont présentées, est perçu comme un acte visant à récuser la parole divine. Pour Ibn Bâz, comme en islam médiéval, il n’y avait pas de distribution de modes de pensées ou de genres littéraires ; on ne pouvait donc pas dissocier la vision du philosophe, du politologue, du critique littéraire, de l’historien et même du chef d’État, de celle du muhaddith (transmetteur de traditions prophétiques) ou bien du faqîh (jurisconsulte). Dans cette perspective, tout est lié à une base commune, celle délimitée par les prédécesseurs d’Ibn Bâz où l’exemplarité consiste à se conformer à des normes, à une hiérarchie de pensée et d’écriture. Ainsi, aucune relecture n’est possible, faute de quoi celui qui s’y essaie s’expose à de lourdes sanctions.
Depuis cette controverse avortée, on assiste à un durcissement, une surenchère dans les accusations d’apostasie, une inflation de fatwâ. Le lieu n’est pas d’insister sur les causes politiques ou structurelles du phénomène [28]. L’assassinat de Faraj Foda et l’exil forcé de Nasr Hamid Abû Zayd, convaincus d’apostasie pour leurs écrits sur le texte coranique, sont les exemples les plus emblématiques. Il en est de moins visibles. Hassan Hanafî, responsable des études philosophiques dans l’université égyptienne depuis plus de trente ans, se garde bien de rappeler les propos de son jeune âge :
L’athéisme est la purification de la religion de tous les schèmes collés sur elle au cours de l’histoire. L’athéisme est un retour à la religion dans sa pureté originelle. Il est une saisie de l’essence de toute révélation. L’athéisme est souvent le fait de l’homme qui se sent écrasé sous le poids du Dieu des théologiens […]. Il est le fait de la Raison humaine qui réfute les superstitions, le mystère, l’idolâtrie, le chosisme et toute extériorité. […] L’athéisme est aussi le fait de la liberté. [29]
Le même s’est ensuite proclamé disciple de Qotb et de Mawdûdi, puis a applaudi Khomeiny tout en l’invitant à injecter un peu d’analyse marxiste afin d’atteindre à la vraie « révolution islamique » [30]. Et il dénonce, aujourd’hui, l’écrivain Abdelwahab Meddeb comme « vendu à l’Occident » [31].
Dans la recherche française, l’islam a hérité d’un statut à part, il n’est pas étudié au même titre que le judaïsme et le christianisme en « histoire des religions ». Il ne l’est plus dans un secteur que l’on appelait autrefois l’« orientalisme », Alexandre Popovic est sans doute le dernier grand spécialiste à s’en réclamer publiquement. Bien qu’elle ait été très tôt pondérée [32], la thèse d’Edward Saïd [33] – vulgarisée à outrance – en a sapé les fondements : l’Orient a été une construction des lettrés et des savants de l’Europe pour asseoir culturellement une domination qui s’exerçait par les armes. La sociologie et les sciences politiques ont donc ramassé le phénomène laissé en déshérence. Pour le reste, les spécialistes français de l’islam contemporain se comptent à peine sur les doigts de deux mains. Du fait de leur histoire, l’état de la recherche en Amérique du Nord est différent, mais la vogue des « cultural studies » comme le poids de la politique extérieure américaine conduisent à un résultat analogue : l’islam et les musulmans relèvent souvent de l’exclusive altérité.
Le comparatisme ne manque pourtant pas de se révéler fécond. Il existe en linguistique, où les arabisants travaillent de concert avec les hébraïsants (par exemple à l’INALCO ou à l’université d’Aix-en-Provence [34]), mais leurs travaux sont méconnus du grand public. Il reste trop timide en histoire et porte d’abord sur ses aspects les plus spectaculaires ou les plus radicaux [35]. Or les acteurs n’ont pas manqué de signaler les analogies de leurs réactions. Dans la réplique d’Al-Afghânî à Renan, citée plus haut, l’intellectuel musulman écrit avec justesse que « les chefs vénérés de l’Église catholique n’ont point encore désarmé » dans la lutte qui les opposent « au mouvement intellectuel ou philosophique » de leur temps. Les autorités religieuses étaient décontenancées par des disciplines qui revendiquaient une autonomie par rapport à la théologie et au droit confessionnel. Dans ce cadre, le rapport au texte considéré comme expression divine cessait d’être sacralisé, les notions de « révélation », de « création », de « surnaturel » et de « conscience » étaient débattues sans réserve. Les découvertes en archéologie (les vestiges d’un homme dans la vallée allemande de Neander), en philologie et en linguistique bousculaient des récits tenus pour acquis : avec la lecture publique du contenu de l’Épopée de Gilgamesh, il n’était plus possible de prétendre que le texte biblique était le plus ancien rédigé dans l’histoire de l’humanité.
