La censure, selon Robert Darnton, n’entrave pas toujours la création. En étudiant trois cas contrastés, et sans prétendre unifier les divers contextes culturels où s’exerce la censure, l’historien s’interroge sur ses propres préventions à son sujet.
La censure, selon Robert Darnton, n’entrave pas toujours la création. En étudiant trois cas contrastés, et sans prétendre unifier les divers contextes culturels où s’exerce la censure, l’historien s’interroge sur ses propres préventions à son sujet.
Toutes les censures se ressemblent-elles ? Rien ne permet a priori de désigner par l’unique vocable de « censure » la direction de la librairie sous le règne de Louis XV, les procès de livres et de spectacles au temps du Raj (la colonisation britannique dans l’Inde du XIXe siècle) et le contrôle des publications en République démocratique d’Allemagne. Robert Darnton offre pourtant trois études érudites sur les condamnations de livres dans ces différentes cultures, avec l’intention de faire une histoire comparée du phénomène censorial ‒ une approche audacieuse. S’interrogeant sur la façon dont un historien raconte la censure qui s’exerce dans un cadre chronologique et géographique autre que le sien, Darnton évite la posture peu déontologique qui consisterait à relater les événements comme une lutte héroïque de la création littéraire contre les ténèbres de l’oppression – ce qui corroborerait la légende noire du censeur-vampire ‒, l’auteur préfère décrire les contraintes et à comprendre en profondeur le rôle des censeurs par une plongée dans les archives et par une pénétration du contexte culturel.
Deux traits caractéristiques de la censure ressortent de l’étude. Ils correspondent aux principaux sens du mot censure. La censure consiste en effet en une décision répressive à l’égard d’un texte, parfois de son auteur, de son éditeur, voire du censeur complaisant qui l’a autorisé. Mais en amont de cette sentence finale, la censure désigne un travail interprétatif de jugement sur le sens à donner au texte, sur lequel les auteurs et les censeurs se confrontent, mais aussi collaborent. Cette coopération surprenante pour le lecteur contemporain a marqué les historiens méticuleux des archives, comme Maxime Dury ou Odile Krakovitch, laquelle a même forgé le néologisme de « co-auteurs » pour parler des censeurs. L’étude de Darnton ruine le cliché de la lutte à mort entre la création et l’oppression, tout comme l’« axiome » de Leo Strauss selon lequel « un écrivain attentif d’une intelligence normale est plus intelligent que le censeur le plus intelligent [1] ». La comparaison a cependant ses limites, sur lesquelles Darnton insiste : chaque mode de censure s’ancre dans un système de valeurs et de pratiques socio-politiques propres qui rendraient artificielle toute velléité d’extraire une essence formelle et permanente de la censure indépendamment de son terreau culturel.
L’historien cherche à comprendre la censure comme on observe une tribu autochtone pour en saisir les modes de pensée et d’action. L’enquête ethnographique suppose une fréquentation assidue des archives pour entrer en dialogue avec les censeurs, pas toujours un dialogue des morts puisque Darnton ouvre la troisième étude par une relation de ses entretiens avec les deux derniers censeurs est-allemands en 1989-1990 (Hans-Jürgen Wesener et Christina Horn). Un tel dialogue s’impose pour ne pas sombrer dans le préjugé culturel contre lequel Claude Lévi-Strauss mettait en garde les enquêteurs. Ce n’est pas pour autant que Darnton croit en la possibilité d’une étude « objective » détachée de toute préconception. Il tient à égale distance le récit émancipateur conditionné par notre pensée occidentale contemporaine et le relativisme culturel selon lequel il ne faudrait pas juger les censures pratiquées par d’autres cultures. Une part de la conclusion se livre à un monologue à haute voix où l’historien s’interroge sur ses déterminations, ses jugements de valeur et ses croyances personnelles. On entend les scrupules du chercheur, soucieux de pénétrer avec justesse son objet d’étude, craignant les jugements péremptoires, ceux des détracteurs de toute censure mais aussi ceux du théoricien de la littérature Stanley Fish, pour qui une complète liberté d’expression n’est qu’un vœu pieux. Puisqu’une parfaite neutralité reste illusoire, Darnton termine son introspection par le choix réfléchi en faveur de la liberté, qu’il argumente par une série de témoignages d’auteurs censurés, dont l’ultime, Czesław Miłosz, malgré son adhésion sincère à la doctrine communiste, éprouva une « révolte de l’estomac » face à l’interdiction de toute autre littérature que les textes réalistes socialistes ; Miłosz et les exilés du système soviétique, lorsqu’ils invoquèrent la liberté, « n’en appelaient pas à la protection du premier amendement ni ne s’exprimaient en philosophes » (p. 307). Le besoin viscéral de liberté ne se réduit donc pas, selon Darnton, aux contingences historiques propres à une société donnée, bien qu’il ne faille pas les minimiser. Toute la difficulté tient à l’équilibre à trouver entre les deux écueils du préjugé culturel d’un côté, et du relativisme culturel de l’autre : « Les historiens ne sont pas armés pour évaluer les degrés d’iniquité en différentes périodes du passé. Mais nous ne pouvons éviter de porter des jugements de valeur et nous devrions pouvoir reconnaître comment nos valeurs obscurcissent notre compréhension, tout comme nous admettons le cadre conceptuel qui la façonne » (p. 309).
