Recensé : Arnaud Esquerre, Les os, les cendres et l’État, Paris, Fayard, 2011, 328 p., 20 €.
Que reste-t-il d’un humain après son décès ? Quelle relation les vivants entretiennent-ils avec les corps morts ? Telles sont les questions posées par Arnaud Esquerre dans cet ouvrage qui se propose de se défaire de la thèse du « déni de la mort », apparue dans les sciences sociales au début des années 1970, en France et en Europe. Portée par Philippe Ariès, l’idée de la mort comme « tabou » ou comme « interdit principal du XXe siècle » s’appuie en effet sur une série d’arguments, tels que la « réduction de la durée du port de vêtement de deuil » ou le fait que l’on meurt davantage à l’hôpital qu’à son domicile. Mais « ces évolutions nous autorisent-elles pour autant à affirmer que la mort est ‘niée’ », s’interroge Arnaud Esquerre ? L’auteur répond par la négative. Non seulement les restes humains suscitent de nombreuses controverses depuis la fin du XIXe siècle, mais ils parviennent même, depuis les années 1970, à échapper au contrôle de l’État. Les restes humains deviennent mobiles, se déplacent, voire même « voyagent », pour reprendre le terme employé par l’auteur. Se pose alors la question de savoir comment l’État articule l’organisation de ses cadavres qui commencent à échapper à son emprise. Pour y répondre, Arnaud Esquerre examine quatre objets distincts : la combustion des corps, les restes humains dans les musées, la profanation des cimetières et les morts suspectes. L’enjeu d’une telle investigation est de taille car si l’on sait, notamment depuis les travaux de Michel Foucault, que l’État exerce un contrôle sur les corps vivants, qu’en est-il des corps morts ?
À qui appartiennent les corps ?
Le débat autour des restes humains surgit au moment de la Révolution française en soulevant la question épineuse de la « combustion des corps », selon le terme consacré de l’époque. Dans la première partie de son ouvrage où il explore les controverses autour des « cendres », Arnaud Esquerre analyse avec finesse les arguments venant légitimer ou au contraire s’opposer à la crémation des corps. Ce débat est articulé avec les réflexions autour des funérailles et des sépultures, dans un contexte où les nobles et les religieux perdent le privilège d’être inhumés dans les églises, et où seuls les « grands hommes » ont le droit d’être rassemblés au Panthéon. La Révolution française a donc voulu abolir les distinctions sociales face à la mort, par contraste avec l’Ancien Régime qui organisait l’inhumation des morts en fonction de leur appartenance sociale. Cette abolition des privilèges face à la mort débouche alors sur la question de savoir à qui appartiennent les corps : si l’Église a perdu le monopole des morts, qui dispose désormais des dépouilles ? L’État ou l’individu singulier ? Pour les défenseurs de la combustion des corps, c’est au citoyen qu’appartient le choix d’être inhumé ou au contraire brûlé : « chaque être humain, étant libre de ses actions pendant sa vie, doit être libre de disposer de son cadavre » (p. 37). La combustion permettrait ainsi de respecter davantage les morts, d’assurer l’égalité entre les riches et les pauvres, et d’être plus hygiénique, en ce qu’elle permet une décomposition plus rapide des corps. À l’inverse, les adversaires de la combustion « s’alarment de la mobilité des morts », récusent le coup trop élevé de l’opération en raison de la rareté du bois et avancent l’argument selon lequel la combustion empêcherait de vérifier la cause du décès : « les cendres laisseraient ainsi impunis des crimes déguisés » (p. 59).
Ce débat engagé contre le christianisme ressurgit avec force à la fin du XIXe siècle pour aboutir à une réforme de la législation en matière de crémation. Le combat contre l’Église est alors porté par une minorité, composée principalement de bourgeois et de petits bourgeois laïcs résidant pour la plupart à Paris et rassemblés autour de la Société de crémation, fondée à la fin du XIXe siècle et constituée majoritairement de professions médicales et paramédicales. Le mot « combustion » est remplacé par celui de « crémation », défendue au nom de l’hygiène publique, de la liberté individuelle et de cimetières jugés trop encombrés. La mobilisation de cette minorité aboutit au vote de la loi sur « la liberté des funérailles », promulguée le 18 novembre 1887 et qui autorise la crémation. Les premiers crématoriums voient le jour en 1889 au Père-Lachaise, à Paris, et en 1899 à Rouen. Cependant, souligne Arnaud Esquerre, « il ne suffit pas que la crémation soit autorisée pour qu’elle soit pratiquée » (p. 81). Pendant un siècle, la crémation reste en effet une activité marginale. À titre d’exemple, en 1980, en France, on compte seulement 1% d’obsèques par crémation. Et pourtant, dans les années 1990, il se produit un véritable bouleversement. Le taux d’obsèques par crémation est depuis en constante augmentation, atteignant des taux supérieurs à 70% dans des pays tels que le Danemark, la Suède, la Suisse et le Royaume-Uni.
De la mobilité des restes humains
Pour Arnaud Esquerre, ce bouleversement est le résultat d’un phénomène inédit, celui de la libre circulation des restes humains depuis le début des années 1970, auquel l’État met brutalement fin par une réforme de la législation en 2008. Fait plus surprenant encore, « de ces promenades des morts, de leurs morcellements, de leurs transformations et de leurs dispersions, l’État ignorait tout » (p. 85). Comment les morts ont-ils gagné leur mobilité et pourquoi celle-ci leur sera-t-elle aussitôt ôtée ?