La remise en question fut douloureuse. Elle prit le nom de « crise moderniste » dans l’Église catholique [36]. Cette dernière poursuit un combat philosophique qui, avec le temps, a pris la forme d’un dialogue vigoureux sur les présupposés qui fondent l’épistémologie des sciences. Elle a été rejointe dans ce domaine par des fidèles d’autres Églises, et leur manifestation la plus dynamique est le mouvement « Radical orthodoxy » [37]. En revanche, elle a perdu la bataille de tranchée qu’elle menait contre l’exégèse historico-critique. Aujourd’hui, le magistère romain ne soutient plus que les cinq premiers livres de la Bible ont été rédigés par Moïse… Il ne paraît pas que, pour cette raison, la foi des fidèles catholiques s’en soit trouvée affaiblie [38]. Ne peut-il en être de même avec le texte coranique ?
L’islam, une simple expression religieuse
La culture arabo-musulmane se désigne par un centre massif. Ce centre ou ce noyau, c’est le Coran. C’est à partir de ce centre que les normes, les modèles de pensée et de légitimation des écritures ont été déterminés. Toute entreprise dans le domaine arabo-musulman a dû être confrontée, de façon implicite ou explicite, au texte coranique qui est devenu l’instance de légitimité, le modèle suprême de référence, la parole fondatrice. Toutes les écritures, médiévales et – en partie – modernes, se sont raccrochées au texte fondateur, depuis l’épître morale jusqu’au texte de grammaire. Le paradoxe est que, d’un autre côté, on invoque l’inimitabilité (al-i‘jâz), ce barrage qui interdit l’usage humain des procédés coraniques. Cela signifie que nous sommes devant une parole-écriture qui se refuse à toute imitation, mais se pose, en même temps, comme modèle. Or, par définition, un modèle est ce qui sert à la reproduction, à l’imitation. Il y a donc une ambiguïté totale.
À côté d’un discours confessant, il doit être possible de parler de l’islam comme d’une expression religieuse parmi d’autres, rien de plus. C’est dans le va-et-vient permanent entre ces deux pôles – pensée confessante et pensée non confessante – qu’une majorité de fidèles dans le judaïsme, le christianisme et bien d’autres religions encore, ont accepté de cheminer. Leurs représentants l’ont fait avec difficulté, et parfois incomplètement, comme le montrent aux États-Unis les débats récents sur le créationnisme. Le mouvement est timide dans le monde majoritairement musulman, mais il n’est pas inexistant [39]. Il peut trouver une impulsion décisive à partir de l’Europe. La condition est de reconnaître que, par le passé, il n’y a pas toujours eu entre musulmans « acceptation consensuelle » sur des « règles immuables issues des sources authentiques de l’Islam : le Saint Coran et la Sunna (tradition du Prophète) » [40]. L’ardeur à relever le défi était forte, il y a un siècle, lorsqu’un Muhammad ‘Abduh n’hésitait pas à croiser respectueusement le fer avec un Farah Antun, fondateur de la revue Al-Jami’a, dans laquelle ce dernier publiait les textes traduits de Voltaire, Rousseau, Hugo ou Darwin. Ne pas inviter à prolonger ce geste consiste à tenir une partie de l’humanité à l’écart d’un travail de l’esprit où la parole n’est jamais close.
Les auteurs assument l’entière responsabilité du contenu de cet article, mais ils tiennent à remercier Claude Gilliot, professeur à l’université de Provence, pour ses conseils et ses propositions de compléments.