Recensé : David Halperin, How to be gay, Cambridge, Massachussetts, Harvard University Press, 2012, 560 p., 21€.
Le champ de recherche sur la sexualité, dont les études sur les homosexuels font partie, en sociologie, en anthropologie, en histoire, en sciences politiques, ou encore dans les domaines interdisciplinaires comme les « cultural studies », est animé par une diversité importante de problématiques. Elles sont toutes cependant traversées par l’idée d’une construction sociale du désir : le partage entre hétérosexualité et homosexualité est historiquement récent. L’homosexualité serait moins, pour ces études, une catégorie descriptive que le regroupement d’individus aux appartenances très différentes. Si on part au contraire de l’idée que l’homosexualité est une façon d’appréhender le monde, une question en apparence simple se pose : comment être gay ?
Cette question ambitieuse est le point de départ du dernier livre, How to be gay ?, de David Halperin. L’auteur, professeur au département d’anglais à l’Université du Michigan, est spécialiste de l’histoire des sexualités, et figure parmi les premiers intellectuels à penser le désir sexuel comme un objet politique, historique, et social.
Ce nouveau livre mélange expériences personnelles, histoire politique des identités homosexuelles aux États-Unis, et analyse critique de films et de personnages qui, selon l’auteur, sont devenus cultes pour certains homosexuels américains [1]. Son propos principal pourrait se résumer ainsi : on ne naît pas gay, on le devient. Mais ici, gay ne signifie pas l’identité homosexuelle (« gay identity »), qui se résumerait à une identification de soi à travers son attirance sexuelle. Au contraire, l’auteur juxtapose celle-ci à la sensibilité gay (« gay sensibility »), l’affect gay (« gay affect »), ou la subjectivité gay (« gay subjectivity ») [2] qui comprend quelque chose de bien plus important à ses yeux et, semble-t-il, décrié par un nombre important d’homosexuels aujourd’hui : une façon unique, genrée, et queer d’appréhender le monde et de s’exprimer. Être homosexuel ne suffit en effet pas pour avoir accès à cette perspective particulière (être hétérosexuel ne l’empêche pas forcément non plus), mais cela s’apprend et s’acquiert dans le temps avec une acculturation qui commence avant l’adolescence et se poursuit en compagnie d’autres homosexuels. Il y aurait donc « une relation entre sexualité et une forme sociale ou esthétique » (35). Pour arriver à cette conclusion, l’auteur choisit d’analyser des objets culturels apparemment populaires chez certains homosexuels comme, notamment, des films avec et sur la vie de l’actrice légendaire Joan Crawford.
Les origines de la culture gay et les risques de sa disparition
Dans la première partie du livre, l’auteur revient sur la genèse des idées exposées dans le livre, issues de ses enseignements sur les pratiques culturelles de la communauté homosexuelle masculine américaine au cours du XXe siècle et l’apprentissage de celles-ci par chaque nouvelle génération. Il y a un peu plus de dix ans, Halperin proposait un cours de licence dont le titre – le même que le livre – ainsi que le descriptif furent vivement critiqués par un étudiant dans le journal universitaire. Très rapidement, l’affaire prit de l’ampleur lorsque des médias conservateurs nationaux s’en saisirent. Ils dénonçaient l’utilisation de fonds publics – l’Université de Michigan étant une faculté d’État – pour promouvoir l’homosexualité. Ils pensaient détenir ainsi « la preuve » définitive que l’homosexualité est non seulement une perversion que les homosexuels adultes transmettent aux autres, mais que les homosexuels « avoués », comme Halperin, se servent des universités élitistes, bastions de la décadence gauchiste, pour recruter de nouvelles victimes afin de détruire la jeunesse nationale. Cette panique morale, non sans rappeler le mouvement français dénonçant la « théorie du genre » à l’école, garantit finalement le succès du cours.
Halperin n’a pas cependant pour but d’offrir un guide pratique de la sexualité entre hommes. Au contraire, son cours et le livre proposent d’explorer comment l’homosexualité masculine, loin d’être un simple comportement, comme le maintiennent certains courants du mouvement gay contemporain, forme le socle d’une culture à part entière. Pour l’auteur, au cœur de celle-ci se trouvent la relecture et la réappropriation par les homosexuels de la culture dominante. Il voit les affinités de certains homosexuels pour les comédies musicales et des pratiques comme le « drag » ou le « camp » comme autant d’exemples de la sensibilité gay. Cette façon de retravailler la culture « mainstream » serait liée à la position spécifique des gays : être seuls dans un monde hétérosexuel. Les jeunes homosexuels – ou « proto-homosexuels » – sont socialisés par les parents hétérosexuels et dans une société où littéralement ils ne se voient pas représentés dans la culture environnante (120). Pour se comprendre et pour imaginer leurs amours et désirs, ils sont donc obligés de lire entre les lignes des chansons ou des films, en se mettant, par exemple, à la place des femmes. Grâce à cette pratique, qui commence dès le début de l’adolescence selon l’auteur, ils auraient donc une « relecture métaphorique » et un accès à la culture dominante informé par leur position sociale minoritaire qu’ils partageraient avec d’autres homosexuels qui, en grandissant dans la même situation, verraient les choses de la même manière (122).
