Maud S. Mandel, Muslims and Jews in France. History of a Conflict, Princeton, PUP, 2014, 272 p.
Abdellali Hajjat :
La grande originalité du livre du Maud S. Mandel est de proposer, contrairement à ce que laisse penser le sous-titre, une histoire relationnelle des musulmans et juifs en France sur une période assez longue (années 1940 – années 1990), à la fois en métropole et dans les (ex-) colonies françaises. Ce défi, largement réussi, oblige à réaliser une analyse, à la fois locale et nationale, diachronique et synchronique, des relations entre différents types d’acteurs sociaux aux intérêts différenciés : organisations « juives » et « musulmanes », populations « musulmanes » et « juives », autorités politiques françaises nationales et locales (notamment marseillaises) et acteurs internationaux (mouvements sionistes, mouvements palestiniens, États nouvellement indépendants). Ce livre se situe ainsi à la croisée de l’histoire des juifs et des musulmans en France, de l’histoire coloniale et post-coloniale et de l’histoire politique française.
Ces relations se nouent selon des configurations historiques mouvantes, que l’auteure parvient à analyser finement, comme par exemple le moment 1948 (Nakba / création d’Israël), la décolonisation du Maghreb, la guerre des Six jours, les incidents de Belleville, Mai 68, la guerre du Kippour, etc. De ce point de vue, un des apports majeurs du livre est la mise en lumière de ce qu’on pourrait appeler la « matrice marseillaise » des années 1940-1970. En effet, la mairie de Marseille, tenue pendant des décennies par Gaston Defferre (membre du Parti socialiste et de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste) est un soutien inconditionnel d’Israël et participe à l’intégration progressive des leaders juifs, bien organisés malgré leurs divisions, dans les structures du pouvoir local, notamment après la migration des « rapatriés d’Algérie ». En même temps, la population « musulmane » y est faiblement organisée et les organisations qui les représentent formulent des critiques acerbes contre les positions sionistes des autorités françaises.
Selon Mandel, le décalage entre, d’un côté, le soutien et la reconnaissance des leaders juifs sionistes et, de l’autre, la marginalisation des organisations « musulmanes », nourrit l’idée du « deux poids, deux mesures » et les tensions entre « juifs » et « musulmans ». Par exemple, les organisations nationalistes maghrébines critiquent en 1948 la politique française du « laisser-faire » lorsque les mouvements sionistes s’organisent depuis le camp d’Arenas et chargent des armes sur des bateaux en vue de la colonisation de la Palestine, alors qu’elles-mêmes font l’objet d’une surveillance et d’une répression massives. La « matrice marseillaise » est en quelque sorte le laboratoire de la configuration politique nationale puisque, depuis la présidence Sarkozy (2007-2012), on y retrouve de similaires ingrédients : une politique étrangère française largement favorable aux positions israéliennes, des leaders juifs reconnus et intégrés dans les structures de l’État, des organisations pro-palestiennes globalement stigmatisées et réprimées, et des « musulmans » accusés d’un « nouvel antisémitisme ».
Le livre nous invite ainsi à varier les échelles d’analyse, l’échelle locale pouvant parfaitement éclairer l’échelle nationale. Cette étude historique fouillée soulève par ailleurs deux questions centrales et difficiles pour faire l’histoire des groupes minoritaires, sans que l’auteure parvienne, me semble-t-il, à y répondre de manière totalement satisfaisante.
La question de la catégorisation
Dès l’introduction, Mandel souligne l’importance d’avoir une approche anti-essentialiste et constructiviste de l’identité, et s’appuie volontiers sur le concept de « communauté d’expérience ». Si on ne peut qu’être d’accord avec cette affirmation, il reste que l’auteure fait un usage souvent problématique de la catégorie de « juif » ou de « musulman ». En effet, elle catégorise des organisations sans que ceux-ci ne revendiquent cette identité musulmane ou juive, telles que le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples), supposée être une « organisation juive communiste » (p. 66), les émeutiers de l’été 1981, les mouvements de « jeunes immigrés » des années 1980 (chapitre 6) et le MTA (Mouvement des travailleurs arabes), qualifié d’organisation musulmane. Or le « mouvement beur » et le MTA n’ont jamais revendiqué une identité musulmane. Le MTA était composé de militant-e-s arabes, marxistes, majoritairement athées et parfois élevés dans des familles chrétiennes, tels que Gilles Ladkani (principal théoricien d’origine syrienne), Maurice Courbage (un des leaders du MTA Marseille), etc. On pourrait faire la même remarque, mais de manière plus nuancée, pour ce qui concerne les mouvements nationalistes algériens dont la dimension nationale s’articulait, sans s’y réduire complètement, à la dimension arabo-musulmane durant la décolonisation. Il existe ainsi une tendance à sous-estimer la portée universaliste du nationalisme arabe et à gommer sa dimension non confessionnelle, qui est essentielle pour comprendre l’engagement des nombreux juifs dans les organisations nationalistes algériennes [voir les travaux de Pierre-Jean Le Foll Luciani] et marocaines [voir ceux d’Alma Rachel Heckman]. Paradoxalement, l’auteure n’analyse le discours d’aucune organisation musulmane stricto sensu telles que la Mosquée de Paris, l’Union des organisations islamiques de France, l’Union des jeunes musulmans, etc., sauf une simple évocation à la fin du livre (p. 145).
