Grâce à une comparaison des trajectoires d’entrée dans la vie adulte dans différents pays européens, Cécile Van de Velde renouvelle en profondeur le champ de la sociologie de la jeunesse.
Dossier / Classes sociales et inégalités : portrait d’une France éclatée
Grâce à une comparaison des trajectoires d’entrée dans la vie adulte dans différents pays européens, Cécile Van de Velde renouvelle en profondeur le champ de la sociologie de la jeunesse.
On croyait tout savoir sur la jeunesse en France. Des travaux nombreux et de bonne qualité ont en effet accompagné depuis le début des années 1980 les difficultés que rencontrent les jeunes de tout milieu à trouver leur place dans la société. Les chocs pétroliers des années 1970 ont bouleversé les calendriers antérieurs du passage à l’âge adulte. Hier l’accès à un emploi stable précédait souvent de peu l’installation dans un logement indépendant, la vie en couple et la naissance du premier enfant. Il n’en va plus de même aujourd’hui : le temps des études s’allonge pour tous, mais aussi l’entre-deux qui s’étend entre la sortie du système scolaire et la stabilisation dans un emploi. Propres à la France, le traitement scolaire du chômage, le faible taux d’activité des jeunes et le niveau élevé du chômage frappant ces classes d’âge ralentissent et compliquent l’accès à la vie d’adulte.
Le travail de Cécile Van de Velde renouvelle en profondeur cette approche classique. Elle remet d’abord en question la conception de la jeunesse qui la sous-tend : conçue comme un état transitoire antérieur au franchissement des trois seuils définissant l’entrée dans l’âge adulte – emploi stable, résidence indépendante, mise en couple –, la jeunesse s’inscrirait dans une conception statutaire des âges de la vie séparés les uns des autres par des frontières fixes et immuables. Or, désormais progressives, discontinues et réversibles, ces étapes ont perdu leur pouvoir de scansion collective des parcours. Les seuils traditionnels tendent à s’araser et le prétendu adulte ne se conçoit plus lui-même comme un être fini : il ne cesse de se trouver devant une ligne d’horizon qui recule à mesure qu’il avance et réapparaît devant lui au moment même où il croit l’avoir franchie. La notion d’adulte ne renvoie plus à un statut, elle n’est que perspective.
Ce petit coup d’État méthodologique accompli, Cécile Van de Velde met alors en œuvre l’outil principal du renouvellement de la question : l’exploitation longitudinale du Panel Européen des Ménages réalisée dans quatre pays, le Danemark, le Royaume Uni, la France et l’Espagne. Les six premières vagues de ce Panel permettent de reconstituer les itinéraires d’émancipation familiale et d’insertion sociale de jeunes vivant dans ces quatre pays et âgés de 18 à 30 ans de 1994 à 1999. Cette dimension comparative transforme de fond en comble l’approche classique parce qu’elle met en perspective la situation française avec celles de trois autres pays, précisément choisis en raison de leurs différences. Dans ces quatre pays, l’auteure analyse de près les cadres sociaux qui président aux expériences associées à ces itinéraires de jeunesse. Elle s’attache en particulier à mesurer la façon dont l’intervention de l’Etat, le système éducatif et les cultures familiales structurent les modes d’entrée dans la vie adulte. Mais elle s’efforce aussi, à partir d’entretiens, de comprendre le sens que les individus donnent à leurs itinéraires de jeunesse. Le protocole d’observation empirique mis en place est remarquable et le traitement des données impeccable.
D’où l’intérêt des résultats exposés sous la forme d’une typologie claire et tranchée, qui doit sûrement beaucoup à la façon dont Serge Paugam, qui avait dirigé la thèse dont est tiré ce livre, aime à analyser les logiques sociales. Quatre pays, quatre façons de devenir adulte. Se trouver au Danemark, s’assumer au Royaume Uni, se placer en France et s’installer en Espagne. Il s’agit bien d’une typologie d’expériences, non d’une catégorisation d’individus. Ces quatre façons de devenir adulte sont des constructions sociales qui ont partie liée avec les modalités selon lesquelles s’articulent dans ces quatre pays l’intervention de l’Etat, de l’école et de la famille.
