D’après un sondage IFOP mené en octobre 2013 à la demande du Défenseur des droits, quatre demandeurs d’emploi sur dix se déclarent victimes de discrimination à l’embauche. Cette perception fait écho à une réalité profonde, qui explique l’importance qu’a pris ce sujet dans le débat public au cours des dernières années : en Europe comme en Amérique du nord, le fonctionnement du marché du travail produit des inégalités très fortes entre groupes de population, en fonction de leur origine ethnique et de leur genre, notamment. Aux États-Unis, de nombreux travaux ont montré que les individus d’origine afro-américaine ou d’origine hispanique sont systématiquement défavorisés dans l’accès au marché du travail. En France, une étude récente de l’INSEE souligne que le taux d’emploi des Français dont les deux parents sont nés en France est supérieur de plus d’un tiers à celui des Français dont au moins l’un des deux parents est issu de l’immigration (Aeberhardt, Coudin et Rathelot, 2010). À ces constats s’ajoutent des différences de genre largement documentées en termes de disparités salariales et d’accès à l’emploi.
Inégalité et discrimination
De tels constats conduisent inévitablement à s’interroger sur l’intensité des discriminations subies par ces groupes de population. Les inégalités observées sur le marché du travail peuvent cependant être liées à de très nombreux facteurs. Les difficultés que rencontrent les Français de seconde génération pour intégrer le marché du travail peuvent d’abord s’expliquer par des difficultés rencontrées avant l’entrée dans la vie active, qui conduisent à des niveaux d’éducation et d’expérience professionnelle plus faibles en moyenne que le reste de la population. De la même manière, les contraintes spécifiques auxquelles sont confrontées les femmes dans leurs choix d’éducation ou professionnels pourraient expliquer les différentiels d’insertion sur le marché du travail en fonction du genre. Or, ces facteurs produisent des différences de parcours sur le marché du travail qui ne relèvent pas de comportements discriminatoires par les employeurs, puisqu’ils ne sont pas liés, au moment de l’embauche, à une « distinction opérée entre les personnes physiques en raison de leur origine, sexe, apparence physique, âge, etc. » : les différences de traitement par les employeurs ne sont de nature discriminatoire que si deux individus font l’objet d’un traitement inégal sur la seule base de différences en termes de caractéristiques non productives (origine, genre, par exemple) alors qu’ils possèdent des caractéristiques productives observables identiques en tout point.
Les enquêtes statistiques ne permettent pas de dresser la liste complète de telles caractéristiques productives, ce qui rend particulièrement délicate l’utilisation des parcours individuels observés sur le marché du travail pour mesurer et comprendre les discriminations qui s’y exercent. Pour pallier ces difficultés, les travaux d’économie appliquée se sont tournés vers une méthode de test par correspondance, qui permet d’évaluer l’existence d’inégalités de traitement entre des groupes d’individus qui possèdent des caractéristiques productives similaires en tout point.
Le test par correspondance pour mesurer la discrimination
Le test par correspondance est une méthode expérimentale qui permet d’évaluer le niveau de discrimination à l’embauche liée à l’origine ou au genre, par exemple. Cette méthode originale est fondée sur un envoi contrôlé de candidatures fictives en réponse à des offres d’emploi réelles. Pour évaluer le niveau de discrimination à l’embauche, les candidatures qui seront envoyées ne doivent se différencier que par la caractéristique que l’on cherche à tester (patronyme, genre, lieu de résidence, etc.). L’avantage d’une telle méthode expérimentale réside dans le contrôle complet des caractéristiques apportées aux candidatures (éducation, expérience professionnelle, loisirs, etc.). À l’issue de l’étude, l’expérimentateur est donc certain de saisir la cause des inégalités de traitements constatées entre les différentes candidatures, à savoir l’existence d’un comportement discriminatoire à l’encontre de la seule caractéristique qui diffère d’une candidature à l’autre.