L’usage de catégories religieuses est certes difficile, mais une des solutions au problème de la catégorisation est de le prendre pour objet de recherche en tant que tel. En effet, les catégorisations religieuses obéissent à la fois à la volonté d’imposer une vision et des principes de division du monde social (logique de l’État colonial notamment) et à des registres de mobilisation politique (porte-parole religieux). Ces catégorisations étatique et militante sont les principaux véhicules de la production des frontières religieuses puisque, en construisant des groupes religieux pour des raisons différentes (l’assignation étatique n’est pas la même chose que le processus d’auto-identification, le second n’étant bien sûr pas étranger à la première), ces acteurs produisent de la différence religieuse. Si la production de la différence religieuse a une certaine efficacité symbolique et pratique lorsqu’il s’agit d’une assignation étatique (le « Français musulman d’Algérie » est une catégorie juridique à la fois raciale et religieuse), elle est beaucoup plus fragile lorsqu’il s’agit des organisations religieuses : l’identification à une organisation religieuse nécessite un constant travail de mobilisation des porte-parole pour convaincre les « juifs » et les « musulmans » d’être représentés par eux.
Or la nature des relations entre ces organisations, juives ou musulmanes, et la population dite « juive » ou « musulmane » reste assez mystérieuses. Dans la mesure où le lien entre représentant et représenté n’est pas naturel, toute la question est de savoir, au delà des proclamations des porte-parole, 1) si ce lien existe vraiment et, s’il existe, 2) si les représentants sont vraiment représentatifs et, s’ils le sont, 3) si ceux-ci représentent une part significative de ladite population. Ce n’est qu’en posant ces questions que l’on peut, d’une part, mesurer la portée des discours tenus par les organisations dominantes telles que le CRIF (ou la Mosquée de Paris) et, d’autre part, rendre compte de la lutte entre organisations pour imposer leur représentativité. Dans cette perspective, l’auteure apporte des éléments importants pour saisir ce qu’elle appelle le processus de « sionisation des juifs français » (« Zionization of French Jewry », p. 80) et ses limites. La population « juive » française n’est pas sioniste en elle-même, elle serait devenue sioniste grâce au travail de mobilisation des organisations sionistes. Elle ne s’était pas mobilisée massivement en faveur d’Israël (mobilisation mesurée par un bon indicateur : les montants des levées de fonds) jusqu’à la guerre israélo-arabe de 1967, durant laquelle on constate un regain de l’activisme des organisations sionistes favorisé par la fin du positionnement pro-israélien de la politique étrangère française, l’afflux des juifs du Maghreb et la conviction que la guerre était une question de survie. Mais la mobilisation de la population « juive » en faveur d’Israël ne persiste pas après la guerre de 1967 dans la mesure où l’attitude majoritaire relèverait plutôt de l’inaction et du désintérêt. On utilise le conditionnel car, sauf à prendre le discours des organisations sionistes pour argent comptant, on ne sait finalement pas s’il est vraiment représentatif de ladite population. Du coup, on a du mal à comprendre les logiques du succès des organisations sionistes, dont les archives ont été consultées, et de la marginalisation des juifs antisionistes, qui sont évoqués surtout pour la période de Mai 68.
Racisme, hostilité et violence physique entre « juifs » et « musulmans »
La deuxième question centrale est celle de l’usage de la violence physique. Mandel rend compte des discours et actes contre des juifs (émeutes d’Oujda et de Jerada en 1948, Belleville 1967, France 2000, etc.), mais moins dans le sens inverse sans que l’on sache vraiment pourquoi. Quoi qu’il en soit, comment interpréter ces violences ? L’auteure a recours à la peu convaincante théorie de la frustration des « musulmans » en employant les termes de anger, bitterness, frustration, etc. Par exemple, pourquoi la migration vers la Palestine des juifs du Maroc, influencés par les organisations sionistes très actives, débouche-t-elle en 1948 sur la « frustration » et la « colère » des « musulmans » qui saccagèrent des commerces et tuèrent des juifs ? S’agit-il de frustration, de motivation politique liée à la colonisation israélienne ou d’autre chose ? Autre exemple : les rares conflits entre arabes et juifs dans le camp marseillais de l’Arenas, liés à l’utilisation du port pour exporter des armes vers Israël, relèvent-ils de la frustration ou de la lutte anticolonialiste ?