Quatre points me semblent dignes de prolongements et de discussions. Le premier porte sur la comparaison. Darnton use trop de précautions pour qu’on puisse lui faire grief de « comparer l’incomparable [2] ». Il le dit et le redit, la censure n’est pas séparable du terreau culturel et socio-politique d’où elle germe. À trop abstraire un mécanisme formel des données historiques, on perd le sens, les motifs et les fonctionnements spécifiques des censures. Aussi les éléments comparés se réduisent-ils au strict minimum : la répression et le travail herméneutique des textes. Cette méthode sûre mérite au moins deux prolongements. Le premier est esquissé dans l’introduction et la conclusion : la comparaison avec la mise en place actuelle du contrôle de l’Internet. Darnton se limite à une invitation prudente à comparer l’introduction de règles et de mécanismes de surveillance en ce domaine avec les anciens contrôles de la librairie. Le second prolongement possible consisterait à ne pas comparer les censures seulement entre elles mais avec d’autres processus limitrophes, comme les jugements de la critique littéraire, qui elle aussi apprécie la valeur des œuvres et sépare le bon grain de l’ivraie, ou encore le rôle des directeurs éditoriaux, qui soumettent la publication d’un livre à des réductions et à des corrections, selon des critères propres. Les professionnels de la littérature partagent avec les censeurs certains exercices de jugements, de tris et de sélections pour ne retenir que les « bons » livres [3].
Le second porte sur les formes de récits qui racontent la censure. Darnton en distingue deux : le récit émancipateur et l’enquête ethnographique. Le récit émancipateur, en ce qu’il corrobore la légende noire, a pu conduire à des réactions radicales ; par manie déconstructiviste, certains se sont évertués à briser le tabou en réhabilitant le censeur injustement décrié, au point d’en faire un meilleur lecteur que les critiques du temps. Les tenants d’une telle déconstruction s’interrogent : par exemple, le procureur Pinard percevant la transgression des Fleurs du mal ou de Madame Bovary ne s’est-il pas montré plus lucide que les défenseurs de Baudelaire et de Flaubert soucieux de montrer la conformité des deux œuvres avec la morale du Second Empire ? Il me semble donc qu’aux deux formes de récits historiques distingués par Darnton (le récit citoyen dénonçant l’obscurantisme d’une part, l’enquête ethnographique d’autre part), il faille en ajouter une troisième : le récit déconstructiviste et volontiers provocateur réhabilitant la lucidité du censeur.
Le troisième prolongement porte sur la définition de la censure, véritable boîte de Pandore et pomme de discorde. Il paraît certes impossible d’accorder tous les historiens sur une unique définition de la censure, a fortiori le grand public. Darnton le sait, qui s’interroge en introduction sur ce qu’est la censure ; il laisse en suspens la définition pour n’y revenir qu’en conclusion. Il fait le choix ingénieux d’une définition restrictive à double titre :
– d’abord parce qu’il choisit de ne l’appliquer qu’à l’État (qui recouvre la simple administration, ou bien qui inclut les trois formes de pouvoir politique, le judiciaire compris ?). Mais l’État ne monopolise pas toutes les formes de censure. L’Index catholique, dans la France du XIXe siècle, n’avait pas force de loi et dépendait de l’assentiment que les fidèles catholiques voulaient bien accorder aux décisions romaines ; les sanctions étaient d’ordre spirituel ou psychologique. Certes une contrainte immatérielle ou morale paraît sans commune mesure avec la coercition physique, mais elle éprouve aussi l’auteur et ses publics. Les institutions sociales ou l’opinion publique peuvent exercer des contraintes contre des œuvres au point d’entraîner leur retrait de l’espace public, de les discréditer ou de dissuader le public de les regarder. Entre la censure d’État et la mise à l’Index romaine, la frontière n’est pas un abîme ; entre une mise à l’Index et un boycott par la critique littéraire, la différence n’est pas très grande non plus. La distinction entre la censure d’État et ses autres formes ne semble donc pas s’appuyer sur une solution de continuité manifeste.