L’application de cette méthode empirique peut être résumée en trois étapes. Dans un premier temps, l’expérimentateur doit créer des candidatures fictives (CV et lettre de motivation) dont les contenus ne diffèrent que par la variable que l’on cherche à tester, ici, le patronyme des candidats. Ces noms sont choisis de manière à indiquer aussi clairement que possible l’origine du candidat. Les noms jouent ainsi le rôle de variable de traitement, permettant de mesurer la discrimination, puisque les envois multiples de CV permettent de considérer que seule l’origine suggérée par le nom du candidat distingue les CV aux yeux des recruteurs. Ensuite, l’expérimentation consiste à envoyer, en réponse à différentes offres d’emploi réelles, les CV et lettres de motivation préalablement construits. Sur cette base, le degré de discrimination est mesuré par l’écart de taux de convocation à un entretien d’embauche entre les candidats fictifs en fonction de l’unique caractéristique qui les distingue, à savoir l’origine induit par leur nom.
Pour éviter que le procédé expérimental soit détecté par les différents employeurs, les CV et lettres de motivation ne doivent pas être rigoureusement identiques. Si les candidatures élaborées doivent être similaires sur le fond en termes de qualification et d’expérience professionnelle, elles diffèrent légèrement sur la forme, au niveau de la mise en page, du style de la police utilisé ou de la taille d’écriture. À proprement parler, les candidatures ne diffèrent pas strictement que par la caractéristique à tester puisque l’expérimentateur se doit d’y apporter certaines différences. Bien entendu, des CV différents peuvent engendrer des perceptions différenciées de la qualité des candidatures, indépendamment de l’identité qu’elles portent. C’est pourquoi d’un envoi à l’autre, l’association entre CV et identité est modifiée selon une rotation strictement contrôlée. Ainsi, les différences systématiques dans les réponses reçues en fonction de l’identité du candidat ne peuvent en aucun cas être attribuées à la qualité des CV. Ainsi, à l’échelle d’un seul employeur, le test par correspondance ne permet pas la détection de comportement discriminatoire, puisqu’un traitement différencié peut être due à des différences de contenus entre candidatures. Pour prouver l’existence de comportements discriminatoires — i.e. identifier la discrimination comme la cause des traitements différenciés observés entre les candidatures — l’expérimentation doit porter sur un nombre d’offre d’emploi suffisamment élevé, où lors de chaque envoi, identités et supports sont permutés.
Bien que le test par correspondance permette de mesurer de façon très précise l’effet spécifique du groupe d’appartenance des candidats sur le succès de leur insertion sur le marché du travail, il ne va pas sans un certain nombre de réserves qui limitent la portée des résultats que l’on peut en tirer. En premier lieu, le test par correspondance ne met en lumière qu’une seule dimension de la discrimination à l’égard des populations étudiées. Cette méthode expérimentale ne nous renseigne pas sur le niveau des discriminations susceptibles de s’exercer aux étapes ultérieures de la relation d’emploi : discrimination salariale, discrimination dans l’instabilité des emplois offerts, en raison par exemple de différences dans les risques de licenciement, etc. Ensuite, la mesure de la discrimination fournit par cette approche se limite à la première étape du recrutement qui est la convocation, ou non, à un entretien d’embauche. Enfin, les résultats ne peuvent que rester conditionnels au périmètre de l’étude en termes de type d’emploi, de secteur d’activité, de zone géographique etc. La généralisation à l’ensemble du marché du travail des résultats observés dans le cadre de ce type d’étude repose donc sur l’hypothèse que le périmètre choisi ne présente pas de spécificités en termes de propension à discriminer (préférences des recruteurs, degré de concurrence dans le recrutement, etc.) ou, de façon plus convaincante, sur l’accumulation d’études concordantes portant sur différents types et lieux d’emploi.
La discrimination d’origine et de genre en France
L’application de cette méthode au marché du travail français a permis de faire émerger un certain nombre de conclusions importantes. D’abord, toutes les études concluent à l’existence d’une discrimination massive à l’encontre des candidats issus de l’immigration. Notre étude, dont les résultats sont représentatifs de ceux que l’on obtient en général, l’évalue à 40 %. Cela signifie que, pour obtenir le même nombre de convocations à un entretien d’embauche, un individu dont le nom est à consonance maghrébine doit envoyer trois candidatures quand les autres candidats (dont le nom est à consonance « française ») en envoient deux. Cet écart représente un handicap considérable pour trouver un emploi, et concerne tant les femmes que les hommes d’origine maghrébine.
