La pratique du comparatisme en histoire est l’objet, depuis plusieurs décennies, de profonds débats : sont notamment en question la validité interculturelle des cadres d’analyse, les compétences du chercheur sur des terrains divers, la pertinence de la montée en généralité. Ce récent ouvrage de Joseph Ben Prestel, tout en évitant d’aborder de front ces écueils méthodologiques, théoriques, idéologiques et pratiques, propose une approche innovante, dont le ressort principal est la juxtaposition thématique de dossiers d’archives consonants, relatifs à des réalités diverses mais dont les échos suscitent chez le lecteur curiosité et réflexion. Par cette méthode l’auteur parvient à suggérer des questionnements en miroir, dont les effets principaux sont de contester la prégnance de certains paradigmes persistants de l’orientalisme, mais aussi de discuter de la dimension culturelle de la moralité et des identités de genre.
En utilisant comme entrées la perception des sources diverses d’excitation urbaine et l’imposition de normes sociales de contrôle des émotions, l’ambition du livre est également de proposer une lecture décalée de l’émergence d’une modernité urbaine nouvellement définie à la fin du XIXe siècle. Joseph Ben Prestel s’attache ainsi à lier sa démarche aux tendances récentes d’une histoire urbaine globale, avec notamment comme références les travaux de Pierre-Yves Saunier et Shane Ewen [1]. Il souhaite mettre en œuvre les suggestions de Dipesh Chakrabarty de se départir des tendances européo-centrées de l’historiographie en proposant une comparaison qui déplace les centres de gravité et discute de manière critique les paradigmes de référence, ainsi que leur implicite contenu culturaliste [2]. L’auteur, en écho aux tendances récentes de l’historiographie ottomaniste [3], suggère ainsi que la comparaison entre Berlin et Le Caire permet de discuter des clichés parfois encore en vigueur sur la modernisation des villes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient qui aurait eu lieu selon une pure logique d’occidentalisation. Pour ce qui concerne l’histoire des émotions, les travaux de Daniela Saxer, Monique Scheer et Ute Frevert servent de cadre de référence [4] ainsi que divers ouvrages historiques ayant contribué à construire les émotions, conçues « en tant que pratiques sociales » (p. 14), comme objets d’histoire. La justification de l’inhabituelle comparaison entre des villes perçues comme appartenant à des sphères culturelles très différentes se fait à travers le personnage de Muhammed Nasir, un Égyptien ayant enseigné la langue arabe à l’université de Berlin et ayant, une fois revenu au Caire au tournant du XXe siècle, publié un petit traité de psychologie dans lequel son expérience berlinoise était mise en exergue pour analyser les ressorts du changement social et culturel.
Excitations urbaines et moralité
Le livre est construit sur une alternance de chapitres consacrés à Berlin et au Caire. Le premier porte sur Berlin, et plus particulièrement sur la question de la moralité. L’auteur, nourrissant sa réflexion de la lecture de nombreux essais, brochures et articles datant des années centrales du XIXe siècle, analyse la place des réflexions sur les mœurs (Sitte) dans les discours sur la cohésion sociale d’une ville en forte croissance, connaissant l’exode rural et l’industrialisation. Des publications sur le thème de la moralité et sur le concept de Völkerpsychologie de Moritz Lazarus aux échos bureaucratiques de ces conceptions, comme chez le statisticien Hermann Schwabe, Joseph Ben Prestel décrit avec précision l’interaction entre visions normatives de la société et comportement des populations. Il suit l’émergence des études sur la prostitution, et surtout la méfiance des autorités et des moralistes face à l’amour insincère qui pourrait ruiner les fondements de la société. S’il est clair pour ces moralistes que la prostitution réglementée et encadrée appartient à la sphère de la rationalité sociale et ne constitue pas un véritable risque, le développement des agences matrimoniales, des petites annonces de rencontres, des spectacles de cancan et du monde de fréquentations ambiguës que ce genre induit, est en revanche désigné, en tant qu’il relève de la sphère des émotions incontrôlées, comme facteur de dissolution sociale. Dans les descriptions par les moralistes prussiens de ce monde émergent aux mœurs décalées, Joseph Ben Prestel note combien l’argument d’un supposé caractère français a été employé. Les stimulations françaises, reçues par l’intermédiaire des revues et des spectacles, ayant trait au sexe, au plaisir, au divertissement et surtout à l’insincérité des relations humaines, fausseraient les sentiments des Berlinois, ne cessent de dénoncer les auteurs cités, ainsi que les rapports de la police prussienne, qui constituent le cœur des archives consultées.