Néanmoins, selon Halperin, cette position « dissidente » ne suffit pas pour acquérir une sensibilité gay car il faut aussi que les homosexuels apprennent les codes de la culture gay qui leur seront inculqués par leurs aînés, les homosexuels de la génération antérieure (13).
Cette culture, qui était à son comble avant la fin des années 1960, est, selon l’auteur et à son plus grand regret, en voie de disparition. La génération d’homosexuels qui ont assumé leur sexualité dans l’ère post-Stonewall, à laquelle appartient Halperin, a rejeté les affinités de leurs aînés pour l’opéra et les « musicals » de Broadway, leur obsession pour les divas tragiques comme Joan Crawford, qu’ils jugent désuètes, efféminées, finalement l’expression d’une homosexualité réprimée et cachée. Dans un contexte de répression, n’osant pas exprimer le désir homosexuel ouvertement, les individus de l’ère homophile auraient cherché refuge et représentation d’eux-mêmes à travers des métaphores.
Les nouveaux homosexuels libérés valorisent, au contraire, une sexualité masculine visible et assumée. Ils ont ainsi vivement critiqué l’idée même d’une culture gay car, pour eux, elle n’existe que comme une réaction sans courage et d’une autre ère. Au lieu de célébrer et de cultiver « le plaisir et l’amour [des] objets et artefacts culturels qui réalisent le désir gay » comme leurs aînés, ils préfèrent des objets qui « dénotent » le désir, c’est-à-dire qui représentent les homosexuels ou le désir homosexuel littéralement et ouvertement comme, par exemple, la chanson Born This Way de Lady Gaga, des films comme Brokeback Mountain, ou des séries comme Queer as Folk (112). Halperin soupçonne que, malgré cette tendance, les homosexuels – en tous cas parmi ses étudiants – trouvent l’expression explicite de l’homosexualité plate et ennuyeuse comparée à la sensibilité gay qui s’exprime, à travers, par exemple, les Golden Girls. Par ailleurs, en parlant pour lui-même et pour certains de ces amis, l’auteur voit, derrière la façade de l’homosexuel libéré des plaisirs « honteux », beaucoup d’hommes qui continuent de goûter secrètement les « musicals » et les divas. Cependant, la norme dominante dans le milieu homosexuel fait qu’aujourd’hui « nous réprimons le plaisir et le pathos de ces plaisirs queer résiduels dont nous préférons nous dire libérés » (93). Perçus comme contraire à une libération politique, ces plaisirs queer devenus tabous seraient devenus alors l’antithèse du sexy et du désirable dans le milieu gay contemporain : la masculinité, la sexualité sans rôles actif/passif distincts, et l’identité homosexuelle stable et visible.
Cette demande de plus en plus dominante d’une représentation littérale de l’homosexualité a pour effet de limiter la capacité qu’avaient les homosexuels à retravailler la culture générale à travers leur prisme gay. Pour Halperin, cet assimilationnisme du mouvement identitaire gay est regrettable parce qu’il enlève le pouvoir subversif de l’homosexualité. Puisqu’ils ne se rendent plus compte du potentiel radical de leur position sociale minoritaire, selon l’auteur « l’homosexualité est gaspillée par les gays » (448). Ces critiques du modèle littéral de la culture gay permettent à l’auteur de réhabiliter le modèle relationnel ou « dissident » et de tracer les origines politiques de sa mise en danger.
Les traits de la sensibilité gay
Selon Halperin, la relecture de la culture dominante avec la sensibilité gay prend une forme distincte qui peut être décernée à travers l’analyse des pratiques et objets de la culture gay. Sans entrer dans les détails des analyses des films Mildred Pierce, Mommy Dearest, et de l’actrice Joan Crawford plus généralement, nous décrivons ici trois éléments centraux de la culture gay telle qu’il la définit.
Une première caractéristique de la sensibilité gay est de trouver de l’humour dans les situations qui sont représentées comme tragiques ou horrifiques, surtout quand il s’agit de la féminité dégradée telle qu’elle est représentée par Crawford. Au lieu d’accepter la tragédie, comme la vie tourmentée de l’actrice ou celle de ses personnages, le regard gay traite toute sentimentalité comme un ratage esthétique susceptible de faire rire. Ainsi, il vide le sujet de sa supposée authenticité en révélant que tout cela n’est qu’une performance (288). Selon Halperin, transformer le genre tragique en genre comique permet de résister à l’ordre moral et à son emprise émotionnelle. Le pouvoir de cette pratique, qu’il définit comme « camp », est de vider la douleur de la souffrance, sans la nier, pour mieux la vivre. Il considère que cet aspect de la sensibilité gay a permis à la communauté homosexuelle de supporter la souffrance de l’épidémie du sida sans succomber au pathos.