L’insuffisance de la théorie de la frustration relative, largement discréditée en science politique pour comprendre l’action collective, même violente, oblige à utiliser un autre cadre d’interprétation : peut-on interpréter les conflits en termes ethniques, religieux ou raciaux ? S’agit-il de racisme structurel (système de division, de hiérarchisation et d’inégalités) ? Existe-t-il un racisme anti-arabe chez les « juifs » ? Existe-t-il un racisme antijuif ou judéophobie chez les « musulmans » ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de faire certaines clarifications.
D’une part, il faut faire des distinctions géographiques (colonies et métropole) et temporelles (colonial et post-colonial). Avant la colonisation de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc, l’histoire des juifs ne relève ni de la légende noire du dhimmi, ni de la légende dorée de la « tolérance » islamique, mais plutôt de l’infériorisation du statut juridique des juifs (donc inégalité juridique), l’application variée de la dhimma selon les lieux et de relations « paisibles » entre juifs et musulmans. Comme le souligne l’historien marocain Mohammed Kenbib, le Maroc précolonial est marqué par une « cohabitation intercommunautaire » fondé sur une complémentarité dans l’économie locale pré-capitaliste. Or la colonisation française et l’imposition d’une économie capitaliste mettent fin à cette complémentarité et la montée en puissance des mouvements sionistes favorisent une opposition politique, d’où un phénomène de distanciation et de conflictualité. En Algérie, le racisme structurel et légalisé à l’encontre des Français musulmans s’articule avec le processus d’intégration des juifs au groupe majoritaire grâce au décret Crémieux de 1870, bien qu’il existe des différences locales et que l’assimilation des normes françaises ne soit pas totale : l’identité juive arabe s’est maintenue même en Algérie. En France métropolitaine après la Seconde guerre mondiale, les « juifs » sont en quelque sorte des « dominants dominés » ou minoritaires en voie de majoration, et les « musulmans » sont des « dominés dominés » ou minoritaires en état de marginalisation. Les relations entre eux sont limitées à certains quartiers, reproduisant une sorte de « cohabitation communautaire » locale.
D’autre part, il faut faire une distinction entre ce qui relève de l’idéologie, des stéréotypes et des actes discriminatoires, surtout pour la période post-coloniale. A défaut d’enquête fouillée sur ce sujet, on ne peut qu’avancer des hypothèses... Il est probable que les stéréotypes racistes soient partagés à la fois par les populations « juives » et « musulmanes », que les discours « musulmans » ouvertement racistes contre les juifs soient limités à certains groupes politico-religieux, que les discours « juifs » racistes contre les musulmans soient limités aux groupes sionistes violents ou non violents et certains journalistes et intellectuels juifs néoconservateurs. Quant aux actes racistes, antisémites ou islamophobes, les données du ministère de l’Intérieur indiquent les évolutions liées à l’actualité nationale et internationale (voir graphique CNCDH), mais ne donnent pas d’informations précises sur les auteurs, sauf quelques rares exceptions lorsque ces faits deviennent des affaires publiques, et l’enquête dirigée par Michel Wieviorka au début des années 2000 dans des quartiers immigrés est plutôt décevante [1]. Il manque cruellement une sociologie des auteurs d’actes racistes, qui permettrait d’aller au delà des analyses simplificatrices et caricaturales sur le « nouvel antisémitisme » des « territoires perdus de la République » ou la « nouvelle islamophobie » de l’ensemble de la population française.
Cette sociologie permettrait de vérifier ou d’infirmer des hypothèses sur les déterminants sociaux de l’usage de la violence raciste et la pertinence, ou non, de la relier à la question des relations entre groupes minoritaires. En ce sens, les travaux étasuniens sur le processus de « blanchiment » des minorités ethniques pourraient être utiles [2] : Italiens, Irlandais, juifs, etc. sont passés de groupes minoritaires racialisés, stigmatisés et discriminés à une position de membres du groupe majoritaire, les blancs [3]. Or ces travaux étasuniens insistent sur l’importance de la violence pour « devenir blanc » : être plus brutal que les blancs nativistes à l’encontre d’une minorité plus opprimée, en l’occurrence les Noirs concurrents sur le marché du travail, était une manière de « montrer patte blanche » et d’affirmer haut et fort de quel côté de la barrière raciale on se situait. N’est-ce pas ce processus qui est à l’œuvre lorsque des groupuscules juifs s’en prennent violemment à des « musulmans » ou lorsque des groupes d’individus arabes ou noirs s’en prennent violemment à des camps de Roms ? Ce cadre d’analyse pourrait aussi être utile pour interpréter la violence, symbolique celle-là, qu’assènent à longueur de tribunes et de best-sellers certains journalistes et intellectuels néoconservateurs qui se revendiquent comme juifs, à l’encontre des « musulmans ». Leur volonté d’imposer l’idée qu’il existe un « problème » musulman et un projet de « grand remplacement » n’est-elle pas une manière d’asseoir leur (récente) intégration dans le groupe majoritaire, en se distinguant de l’autre absolu et en s’identifiant au même absolu ?