Suit alors un chapitre sur Le Caire consacré aux émotions, aux mœurs et à la moralité (« aql »), et particulièrement à la dimension sociale de la sexualité et de son contrôle. Joseph Ben Prestel s’y intéresse principalement à l’émergence d’une nouvelle classe moyenne avec la naissance de nouvelles habitudes vestimentaires, de nouveaux signes et codes. Sur cette base, il discute le rapport civilisationnel entre des aires géographiques et culturelles souvent définies comme l’Orient et l’Occident. En mettant en relief les impasses dans l’interprétation induites par cette trop rigide dichotomie, il parvient, tout en contournant la dimension théorique, à en démonter l’inertie. Par l’analyse du rapport de personnalités comme Jamal al-Din al-Afghani et Ali Mubarak à la modernité, à la rationalité et à la sphère du religieux, l’auteur tente de décrypter les cheminements complexes d’une modernité vue comme processus et non comme réservoir de postures rationnelles. Quant aux femmes, l’auteur souligne combien la construction d’une nouvelle rationalité au sein des classes moyennes les a confinées, au même titre que les masses rurales, dans une catégorie définie comme non apte à la rationalité moderne. Grâce à un travail d’archives précis sur les mutations de la géographie et de la sociologie de la prostitution, l’auteur illustre combien la police était chargée de défendre la frontière de la respectabilité sociale, appliquant tolérance ou répression selon qu’était en jeu ou non la réputation de familles ou de quartiers dits respectables. En référence aux travaux de Liat Kozma sur la négociation sociale de la virginité, Joseph Ben Prestel analyse aussi les archives de police relatives aux examens gynécologiques imposées par les familles à des filles ayant fugué. L’avis officiel sur l’intégrité de l’hymen ainsi obtenu (acheté) servait de caution sociale sur le marché du mariage. Ces archives montrent aussi des situations de négociations relatives à des cas de femmes mariées (donc non susceptibles de recevoir ou d’acheter un certificat de virginité) issues de familles dites respectables ayant été trouvées travaillant dans une maison close. Celles-ci usaient de rhétorique auprès des autorités pour obtenir, malgré tout, des certificats de moralité (entrée par mégarde dans l’établissement de prostitution, ignorance de la mauvaise réputation du quartier, quiproquo…). Ces passages, fondés sur l’exploitation d’archives originales issues des dépôts des bureaux de police au sein des Archives nationales d’Égypte, comptent assurément parmi les plus passionnants du livre.
On retourne ensuite à Berlin, et plus particulièrement à la Friedrichstrasse et à l’excitation urbaine que suscite le trafic intense qui s’y déployait. Joseph Ben Prestel raconte parallèlement l’histoire de la transformation physique du quartier et celle des pratiques urbaines qui s’y sont développées entre les années 1870 et le tournant du XXe siècle : théâtre, promenade, commerce. Dans un dialogue dynamique avec l’œuvre de Georg Simmel, l’auteur, grâce au dépouillement d’un intéressant corpus d’archives sur la prostitution et d’articles de journaux et d’essais sur le harcèlement de rue dont étaient victimes les femmes de la part des hommes berlinois, analyse le façonnement des catégories sociales et les inflexions dans les discours normatifs. Il détaille les perplexités de la police (et de l’opinion) face à des changements d’attitude, d’habillement et de parcours chez les femmes, qui brouillent la frontière entre la femme dite respectable et la prostituée. De très intéressants passages sont aussi consacrés aux pratiques de la police des mœurs, et à celles d’hommes prédateurs se faisant passer pour ses membres afin d’exercer un chantage sexuel sur des femmes trouvées dans la rue en situation ambiguë. La fin de ce chapitre, passionnante dans le cadre d’une histoire des émotions, est dédiée aux théorisations psychiatriques de l’excitation urbaine dans le Berlin du début du XXe siècle. Cela mène Joseph Ben Prestel à une conclusion relative au lien entre construction nationale et contrôle des émotions : « pour la plupart des auteurs de l’époque, le contrôle de soi-même était une condition nécessaire à la participation politique au corps national allemand » (p.105). Cette piste, qui rattache aussi l’histoire des émotions à une histoire des émotions populaires en tant que contestations et potentialité de révolte, aurait assurément mérité d’être explorée plus avant, et sans doute d’être rattachée, par un écho cairote, à l’ambition de discuter les paradigmes orientalistes et leur inertie.