Ensuite, la culture gay est caractérisée par un mélange particulier d’érotisme et d’esthétisme qui résulte, selon l’auteur, d’une frustration primordiale au moment où les jeunes homosexuels se rendent compte que la majorité des hommes qui les attirent ne partage pas leurs sentiments. Le résultat de cette frustration du désir non réalisable est la recherche de la perfection esthétique et le développement de fantasmes qui s’expriment au travers de métaphores, comme la figure de la femme tragique incarnée, par exemple, dans les personnages de Joan Crawford (231). Son attrait réside dans sa capacité à résister à la domination masculine, malgré le pathos qu’elle représente, en exerçant son pouvoir de séduction sur les hommes. Pour ceux qui ont la sensibilité gay, ce phénomène se traduit par une valorisation paradoxale des goûts aristocratiques – la beauté, l’esthétique, le raffinement, et la perfection – et une identification avec l’abject et le subordonné. Halperin en voit un exemple dans l’admiration des Divas tragiques, qui sont à la fois belles et hautaines mais subjuguées par leur passivité et position de femme.
Enfin, la sensibilité gay prend forme dans l’identification au féminin. La société, rappelle Halperin, est traversée par une hiérarchie patriarcale qui valorise le masculin. Celui-ci, associé à l’action et l’authenticité est alors l’opposé du féminin, associé à la passivité et la performance ou le paraître. La culture gay, qui rejette ce modèle binaire, conteste l’ordre social du genre et cherche à le subvertir en découplant les associations entre masculin-action et féminin-performance et en attribuant ces adjectifs aux deux genres. Ainsi, dans le « camp » et le « drag », quand le personnage de sexe masculin prend une position de femme, il met en évidence la façon dont la passivité féminine, censé être naturelle, n’est qu’une performance. Cette dénaturalisation vise aussi à déconstruire la supériorité accordée aux valeurs masculines. La sensibilité gay utilise les éléments de la culture majoritaire pour finalement les tourner en dérision. Ainsi, selon Halperin, cela permet de « refuser le codage dominant sexuel et genré des valeurs culturelles et de forger une relation hors-normes et dissidente aux pratiques culturelles, une relation plus en harmonie avec le désir gay » (375).
Plus de questions que de réponses
L’objectif d’Halperin n’était probablement pas de donner une réponse définitive à sa question initiale. Plusieurs questions restent ouvertes.
La thèse de Halperin selon laquelle l’accès potentiel à la sensibilité gay qu’auraient automatiquement les hommes ayant une attirance pour d’autres hommes repose sur une tension entre essentialisation de l’homosexualité et contextualisation historique et sociale. En effet, d’une part, il soutient que les désirs non-réalisables et non-représentés permettent un accès « dissident » à culture dominante. D’autre part, une socialisation avec les pairs est nécessaire pour que cette capacité innée de l’homosexualité devienne une véritable sensibilité gay. C’est donc la capacité à avoir cette perspective qui est universelle, mais sa réalisation dépend du contexte. Cette subtilité n’est pas toujours maintenue dans le texte. Halperin dit ne pas vouloir généraliser son discours à l’ensemble des homosexuels. Ses conclusions dépendent, dit-il, des objets culturels qu’il a choisi d’analyser (les films de Joan Crawford, etc.). D’autres personnages, comme Judy Garland, auraient sûrement donné d’autres résultats. Néanmoins, sa mise en juxtaposition du modèle substantiel dominant contemporain et du modèle « dissident » d’antan le pousse peut-être à ne pas assez nuancer son propos, à ne pas examiner comment ces deux modèles s’imbriquent et s’informent, et parfois à laisser croire qu’il y aurait une façon plus authentique – ou du moins plus subversive et donc meilleure – de vivre son homosexualité.
Pour autant, ces limites permettent justement d’imaginer d’autres méthodes pour aller plus loin, comme, par exemple, des entretiens systématiques avec des homosexuels, l’observation participante dans les milieux homosexuels de différents pays, ou encore un travail d’archive sur, par exemple, la culture des cabarets du début siècle dernier. L’hypothèse de Halperin sur la sensibilité gay pose, en effet, de nombreuses questions empiriques auxquelles il ne répond pas : que pensent les homosexuels de la culture dominante ? La sensibilité gay est-elle un produit d’un moment historique et social précis ? Est-ce que la figure de la femme tragique évoque la même chose pour tous les hommes qui désirent d’autres hommes et sinon, pour quoi pas ?
Les travaux futurs en sociologie, en anthropologie, ou en lettres, pourront alors porter plus d’attention sur les pratiques culturelles des homosexuels de classes sociales différentes, de minorités ethniques, et surtout, d’autres pays. Nous savons que la culture dominante est marquée par des hiérarchies sociales fondées notamment sur la classe, l’origine, le genre, et la nation. Il est donc fort probable que la sensibilité gay dont Halperin parle n’est pas partagée, ou du moins pas de la même manière, par les homosexuels différents de ceux qu’il a côtoyés. Nous pourrons également étudier comment les jeunes homosexuels aujourd’hui créent ou non une culture homosexuelle. Leurs désirs et leurs amours sont de plus en plus représentés dans la culture dominante et, par conséquent, on peut supposer qu’ils ressentent moins la nécessité de la relire et de la transformer à travers un prisme gay.