Les travaux récents se sont efforcés de mieux comprendre les contours de cette discrimination. Une première série de résultats met l’accent sur les spécificités (perçues ou réelles) des individus issus de l’immigration. Les travaux de Claire Adida, David Laitin et Marie-Anne Valfort s’intéressent par exemple au rôle joué par l’appartenance religieuse des candidats issus de l’immigration. Leurs résultats montrent qu’un candidat appartenant à la communauté musulmane a quatre fois de moins de chances d’être convoqué à un entretien d’embauche qu’un candidat perçu comme catholique. À la discrimination d’origine généralement observée à l’encontre de minorités ethniques viendrait donc s’ajouter une discrimination liée à l’appartenance religieuse supposée.
Un deuxième type de question concerne le degré de spécificité de la discrimination d’origine généralement observée. Duguet et al. (2012) élargissent le spectre des origines testées, en s’intéressant non seulement à des candidatures marocaines, mais aussi à des candidatures sénégalaises et asiatiques. Les résultats montrent que, dans le secteur informatique, toutes les origines sont discriminées dans une proportion importante.
Dans le même esprit, les travaux de recherche que nous menons avec Constantine Yannelis s’efforcent de mieux comprendre les ressorts et les sources de ces discriminations d’origine et de genre. D’abord, la discrimination est le plus souvent pensée comme un phénomène de rejet ou de défiance ciblée sur des groupes de population clairement identifiés. Nous renversons cette hypothèse en nous interrogeant sur le rôle joué par l’homéophilie dans les comportements discriminatoires. Cette notion d’« homéophilie » fait référence à la tendance à favoriser l’entre-soi ; qui se manifeste par un favoritisme orienté vers les membres de son groupe ethnique d’appartenance, par opposition à une défiance ciblée à l’égard de minorités clairement identifiées. La principale conséquence de l’homéophilie est qu’elle conduit à appliquer le même traitement — éventuellement discriminatoire — à tout individu issu d’un groupe ethnique différent du sien. L’homéophilie ethnique représente donc un nouvel axe d’analyse des comportements discriminatoires, qui sont généralement perçus, au contraire, comme une tendance de la part des employeurs à rejeter les membres de certains groupes de population clairement ciblés.
Ensuite, plutôt que d’étudier séparément la discrimination d’origine et de genre, nous les étudions simultanément afin de pouvoir prendre en compte leur croisement ainsi que le cumul éventuel de ces deux types de discrimination. Enfin, nous essayons de comprendre la nature des croyances qui sous-tendent les comportements discriminatoires de la part des employeurs. Nous nous intéressons à une dimension particulière : leurs croyances quant au degré de maîtrise de la langue française des candidats issus de l’immigration.
Présentation du cadre de notre étude
Notre étude s’appuie sur la méthode de test par correspondance pour explorer ces trois dimensions. L’hypothèse selon laquelle la discrimination résulte d’une forme d’homéophilie est testée en créant trois couples de noms et prénoms dont la consonance — i.e. l’origine perçue qu’elle induit pour le recruteur — (i) française pour les premiers, (ii) maghrébine pour les deuxièmes et, pour le troisième groupe, (iii) étrangère avec une origine ethnique qui reste inconnue de la population des recruteurs. Pour chacune de ces origines perçues, nous créons deux couples de noms qui permettent de mesurer les différences de genre : une candidature féminine et une candidature masculine.