Les morts deviennent mobiles au début des années 1970 dans un contexte où le rapport au corps subit une importante transformation. Le slogan « mon corps m’appartient » résume sans doute le mieux cette nouvelle relation aux corps, vivants et morts. Afin de démêler cette énigme de la circulation des morts, Arnaud Esquerre combine ici plusieurs méthodes d’enquête : il procède au dépouillement de la revue de la Fédération française de crémation entre 1950 et 2010 ; analyse des textes législatifs et des articles d’auteurs issus de l’Église catholique et de professionnels du psychisme spécialistes du deuil ; et réalise plusieurs entretiens auprès des membres d’associations crématistes. On apprend ainsi qu’au début des années 1970, les crématistes se mobilisent pour revendiquer le « libre choix du lieu de dispersion des cendres, dans des jardins du souvenir, en pleine nature ou dans une propriété particulière » (p. 89). Cette dispersion est autorisée par un décret du 18 mai 1976. Le mot « crémation » est remplacé par celui « d’incinération » et les cendres peuvent désormais être « dispersées en pleine nature à l’exclusion des voies publiques » (p. 91). À partir des années 1980, le taux de crémation est régulièrement en hausse, au point que la France compte, en 2005, 122 crématoriums pour un total de 22% d’obsèques par crémation.
Cependant, souligne Arnaud Esquerre, un flou commence à entourer le devenir de ces cendres, « personne ne sachant ce que deviennent les urnes emportées par les familles » (p. 93). Au début des années 2000, les parlementaires commencent à s’inquiéter de cette mobilité des morts et proposent de rapatrier les cendres de l’espace privé au « cimetière républicain » au prétexte que la circulation des morts empêcherait le « travail de deuil ». En 2008, une nouvelle loi encadrant fortement le devenir des cendres est votée. Elle dispose que les cendres doivent être placées au cimetière ou, lorsqu’elles sont remises aux proches, ces derniers ont l’obligation de les disperser dans la nature en indiquant l’emplacement à la mairie de naissance du défunt. Tout l’enjeu de la nouvelle loi, nous dit Esquerre, est de permettre à l’État de « localiser les morts ». Ce débat s’inscrit dans un mouvement international qui attache de plus en plus les corps aux territoires, comme le révèle la question de la restitution des corps aux peuples autochtones, étudiée par Arnaud Esquerre à partir du cas de « Vénus hottentote » ou des têtes maories conservées dans plusieurs musées nationaux en France.
De la « communauté morte-vivante »
La deuxième et la troisième partie de l’ouvrage constituent sans doute les pages les plus passionnantes de cet ouvrage brillamment écrit. Sans vouloir dévoiler tous les mystères démêlés par Arnaud Esquerre, soulignons le paradoxe qui entoure les morts depuis que l’État s’est octroyé le droit de fixer leur lieu de résidence. Les pages consacrées à l’exposition Our body, interdite dans plusieurs musées en France, ou à la « profanation » des cimetières, montrent que l’État traite ses morts comme s’il s’agissait de personnes vivantes. La transformation et l’usage des corps morts, y compris à des fins scientifiques ou artistiques, seraient devenus une atteinte à la « dignité humaine ». De la même manière, l’usage en médecine légale de la « vitropsie », permettant de préserver l’intégrité du corps humain mort, participe de ce même mouvement du respect du corps dans sa totalité. Il n’en a pas toujours été ainsi. L’usage des parties du corps humain à des fins artistiques, ou la marchandisation dont ont pu faire l’objet les reliques, vont précisément à l’encontre de cette volonté de l’État de traiter des corps morts comme s’il s’agissait de personnes vivantes.
Ce mouvement par lequel l’État intervient dans la gestion des cadavres, en voulant les localiser, les fixer, les identifier, est précisément ce qu’Arnaud Esquerre qualifie de « communauté morte-vivante ». Celle-ci se caractérise par son aspect « total » et s’oppose à d’autres totalités, telles que la « race », la « nation », le « peuple » ou la « classe ». En ce sens, souligne Arnaud Esquerre « il n’est pas anodin qu’elle surgisse dans les années 1990, pendant lesquelles les ‘totalités’ telles que la ‘classe’ ou le ‘peuple’ s’essoufflent, voire sont minées et dissoutes par cette notion qu’est le ‘réseau’. Si ces totalités cèdent du terrain, c’est autant d’espace laissé à la ‘communauté morte-vivante’ » (p. 309). La caractéristique principale de cette communauté, conclut Esquerre, est « son rapport au territoire » dans la mesure où elle assure une « fiction d’une identité collective se distribuant individuellement » (p. 310). En voulant fixer et localiser les corps morts sur son territoire, en contrôlant leur mobilité, l’État vise donc à garantir l’unité de sa totalité.
On l’aura compris, l’ouvrage d’Arnaud Esquerre constitue une contribution essentielle à une sociologie de l’État et à son rapport aux corps, morts et vivants. L’ouvrage est remarquable à tout point de vue, et notamment par sa capacité à faire converger des terrains le plus souvent étudiés séparément et à articuler ainsi plusieurs méthodes d’enquête, choisies suivant le problème posé par chacun des terrains. Ce procédé permet à Arnaud Esquerre, non pas de faire surgir des structures ou des invariants dans notre relation aux restes humains, mais de décrire des évolutions et des ruptures dans notre appréhension des morts.