Villes et irrationalité
On repart ensuite pour Le Caire, cette fois pendant la période de la colonisation britannique. L’auteur présente un panorama des conceptualisations coloniales de la supposée infériorité de caractère des Égyptiens, qui justifiait, dans cette idéologie de la domination, leur prétendu besoin d’être encadrés. Lord Cromer, consul général britannique en Égypte de 1883 à 1907, a été particulièrement prolifique et explicite sur ce thème. Il sert donc de support aux réflexions sur les racines de l’orientalisme tel que défini par Edward Said, et leur rapport aux émotions. Autour des thèmes de l’évolution de la consommation d’alcool dans une ville en pleine transformation, de la musique et des lieux de son écoute, de la danse du ventre et des repaires de sa mise en spectacle, l’auteur revient, au sujet surtout du quartier d’Azbakiyya, sur le thème de la sincérité des émotions et de la triche en ce domaine, vecteur potentiel de dissolution sociale. Les figures de la séductrice, de la danseuse orientale, de l’entraineuse, sont analysées au travers des publications dénonçant en elles une menace pour les valeurs familiales, non à cause d’un rejet de la prostitution ou de l’adultère, mais en tant que risque pour l’homme de succomber à un amour qui, pour la femme, n’est que jeu et source de profit. De très beaux passages sont ainsi dédiés à l’étude de la dénonciation de ces phénomènes comme marquant une perte de rationalité chez les hommes égyptiens, ainsi qu’au fond, affirme Joseph Ben Prestel, une mise en danger des valeurs fondamentales du patriarcat.
Revenant à Berlin, pour traiter du contrôle des émotions, l’auteur étudie, dans le contexte du mouvement de Lebensform, le contenu de divers manuels de lutte contre la nervosité, comme ceux des médecins Otto Nagel et Carl Sturm. Face à la perte du contrôle des émotions induite par la vie urbaine moderne, l’écrivain Wilhelm Bölsche prônait, lui, l’éloignement. L’auteur relie de manière originale et convaincante ces tendances au succès du mouvement des cités-jardins (Gartenstadt Gesellschaft) à Berlin et en Allemagne. Cela donne de belles pages, dans lesquelles le parallèle entre évolution de la forme de la ville et théorisation des affects est parlant. Le développement des périphéries de la capitale allemande jusqu’à la Première Guerre mondiale est ainsi lu à l’aune des nombreux débats sur la perversité de la ville. D’intéressants passages sont aussi consacrés au développement de la culture de l’exercice physique. En émerge la prégnance de la référence à la nation : « Les mouvements réformistes à Berlin promettaient non seulement un remède aux membres des classes moyennes urbaines, mais aussi un moyen de faire d’eux des sujets idéaux du corps politique allemand. Ces pratiques, cependant, étaient loin d’être majoritaires » (p.161). Joseph Ben Prestel nuance ainsi ce couple notionnel entre réforme et nation, mettant l’accent sur l’existence de nombreuses critiques sur les limites de la vie dans les cités-jardins berlinoises, comme Frohnau, en tant que remèdes à la nervosité urbaine.