Au total, nous créons donc six identités fictives (trois candidats masculins et trois candidates féminines, chacun(e)s correspondants à une origine ethnique particulière). La construction des six couples nom-prénom s’appuie sur une enquête préalable, au cours de laquelle une liste d’identités est présentée à un ensemble d’étudiants et de professionnels, afin de valider l’origine et le genre perçus des candidats que nous utilisons. Les six identités que nous retenons dans l’étude — et qui sont portées sur les candidatures envoyées — sont celles qui recueillent les taux les plus élevés de réponses « correctes », c’est-à-dire conformes aux groupes ethniques et de genre en fonction desquels les résultats seront interprétés. Les résultats de notre enquête préliminaire nous conduisent à retenir comme noms et prénoms à consonance française, LECLERC Pascal et ROUSSET Sandrine. Quant aux noms d’origine maghrébine, nous retenons BENBALIT Rachid pour le candidat masculin et BENOUNIS Samira pour la candidate féminine. Enfin, les noms et prénoms qui recueillent les taux d’ignorance (i.e. champ vide, point d’interrogation, NSP) les plus élevés sont ALDEGI Jatrix et HADAV Alissa. L’origine de ces deux noms apparaît bien comme inconnue pour plus de deux enquêtés sur trois — de sorte que le traitement réservé à ces candidatures relève bien de l’entre-soi.
Pour des raisons de fiabilité, il est souhaitable de se restreindre à des secteurs pour lesquels le marché de l’emploi est très actif et peu affecté par les fluctuations de l’activité économique. Pour cette raison, nous nous concentrons sur les professions liées à la comptabilité : comptable, assistant(e) et aide comptable. Nous répondons à chaque offre d’emploi collectée par l’envoi de six candidatures chacune portant l’une des identités décrites précédemment, soit un couple de candidatures homme/femme dont les noms et prénoms sont à consonance française, à consonance maghrébine et à consonance étrangère mais sans référence à un groupe démographique particulier. Les six couples de CV et lettres de motivation que nous créons s’inspirent d’exemples directement tirés de sites internet spécialisés.
La situation familiale des candidats fictifs n’est pas sans effet sur leurs chances de succès ; tout particulièrement pour les femmes. Afin de neutraliser cette dimension, tous les candidat(e)s sont comparables de ce point de vue : ils sont en début de carrière et partagent une vie familiale identique (célibataire). Pour les mêmes raisons, nous avons choisi des lieux d’habitation « neutres », situés dans la moitié sud de l’agglomération parisienne. Enfin, tous les candidats sont de nationalité française, ils sont dotés d’un Brevet de Technicien Supérieur (BTS) et ont une expérience professionnelle de 18 à 22 mois.
Les offres sont recueillies sur divers sites publics d’offre d’emploi (parmi lesquels le site de pôle emploi). Aucune candidature spontanée n’a été envoyée, les candidatures parviennent aux recruteurs le jour de la parution des offres. La grande majorité des CV est envoyée par courrier électronique. Nous avons donc créé au préalable six adresses mail et attribué six numéros de téléphone portable aux candidats. En réponse aux candidatures postées, les employeurs qui le souhaitent peuvent contacter le candidat par e-mail ou téléphone en y laissant un message vocal. Les annonces de messagerie sont standards et automatisées.
Notre principale mesure d’intérêt est le nombre de réponses positives reçues par chacun des candidats. Nous considérons qu’une réponse de la part du recruteur est positive lorsque ce dernier convie le candidat à un entretien ou qu’il se manifeste pour obtenir plus de renseignements sur sa situation présente ou ses qualifications. En revanche, une réponse négative est affectée à une candidature si le recruteur la rejette formellement (situation rare) ou simplement s’il n’y répond pas. L’étude porte sur 504 offres d’emploi en Île-de-France, collectées de septembre 2011 à février 2012. À chaque offre sont envoyées 6 candidatures, correspondant à chacune des six identités décrites ci-dessus.
L’existence d’une homéophilie ethnique sous-jacente à la discrimination observée
Trois conclusions émergent de cette première partie de l’étude. D’abord, comme indiqué plus haut, le marché du travail français se caractérise par une forte discrimination fondée sur l’origine, qui conduit à un handicap de l’ordre de 40 % pour les candidats issus de l’immigration : si l’on considère deux personnes dont les candidatures sont (statistiquement) identiques à l’exception de leur origine, la probabilité d’être contacté pour un entretien d’embauche après avoir envoyé son CV en réponse à une annonce est plus faible de 40 % pour le candidat issu de l’immigration, par le seul effet de son origine perçue par l’employeur.