Se trouver correspond à une manière de vivre sa jeunesse comme un temps long d’exploration et d’expérimentation dans une logique de développement personnel. Prise d’indépendance précoce, itinéraires sinueux et discontinus vécus sans urgence, construction progressive de soi et définition d’une identité sociale. Voilà pour les Danois.
S’assumer est la manière britannique de devenir adulte. Cette seconde forme d’expérience de la jeunesse s’inscrit dans une logique d’émancipation individuelle, avec des trajectoires courtes orientées quasi exclusivement vers la recherche d’emploi. Dans ce parcours, le jeune homme et la jeune femme doivent faire les preuves de leurs capacités individuelles d’indépendance et d’autofinancement et à rompre eux-mêmes les liens qui les relient à la famille et à l’Etat.
Se placer est la variante française du modèle. L’investissement dans le capital humain sous les espèces de la scolarisation et de la course au diplôme est le facteur principal. Il s’accompagne d’une dépendance prolongée de la famille. Le sentiment d’urgence est très prégnant : il faut s’intégrer à tout prix et le plus vite possible, une fois pour toutes et pour toute la vie.
S’installer s’inscrit au contraire dans une logique d’appartenance familiale. Partir de chez ses parents constitue la dernière étape d’un processus en trois actes : emploi stable, mariage, achat d’un logement. Ce modèle caractérise les jeunes espagnols.
On comprend très bien grâce à l’éclairage mutuel que permet de porter cette typologie limpide et bien argumentée sur les quatre pays, au nom de quelles valeurs s’articulent ces expériences de la jeunesse avec les cadres sociaux propres à chaque société : développement personnel chez les danois, émancipation individuelle, chez les anglais, intégration sociale en France et installation matrimoniale en Espagne. On comprend aussi pourquoi les sociologues français étaient si attachés à une conception de la jeunesse comme un âge de la vie à seuils fixes. Ils héritent cette représentation des cadres sociaux qui nous façonnent et de la façon dont les acteurs envisagent eux-mêmes leur jeunesse, comme un stade transitoire à une intégration définitive.
On aura compris aussi que ce livre constitue une avancée significative dans la connaissance des processus d’accès à l’âge adulte qu’il renouvelle grâce à sa dimension comparative et internationale ainsi qu’à la combinaison entre des données statistiques et des entretiens restituant le sens que les jeunes donnent à leurs expériences. Le cas français apparaît ainsi sous un jour nouveau grâce à la lumière portée par les situations des trois autres pays.
Ce livre est un chef d’œuvre de clarté : écrit dans une langue limpide, il décline de façon rigoureuse et convaincante une argumentation subtile armée d’une connaissance précise de tout ce qui a été écrit d’important sur cette question en France et à l’étranger. Je formulerai néanmoins trois réserves. Le coup d’Etat méthodologique initial appelant à une révolution copernicienne – la jeunesse n’est plus un état mais un devenir – est en partie inachevé. Nombreux sont dans l’ouvrage les passages ou les formules continuant à réifier cet âge de la vie : « itinéraires de jeunesse », « jeunesse » tout court, « accès à l’âge adulte », etc. Les stéréotypes ont la vie dure et tout n’est pas faux non plus dans cette représentation archaïque, surtout en France !
On peut aussi regretter que les écarts entre les filles et les garçons ne soient pas étudiés dans un plus grand détail. L’impression qu’on en retire est que les modèles décrits sont plus masculins que féminins.
La clarté que projette cette typologie nette et tranchée sur les différences entre ces quatre pays est lumineuse. Mais chacun sait que si le modèle est pur, la réalité sociale est toujours sale et contradictoire. On se demande toujours, face à un type idéal de la sorte, quelle est la fraction de la population dont il rend vraiment compte et quelle est la part de celles et de ceux qui vivent dans les marges du modèle. Question classique qui ne doit surtout pas décourager les jeunes sociologues de recommencer l’opération dans d’autres contextes, car Cécile Van de Velde l’a montré de façon éclatante. Une enquête internationale de bonne qualité exploitée avec des concepts créatifs et audacieux constitue toujours une source inépuisable de connaissances : voici un livre qui nous incite à réfléchir.
par , le 4 mars 2008
Christian Baudelot, « Devenir adulte en Europe », La Vie des idées , 4 mars 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Devenir-adulte-en-Europe
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