C’est aussi le thème de la réforme (islah) qui sert de fil conducteur, au sujet du Caire au tournant du XXe siècle, à des réflexions sur le lien entre territorialité urbaine et société. Joseph Ben Prestel, en parallèle aux travaux de Robert Ilbert sur le développement d’une banlieue comme Héliopolis, traque ainsi dans les journaux, magazines et essais en langue arabe, les dénonciations par les auteurs de l’époque du « règne des passions dans la civilisation urbaine » (p.165) et ainsi les plaidoyers pour une forme urbaine moins frénétique, ainsi que pour le développement de l’exercice physique. Il analyse aussi le développement, très urbain, d’une littérature néo-ruraliste, comme chez Husayn Haykal. De très intéressants passages sont consacrés aux établissements thermaux d’Helwân-les-Bains et à l’idéologie qui leur était attachée, ainsi qu’au développement d’une conception égyptienne de la pratique sportive, en contraste avec l’héritage colonial britannique de clubs conçus comme enclaves.
La conclusion de l’ouvrage se veut très ambitieuse, annonçant une histoire globale du changement urbain. On suit volontiers l’auteur dans sa suggestion que « les chapitres précédents ont montré les limites d’une séparation stricte de l’histoire urbaine entre ce qui serait “européen” et ce qui serait “moyen-oriental” : lorsque l’historien regarde au-delà de ces étiquettes, des processus parallèles dans les deux villes apparaissent » (p. 189). Les effets de miroir sont très suggestifs. Souvent dans le livre, les phénomènes analysés dans une ville questionnent les clichés et idées reçues, ou bien les poncifs historiographiques, relatifs à l’autre. Les dossiers d’archives étudiés par l’auteur sont très parlants en ce domaine. Cela l’amène à interroger aussi bien la valeur universelle de l’usage social des émotions que les connexions entre discours sur les émotions et nationalisme. La conclusion insiste également sur la perception que des villes différentes sont comparables, pour le plus grand bien de notre compréhension de phénomènes liés à l’intimité même du fonctionnement des sociétés urbaines et des idéologies qui en animent la transformation. Cela fait partie des acquis les plus marquants du livre en effet. Joseph Ben Prestel sait ne jamais établir de parallélisme abusif tout en mettant en évidence des échos qui posent question quant à la nature même des sociétés et à la manière dont elles ont longtemps été lues en contraste plus ou moins explicite l’une par rapport à l’autre.
Ce livre, en somme, est passionnant pour ce qui constitue sa véritable force : l’étude de dossiers d’archives et d’une multitude de brochures, coupures de presse et essais, interprétés selon un souci de donner à voir les ressorts humains, sociaux, urbains, nationaux, et idéologiques des émotions. La proposition par l’auteur d’une histoire urbaine intégrant cette dimension pour théoriser un autre rapport au comparatisme et une nouvelle phase de la discussion des paradigmes persistants de l’orientalisme est donc tout à fait bienvenue et convaincante. La lecture des mises en perspective suggérées par l’auteur n’amène jamais à des rapprochements aventureux, mais ouvre toujours sur des questionnements remettant en question à chaque échelon du raisonnement les dichotomies persistantes entre aires culturelles. Le seul regret concernant cet ouvrage concerne son rapport à l’historiographie française. Les apports d’historiens comme Alain Corbin, Georges Vigarello, Pascal Ory, Dominique Kalifa, Jean-Jacques Courtine, Christophe Charle et nombre de leurs collègues et disciples, quant à la théorisation et la pratique d’une histoire sociale et culturelle qui soit aussi une histoire des sens, des sensations, des sensibilités et des émotions et quant à l’interprétation de dossier d’archives, tout à fait apparentés à ceux qu’a choisi d’utiliser Joseph Ben Prestel, ne sont ni reconnus ni pris en compte. Alors que l’inspiration allemande de cette prolifique veine française était dans leurs ouvrages si souvent rappelée, autour par exemple de la pensée de Norbert Elias, la piste de l’inspiration française des belles pages présentées ici n’est jamais évoquée.
Recensé : Joseph Ben Prestel, Emotional Cities. Debates on Urban Change in Berlin and Cairo (1860-1910), Oxford, Oxford University Press, 2017, 222 p.