Ensuite, nos résultats indiquent que cette inégalité de traitement affecte dans les mêmes proportions les candidatures dont l’origine déduite du nom est maghrébine que celles dont l’origine est inconnue. La discrimination liée à l’origine semble donc moins liée à une défiance ciblée à l’encontre de minorités ethniques spécifiques qu’à une défiance généralisée envers tous les candidats issus de l’immigration, indépendamment de leur origine. Ces résultats tendent à confirmer l’existence d’une homéophilie ethnique sous-jacente à la discrimination — c’est à dire d’une défiance indifférenciée de la part des employeurs à l’égard de tout candidat n’appartenant pas au groupe ethnique majoritaire, par goût pour l’entre-soi et non par rejet de groupes de population particuliers.
Enfin, la comparaison du succès des candidats en fonction de leur genre va à l’encontre de plusieurs idées reçues. D’une part, la discrimination d’origine affecte dans les même proportions les candidatures masculines et féminines : le handicap subit par une candidature en raison de l’origine perçue déduite de son nom est la même, que le candidat issu de l’immigration soit un homme ou une femme. Loin d’être un phénomène spécifiquement masculin, la discrimination d’origine est donc transversale à l’ensemble de ces populations. D’autre part, et conformément à d’autres études, nous n’observons pas à origine donnée de discrimination significative à l’encontre des candidatures féminines. À l’inverse, les différences de taux de succès sont légèrement favorables aux candidatures féminines, quelle que soit l’origine perçue du nom. Ce résultat tend à nuancer l’idée généralement admise selon laquelle les femmes sont systématiquement pénalisées dans les secteurs où elles sont en concurrence avec des candidats masculins. Il n’est bien évidemment pas question de déduire de ces résultats que les écarts homme/femme sur le marché du travail sont illusoires. Ils indiquent plutôt que les principales causes des écarts de genre observés sur le marché du travail sont plus à chercher dans la spécificité de leur situation dans les étapes ultérieures à l’embauche (conséquences des interruptions de carrière, conciliation famille-travail, etc.).
Importance du degré de maîtrise de la langue française
L’existence de comportements « homéophile » dans les pratiques discriminatoires peut survenir en raison de deux types de mécanismes. Le premier est celui qui vient directement à l’esprit lorsque l’on réfléchit à ces questions : les employeurs (ou plus généralement les personnes en charge de la décision) auraient des préférences particulières, des goûts spécifiques, qui les portent à repousser les individus issus de minorités ethniques. Selon ce premier mécanisme, certains employeurs refuseraient de collaborer avec l’ensemble des candidats issus des minorités soit par désagrément, soit par simple préférence envers les membres issus de leur groupe ethnique. Le second mécanisme est à la fois moins évident et plus riche en termes de compréhension du phénomène comme de moyens pour le rectifier. Il relie les discriminations aux défauts d’information qui affectent les employeurs dans le processus de recrutement. C’est à ce second mécanisme qu’est consacrée la seconde partie de notre étude.
Lorsqu’il procède à la sélection des candidatures reçues, l’employeur se trouve en effet dans l’impossibilité d’évaluer parfaitement la productivité d’un candidat, puisque seule une partie des caractéristiques productives du candidat est observée : celle qui est directement retranscrite par le CV. Une part de la productivité est donc inobservable par l’employeur. Ces caractéristiques inobservables peuvent aller de l’aisance à l’oral ou à l’écrit d’un candidat à sa capacité d’adaptation à un poste ou encore au zèle déployé dans la réalisation des taches. Afin d’appréhender la composante inobservée de la productivité des candidats, l’employeur peut utiliser et mobiliser les caractéristiques productives moyennes de son groupe ethnique d’appartenance. En d’autres termes, certaines caractéristiques observables et non-productives (comme le patronyme) fournissent des informations à l’employeur, qu’il peut utiliser comme des indicateurs indirects de la productivité du candidat. Ce mécanisme donne lieu à une discrimination à l’embauche de nature dite statistique, car deux candidats de productivité identique sont traités de façon inégale mais sur la base des performances moyennes, réelles ou supposées, du groupe auquel ils appartiennent. À cet égard, un employeur pourrait privilégier systématiquement des candidats issus de son groupe ethnique d’appartenance, si ses croyances lui suggèrent que la collaboration qui s’instaure entre des individus issus d’un même groupe de population est plus fructueuse que s’ils étaient issus de groupes différents. L’homéophilie ethnique sous-jacente à la discrimination observée pourrait donc s’expliquer par l’existence de croyances (réelles ou supposées) selon lesquelles les individus issus d’un même groupe partageraient des caractéristiques communes qui faciliteraient la communication et favoriseraient le développement d’une confiance mutuelle.