Nonna Mayer :
Le livre de Maud Mandel vient à point nommé éclairer l’histoire des Juifs et des Musulmans de France, dans un contexte de fortes tensions intercommunautaires.
Plutôt que de les analyser séparément, l’auteure aborde ce qui relie ces deux minorités, qui ont une longue histoire commune, qui ont souvent vécu côte à côte, dans les mêmes quartiers des mêmes villes. Sa perspective est centrée sur l’histoire franco-algérienne, prise comme un miroir grossissant des relations entre les deux communautés. Elle travaille sur le temps long, partant des débuts de la colonisation, vers 1830. Et elle balaie aux passages nombres d’idées reçues.
Ces relations n’ont pas toujours été conflictuelles, il y a eu des périodes de cohabitation paisible, et les conflits, moins nombreux qu’on ne le croit, n’ont pas toujours éclaté aux moments attendus. Ils ont été plus vifs dans la foulée de Mai 1968, sur les campus, ou lors de la Première Guerre du Golfe (1990-1991) qu’à la création de l’État d’Israël en 1948 ou lors de la Guerre des Six jours. Et leur ampleur est très variable d’un endroit à l’autre, Marseille par exemple étant le meilleur exemple d’une coexistence largement pacifique entre Juifs et Musulmans. Bref la polarisation de ces deux minorités, aujourd’hui bien réelle, n’est pas inévitable, comme le montre le temps où UEJF et SOS Racisme militaient ensemble. En revanche les inégalités sociales, économiques, culturelles entre les deux communautés sont anciennes et renforcées par la politique de l’État français. C’est un sentiment d’injustice qui affleure et qui se perpétue, dont le décret Crémieux de 1870, qui accorde la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie, mais pas aux Musulmans, est le plus fort marqueur symbolique. Une asymétrie qui va se poursuivre malgré la décolonisation et l’Indépendance. L’intégration en métropole sera plus facile pour les Juifs que pour les Arabes, qui ont plus de ressources (connaissance du français, instruction, soutien des organisations internationales). Sur près de deux siècles, ce livre montre comment se sont construites les représentations croisées des deux groupes et c’est passionnant.
On peut regretter que l’auteur ne soit pas plus explicite sur ses sources, sur les archives mobilisées. Elle reste très discrète sur sa méthodologie. On peut aussi s’interroger sur son choix de titrer son livre « Juifs et Musulmans », alors qu’elle décrit plus l’émergence et la cristallisation de la représentation des « Arabes Nord Africains » opposés aux « Juifs Nord Africains ». Dans l’opinion publique française, le terme de « Musulman » pour qualifier les populations d’origine maghrébine est récent. La figure du travailleur immigré fut première, puis quand vinrent les familles, du temps des secondes générations, celle des « beurs » s’imposa. Il faut attendre le tournant des années 2000, comme le montre l’exploration de la base de données Google Books Ngram Viewer [4], pour que l’islam vienne au centre du débat public et que l’étiquette de « musulman » se répande. Le compte rendu des relations entre les deux communautés paraît parfois un peu idyllique comme à Belleville, où juifs et arabes et chinois ne se mélangent pas, ils vivent côte à cote mais séparés [5]. Ces remarques n’enlèvent rien à l’intérêt de cet ouvrage, qui aborde de manière dépassionnée un sujet polémique et éclaire les tensions actuelles en les replaçant dans une perspective historique.
L’analyse de Maud Mandel s’arrête certes en 2000, au moment où éclate la Seconde Intifada qui déclenche une vague sans précédent d’actes antisémites en France [6]. Ils se maintiennent depuis à un niveau élevé, suivant les soubresauts du conflit israélo palestinien, qui pèse beaucoup plus sur les relations entre les deux communautés qu’au cours de la période décrite par le livre. L’image d’Israël est devenue de plus en plus négative [7], tandis que l’essor de l’islamisme radical et du terrorisme djihadiste a déteint sur celle de l’Islam en général [8]. Le livre de Maud Mandel rappelle opportunément qu’il n’en a pas toujours été ainsi, que le destin des deux communautés est lié, qu’hier elles se mobilisaient de concert avec succès contre tous les racismes, et qu’elles le pourraient encore.