Dans leurs derniers ouvrages, Robert Castel et François Dubet s’interrogent sur la recherche en sociologie et son utilité sociale et politique. Si l’on ne peut imaginer des propositions plus opposées en apparence, Castel valorisant ce qui permet l’intégration sociale et Dubet annonçant la fin de l’intégration sociale, la lecture parallèle de ces deux ouvrages permet de mieux comprendre les transformations actuelles et souhaitables de la société.
Recensés : Robert Castel, La Montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil, 2009, 457 p., 23 € ; François Dubet, Le Travail des sociétés, Paris, Seuil, 2009, 348 p., 21 €.
Voici deux ouvrages, sortis à quelques jours d’intervalle, qui viennent questionner le positionnement de la recherche en sociologie et son utilité sociale et politique. On ne peut imaginer propositions plus opposées en apparence, Castel valorisant ce qui permet l’intégration sociale et Dubet annonçant la fin de l’intégration sociale. Pourtant, des lignes de convergence peuvent être dessinées. Lire ces deux ouvrages dans le même mouvement, hasards éditoriaux, permet, de fait, une mise en débat quant à ce qui doit compter lorsqu’on se propose de mieux comprendre les transformations actuelles et souhaitables de la société.
Une décollectivisation des sociétés
Comme toujours, Castel nous met dans le temps long de l’histoire, avec l’objectif de mieux comprendre où nous en sommes dans ce processus d’évolution sociale, dont la signification peut être donnée par cette mise en perspective. Aussi, la portée de la grande transformation produite par le capitalisme post-industriel est une dynamique de ré-individualisation, de dé-collectivisation. Très proche sur le diagnostic, Dubet montre la fin de La société en tant que structure d’ensemble, avec un effet central : l’émiettement de la structure sociale affaiblit les correspondances simples entre les situations et l’action. Du coup, la perception des inégalités va être d’autant plus aiguë au fur et à mesure qu’elle ne se structure plus autour d’une représentation en classes sociales de la société. L’un et l’autre notent aussi ce même impératif contemporain d’avoir à se comporter comme individu responsable, et ses effets dévastateurs, même si Dubet légitime plus cet individualisme, au nom de ce que l’on n’aurait pas vraiment un autre modèle de rechange, alors que Castel y voit un risque social et politique.
Toutefois, la réponse à ce premier diagnostic, tant sociologique que politique, va être radicalement opposée. Pour Castel, face à ces ambiguïtés, seule une référence au Droit peut être le garant d’un État social digne de ce nom. Aussi, la question devient celle du redéploiement du Droit dans une société d’individus. Et pour mener ce projet à bien, une des tâches de la sociologie est de rendre compte de l’histoire de la relation entre le travail et le marché. À l’inverse, Dubet prend acte de la fin de l’intégration sociale, conçue comme un cadre homogène et structurant, déterminant les individus. Il y oppose la cohésion sociale, construite par les acteurs et non les surplombant, produite par les accords et les coordinations qui résultent des pratiques sociales. Face au déficit d’une intégration qui s’imposerait d’en haut, il nous faudrait opter pour cette cohésion qui se fabrique d’en bas.
La structure des deux ouvrages rend bien compte de ces priorités différentes selon les auteurs. Castel part du travail, de sa centralité, et du Droit du travail, pour questionner ensuite les différentes formes de protections possibles dans cette société de violence individuelle et collective, et termine par l’individu, sous l’angle de la désaffiliation, montrant combien être sujet suppose avant tout d’être un sujet de droits, un sujet inscrit dans un cadre social intégrateur. La chaîne démonstrative reste celle de la détermination sociale. Nous ne pouvons être des sujets au sens plein du terme, avec des supports et des ressources, que lorsqu’il existe un cadre protecteur qui nous tient debout, ce qui nous permet, paradoxalement, d’être libres.
Dubet suit un chemin démonstratif en boucle. On part de la société, de son déficit d’intégration, pour voir comment les individus réagissent à ces situations, en particulier subjectivement, comment ils vivent ces injustices, cette désocialisation, mais aussi comment ils peuvent fabriquer autre chose, de la cohésion. Aussi, les derniers chapitres de l’ouvrage s’attachent à montrer ce qui permet de fabriquer du lien, du commun, pour reboucler finalement sur une conception globale de la société (même non unifiée) après ce détour.