Deux spécificités importantes caractérisent la discrimination de nature statistique. D’une part, les employeurs qui se livrent à ce type de discrimination n’ont d’autre motif que la volonté de mettre en œuvre la procédure de recrutement la plus efficace possible : quand bien même les stéréotypes à l’origine de leur croyances sont infondés, c’est bien la volonté d’évaluer au mieux la productivité des candidats qui gouverne les décisions de discrimination. Dans ce cas, les comportements discriminatoires, s’ils rompent l’égalité des chances et sont contraires à la loi, ne s’apparentent pas à de simples attitudes racistes ou misogynes. D’autre part, la discrimination statistique est alors due uniquement à des difficultés d’ordre informationnel. C’est parce que l’employeur ne dispose pas d’une information parfaite sur la productivité des candidats qu’il est poussé à mobiliser ses croyances sur la composante inobservable de leur productivité. De fait, si les employeurs disposaient d’une information fiable sur les dimensions qui engendrent un traitement différencié, alors la discrimination, pour peu qu’elle soit de nature exclusivement statistique, disparaîtrait complètement. Dans ce cadre, une politique de lutte contre les discriminations efficace viserait à compenser le manque d’informations dont font l’objet les employeurs dans le processus d’embauche.
Pour appréhender cette source de discrimination, notre étude introduit une information supplémentaire dans toutes les candidatures pour la moitié des offres d’emploi auxquelles nous avons répondu. Cette information est choisie de manière à être pertinente au regard de l’employeur, c’est à dire de nature à modifier ses croyances. Si la présence d’une telle information atténue la discrimination observée, cet écart fourni alors une mesure de la part statistique de la discrimination à l’embauche. Le signal que nous avons choisi d’introduire est un signal de maîtrise de langage. Deux raisons ont motivé ce choix. D’une part, le degré de maîtrise de la langue du pays d’accueil est fréquemment évoqué comme source possible de discrimination statistique. En effet, les résultats d’une enquête auprès de recruteurs canadiens indiquent que le niveau de maîtrise de langage de la part des candidats est une préoccupation au cœur de leurs critères de sélection (Oréopoulos, 2011). D’autre part, ces préoccupations devraient se généraliser aux recruteurs français dans la mesure où la maîtrise de la langue française est inégalement distribuée selon que les individus soient ou non issus de l’immigration (Trimaille, 2004).
Éléments de CV permettant de tester la discrimination statistique
L’effet du degré de maîtrise de la langue sur le niveau de discrimination est testé en créant des rubriques destinées à attester de compétences particulières dans ce domaine. Elles sont ajoutées à toutes les candidatures envoyées pour la moitié des offres d’emploi auxquelles nous avons répondu. Les six signaux que nous utilisons (et la rubrique du CV dans laquelle ils apparaissent) sont les suivants :
Tutorat pour des élèves en difficulté face à la lecture et la rédaction — Catégorie expérience professionnelle ;
Soutien scolaire à domicile en français — Catégorie expérience professionnelle ;
Membre d’un club de lecture — Catégorie loisirs ;
Participation à des concours de scrabble et de mots croisés — Catégorie loisirs ;
Animation et rédaction d’un journal inter-lycéens — Catégorie loisirs ;
Participation au « concours de la langue française » en 2003 (position 54e/8500) — Catégorie loisirs.