– ensuite parce qu’il refuse de banaliser la censure et de réserver le terme aux manifestations les plus coercitives. Ce choix s’explique aisément par le corpus d’études retenu, celui de régimes autoritaires. Certains récits sont en effet insoutenables, comme le procès stalinien lancé contre Janka, directeur de la Aufbau Verlag, principale maison d’édition est-allemande de littérature, mais compromis par son soutien au critique marxiste G. Lukàcs au moment où ce dernier avait rejoint les révolutionnaires hongrois antisoviétiques. Mais de la sorte, on solidarise la censure de ses conséquences pénales et policières particulièrement cruelles pour les auteurs. L’essai de Darnton a en effet les limites de ses qualités : le fait de ne pas séparer la censure de son contexte socio-politique. Or c’est la politique pénale d’une certaine culture qui conduit à des formes de répression sur la personne. Sans séparer la censure proprement dite de ses conséquences pénales, ne serait-il pas envisageable de les distinguer et de délimiter le périmètre du phénomène censorial autour du travail des textes sans l’étendre à toute la chaîne des effets policiers ? En histoire comparée, comment cerne-t-on, voire isole-t-on les données proprement censoriales, de l’environnement culturel et juridique qui les accompagne ?
Le quatrième prolongement porte sur la terminologie et la question de l’acculturation. Darnton met en garde, à juste titre, contre les jugements hâtifs sur la censure. Mais le terme lui-même a acquis une connotation négative, qu’il n’avait pas à l’origine. L’Encyclopédie donne encore « censure » et « critique » comme synonymes. Darnton n’ignore pas à quel point le terme est tombé en discrédit ; d’ailleurs, les deux censeurs est-allemands qu’il interroge lui confient à tour de rôle qu’ils n’aiment pas ce mot (p. 180 et 185). Parce qu’il porte un jugement de valeur, le terme de censure est piégé, sinon pour l’historien-ethnographe qui en use, du moins pour le grand public qui le lit. Une bonne part de l’opinion publique attend du récit historien qu’il instruise le procès des censeurs ; le Manifeste de l’Observatoire de la liberté de création explique ainsi : « L’histoire a toujours jugé avec sévérité ces censures et ces condamnations qui furent, au fil des temps, l’expression d’un arbitraire lié à une conception momentanée de l’ordre public, de l’ordre moral, voire de l’ordre esthétique . » Dans ces conditions, si l’on veut éviter qu’une histoire de type ethnographique soit inaudible, des préalables méthodologiques s’imposent, tout comme une définition du phénomène, ce que propose Darnton. Mais les historiens de la censure gagneraient sans doute à prévenir aussi leurs lecteurs de la connotation péjorative du terme pour la garder à distance et dissiper le malentendu propre au « pacte de lecture » implicite qui caractérise souvent les essais sur la censure. L’un des mérites les plus précieux du présent volume est de soulever cette question historiographique et méthodologique, alors même qu’elle embarrasse souvent les chercheurs sans être explicitement traitée. Darnton le fait avec la grande autorité qu’il a acquise sur le sujet. Les historiens de la censure lui en savent gré.
par , le 2 mai 2016
– Le site de Darnton : http://www.robertdarnton.org/authors
Jean-Baptiste Amadieu, « Dialogue avec les censeurs », La Vie des idées , 2 mai 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Dialogue-avec-les-censeurs
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Leo Strauss, La Persécution et l’art d’écrire, trad. Olivier Sedeyn, Paris-Tel Aviv, Éditions de l’éclat, 2003, p. 28.
[2] Titre d’un ouvrage de Marcel Détienne paru aux éditions du Seuil en 2000.
[3] Sur la remise en question de l’opposition entre censure et critique établie par Reinhart Koselleck dans Le Règne de la critique (1959), voir Censure et critique, dir. Laurence Macé, Claudine Poulouin et Yvan Leclerc, Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature et censure » (n° 2), 2015.