En quoi ces deux thèses peuvent d’une certaine manière être moins éloignées qu’elles n’y paraissent, et surtout, à quelles questions nous permettent-elles de nous confronter tant du point de vue de l’analyse sociologique que de l’action politique ?
Penser ensemble la société et les individus
La première réponse renvoie à la nécessité de tenir ensemble une analyse de la société et une analyse des individus. Ainsi formulé, le propos peut sembler trivial, mais ce n’est pas si simple quand on s’y confronte concrètement. L’enjeu est ni seulement de produire des grands récits des évolutions globales, ni seulement d’aller regarder au plus près des acteurs, de leurs sentiments ou de leurs interactions sociales, mais de tenir les deux bouts, c’est-à-dire de penser en même temps une théorie de la société et une théorie du sujet (ou de l’acteur, ou de l’individu etc.).
Pourtant, à première vue, Dubet propose une position totalement individualisée, tant du travail sociologique que de la fabrication de la société, écrivant que « la sociologie doit se consacrer à l’étude de l’activité subjective des acteurs : dans cette activité, cette expérience, on peut saisir la manière dont se compose la vie sociale ». De la même manière, il justifie donc de l’individualisme au nom de ce que, « en général, c’est l’individualisme des autres qui nous gêne, pas le nôtre ». Il va même, au nom du pragmatisme, justifier d’un gouvernement qui s’oriente plus au vu du suivi d’un certain nombre d’indicateurs de résultats, glissant ainsi des grandes visées au profit des outils, de ce qu’ils permettent de délibération collective autour de ce qui vaut sur des questions particulières. En même temps, il pointe les contradictions dans lesquelles pourrait emmener cet individualisme revendiqué, ce désenchantement d’un projet social d’ensemble, ce qui l’amène à tenter de tenir l’autre terme, écrivant : « Je ne crois pas qu’on puisse en rester à cet ensemble flou, à cette manière d’évacuer le problème et d’abandonner par là une vocation essentielle de la sociologie : celle de définir la nature des grands ensembles sociaux dans lesquels nous vivons. Le risque est d’autant plus grand que le besoin d’une conception générale de la vie sociale étant essentiel, les techniques de management par les outils et, plus largement, l’économie, peuvent remplir le vide, pendant que la sociologie se replierait sur le rôle qui lui semble parfois dévolu : soit défendre la société malgré tout, soit décrire indéfiniment le flux des interactions de la vie sociale ».
Castel a une de proposition de départ inversée : « L’objectif de la sociologie que j’essaie de mettre en œuvre est de dégager ces supports nécessaires pour répondre au défi d’exister en tant qu’individu dans une société toujours surplombée par la contrainte ». Cela s’accompagne d’une méfiance à l’égard de ce que disent les acteurs, moquant « l’exaltation triomphaliste de la grandeur de l’individu », ou encore la naïveté qu’il y aurait à opposer l’État aux individus. Pour autant, les supports identifiés doivent « permettre malgré tout aux individus de conduire leur vie dans une certaine indépendance ». On n’est donc pas dans une logique de stricte détermination sociale mais plutôt dans l’analyse des conditions sociales qui permettent d’exercer sa liberté. Et Castel conclut son livre sur une sociologie de l’individu qui est certes, pour une part, la traduction dans l’individu (incorporée pourrait-on dire) de ces cadres transformés en supports, des garanties issues de l’État et des protections de façon générale (issues du Droit du travail en particulier). Mais d’autre part, son attention depuis toujours aux « inutiles au monde », aux vaincus, aux résistants, le met bien loin d’une théorie qui ne serait que mécaniste. C’est un univers sensible qui permet de décrypter les humiliations, les injustices, et les discriminations vécues par un nombre croissant d’individus. D’ailleurs, la partie consacrée aux individus commence par une analyse du roman de Tristan et Iseut, dans un style auquel ne nous avait pas habitués Castel, au plus près des souffrances amoureuses des protagonistes, montrant comment cette tentation de vivre hors du monde, des règles sociales, ne peut conduire qu’à la mort.