Pour mesurer la discrimination statistique, nous comparons le succès des deux groupes de candidatures définis par la présence ou non d’un signal de maitrise du langage : le premier groupe est dit neutre (sans signal) alors que le second est traité (avec signal). D’abord, nos résultats indiquent que le niveau de discrimination à l’égard des minorités masculines restent inchangée — i.e. l’inclusion du signal n’affecte pas les taux de réponses des trois candidats masculins. À l’inverse, l’inclusion d’un signal explicite d’aisance linguistique sur le second groupe d’envois élimine toute discrimination liée à l’origine pour les candidatures féminines.
Les raisons pour lesquelles les candidatures masculines ne bénéficient pas de la même manière de cette modification des taux de rappels restent à explorer. Une première hypothèse est que les signaux choisis sont insuffisants à compenser les croyances fortement négatives des employeurs, soit parce qu’ils ne sont pas considérés comme des signaux crédibles de compétence linguistique lorsqu’ils sont associés à des candidatures masculines, soit parce qu’ils sont trop faibles au regard de la modestie des compétences perçues dans cette catégorie de population. Ces résultats suggèrent en outre que les déterminants de la discrimination sont largement fondés sur l’interaction de l’origine et du genre, plutôt que sur le cumul des handicaps liés à chacune de ces dimensions prises séparément. Il se peut donc que la discrimination d’origine qui affecte les hommes porte sur d’autres dimensions que les compétences linguistiques (que cette discrimination soit ou non de nature statistique).
Une nouvelle piste de réflexion pour lutter contre les discriminations
Sur la base de ces résultats, le degré de maîtrise de la langue apparait comme une dimension importante du raisonnement statistique qui sous-tend le comportement des employeurs : la mention explicite d’une expérience extra-professionnelle liée à l’usage de la langue réduit considérablement (voire annule) la discrimination d’origine qui s’exerce à l’encontre des candidatures féminines. Si cet effet est fortement atténué pour les candidatures masculines, nous n’observons aucun effet négatif des signaux de maîtrise de la langue sur ces candidatures, de même que les candidatures françaises ne semblent pas être affectées par leurs présences. Ces résultats ouvrent la voie à des interventions publiques consistant à promouvoir un système de labellisation du niveau de maîtrise de la langue afin de lutter contre les discriminations. L’objectif de ce label serait d’aligner les croyances des employeurs avec les compétences linguistiques effectives des candidats — redressant ainsi les croyances des employeurs quant aux difficultés supposées des candidats issus de l’immigration. Il convient donc que ce label soit de nature à être mentionné sur les candidatures, et que cette mention soit vérifiable pour éviter qu’il fasse l’objet de manipulations.
Le ministère de l’éducation nationale a d’ores et déjà mis en place, depuis le 7 mai 2010, un diplôme national professionnel (DCL, Diplôme de Compétences en Langue) permettant aux adultes de faire reconnaître leurs compétences en langues. Ce diplôme est spécifiquement destiné à attester de compétences opérationnelles, à travers notamment des épreuves qui simulent des situations de travail. La version actuelle du diplôme comporte treize choix de langue, parmi lesquels est proposée une certification de maîtrise de « français professionnel de premier niveau ». Au-delà des enjeux de formation, qui ont présidé à l’instauration de ce diplôme, ce type de certification constitue un outil très prometteur au service de la lutte contre les discriminations au regard des critères énoncés ci-dessus. Il serait sans doute nécessaire dans ce but d’étoffer l’offre de certification en français. On pourrait alors envisager, par exemple, que ces épreuves soient systématiquement proposées lors de l’inscription au fichier des demandeurs d’emploi, ou encore en fin de cursus des formations professionnelles. Enfin, un élément crucial de réussite de ce dispositif est que les candidats défaillants se voient offrir une formation leur permettant d’atteindre le niveau requis. Il convient d’être particulièrement vigilant sur ce dernier aspect, au risque que le dispositif ne produise des effets contraires à l’objectif visé en handicapant plus encore les populations les moins éduquées, dont la position sur le marché du travail est déjà dégradée.