Cette mise en discussion de la théorie du sujet et de la société telle qu’elle est proposée par ces auteurs montre une voie, dans laquelle nous sommes plusieurs à chercher malgré sa difficulté, qui est de penser ensemble une théorie du sujet et une théorie de la société, mais sans en faire pour autant un ensemble homogène et cohérent (dans lequel ils se répondraient logiquement, comme le faisaient « l’acteur et le système », ou « le champ et l’habitus ») ; et cela parce que le monde dans lequel nous vivons n’est ni cohérent ni articulé simplement.
De la sociologie à la politique : retrouver le point de vue des « perdants »
La seconde dimension à laquelle ces ouvrages nous permettent de nous confronter est celle du lien entre sociologie et politique, de la compréhension de la société au changement de la société. Là encore, ces auteurs nous aident à mieux dessiner les contours de ces liens, mais aussi la difficulté de les assumer dans une certaine clarté.
Castel a écrit là son livre le plus politique, en tout cas le moins marqué par la prudence académique qui voudrait que l’on n’ait pas (ou tout du moins que l’on n’expose pas) de point de vue normatif sur la société que l’on étudie. Ici, il défend avec force ce en quoi il croit, et y compris se justifie politiquement et non seulement sociologiquement, par exemple en consacrant un chapitre à distinguer le réformisme de gauche, le sien, du réformisme de droite. Ce rôle normatif, Dubet le revendique aussi pour la sociologie, le sociologue pouvant dire ce qui est bon pour la société au vu de ses analyses, mais sur un mode tellement désenchanté que c’est toujours, d’une certaine façon, à la manière de ce qui serait « le moins pire ». Un rôle politique assumé donc, mais qui propose, dans ce cas, une sorte d’accommodement plus raisonnable du réel.
Pourtant, là encore, des points de convergence existent, tout d’abord sur le diagnostic social et politique. L’un et l’autre s’interrogent sur les glissements et les effets de ceux-ci entre question sociale, question urbaine et question raciale. L’un et l’autre cherchent à comprendre les vaincus du système plutôt que les gagnants, comment « comprendre le ressentiment des plus précaires et le combattre autrement que par la disqualification » (Castel), ou encore les mécanismes par lesquels les jeunes sont éjectés du système scolaire (Dubet).
La question qu’ils ouvrent, sans aller toujours pour autant dans la même direction, est celle de l’utilité sociale et politique de la recherche en sciences sociales. Et ces deux auteurs proposent d’assumer ce lien plutôt que faire comme si la Science nous en empêchait. Toutefois, lorsqu’on ferme ces deux livres, ce ne sont pas les mêmes rapports au politique qui sont dessinés. Dubet propose plutôt un programme de recherche qui permettra d’avancer sur un certain nombre de dimensions pouvant éclairer la réalité sociale, et donc éventuellement la changer. Les catégories de justice des acteurs en forment la pierre angulaire, mais aussi les épreuves dans lesquelles celles-ci sont vécues sur les différentes scènes sociales.
Lorsqu’on ferme le livre de Castel, on a, si on veut, un programme politique et non seulement un programme de recherche, dans lequel « la question sociopolitique essentielle (…) est la redistribution plus équitable de la richesse sociale ». Le choix de société proposé, celui d’un État social protecteur, est celui qui donne à tous un minimum de ressources et de reconnaissance : « une petite dizaine de droits sans doute seraient nécessaires et suffisants pour former l’ossature de la citoyenneté sociale » (relatifs à la santé, au logement, à la formation, aux ressources en cas d’impossibilité à travailler etc.). Enfin, ce sont des propositions de débat public étayées sur des recherches, pour permettre d’assouplir nos modes de coexistence face à des mœurs, religions, coutumes ou croyances différentes, à l’image du travail entrepris au Québec sous la présidence de Taylor sur le thème des « accommodements raisonnables » dans le rapport aux minorités ethniques.
Cela reste du choix de chacun d’aller plus ou moins loin dans ces propositions normatives, mais un intérêt majeur de ces ouvrages est aussi d’autoriser de reposer cette question centrale de l’utilité politique et sociale des recherches sociologiques, et de renouer avec une grande tradition de cette discipline, d’aider à penser comment on peut rendre cette société plus vivable.
– le compte rendu du livre de R. Castel sur Liens socio par Igor Martinache
Pour citer cet article :
Véronique Guienne, « Deux regards sur la société des individus »,
La Vie des idées
, 8 juin 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Deux-regards-sur-la-societe-des
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