À partir d’une enquête menée dans deux quartiers gentrifiés, les Pentes de la Croix-Rousse et le Bas-Montreuil, Anaïs Collet déconstruit la catégorie de « bobos » et contribue à l’analyse des recompositions des classes moyennes et supérieures.
À partir d’une enquête menée dans deux quartiers gentrifiés, les Pentes de la Croix-Rousse et le Bas-Montreuil, Anaïs Collet déconstruit la catégorie de « bobos » et contribue à l’analyse des recompositions des classes moyennes et supérieures.
Depuis son apparition en 2000 sous la plume de David Brooks [1], le terme de « bobos » a connu un succès certain. Dans son livre Rester bourgeois, la sociologue Anaïs Collet souligne le caractère flou et variable de sa signification, et lui préfère la catégorie de « gentrifieurs » regroupant les habitants de classes moyennes-supérieures résidant dans d’anciens quartiers populaires en pleine revalorisation. Son livre se situe dans la lignée des travaux de sociologie urbaine des années 1970-80 [2] qui ont mis en évidence que des quartiers populaires anciens ont permis aux « nouvelles couches moyennes salariées » de l’époque (enseignants, chercheurs, formateurs, journalistes, cadres de la fonction publique et autres jeunes diplômés se trouvant dans des positions d’expertise, de conseil, ou de mise en œuvre des politiques publiques) de se rassembler autour d’un modèle culturel critique et militant, et de constituer ce que certains ont appelé la « classe d’alternative » [3]. À partir de l’étude de « gentrifieurs » plus récents et dans une démarche inspirée des travaux de Pierre Bourdieu, Anaïs Collet pose la question des transformations qui ont affecté, depuis une trentaine d’années, la région de l’espace social située à la frontière des classes moyennes et des classes supérieures, dont les membres sont dotés en capital culturel plus qu’économique et se caractérisent par des valeurs plutôt progressistes. L’ouvrage vise deux objectifs : d’une part, contribuer à décrire la variété des « gentrifieurs » et, d’autre part, analyser leur « travail » (p. 31) sur les lieux, c’est-à-dire les manières dont ils agissent sur leur logement et leur quartier pour le transformer et se l’approprier.
L’auteure a choisi de centrer son étude sur deux quartiers : les Pentes de la Croix-Rousse à Lyon, lieu de révoltes ouvrières au XIXe siècle et investi par des intellectuels et des militants dans les années 1960, et le Bas-Montreuil, quartier plus populaire de la région parisienne, qui a connu un afflux de ménages diplômés dans les années 1980 et surtout au début des années 2000. Entre 2005 et 2007, Anaïs Collet a mené une enquête par entretiens auprès d’une cinquantaine de ménages ayant participé à la « gentrification » de ces deux quartiers et appartenant à des générations différentes. Elle mobilise aussi, de manière plus ponctuelle, des données statistiques issues de recensements de l’Insee de 1968 à 2006 à l’échelle infracommunale et les bases de données notariales sur les transactions immobilières ayant été conclues dans les deux quartiers étudiés. Son enquête dans le Bas-Montreuil, qui a pris une dimension plus ethnographique que sur les Pentes de la Croix-Rousse, occupe une place plus importante dans l’ouvrage. Sans présenter l’ensemble des résultats du livre, on s’arrête ici sur deux d’entre eux.
Un des apports de cet ouvrage est d’abord la mise en évidence, au sein des quartiers enquêtés, de plusieurs « générations de gentrifieurs ». En brossant leurs portraits, Anaïs Collet met en lumière des différences liées aux générations d’appartenance, aux fractions de classes et aux milieux sociaux d’origine.
Les « pionniers », arrivés sur les Pentes de la Croix-Rousse dans les années 1970-80 et dans le Bas-Montreuil au milieu des années 1980, appartiennent à la « classe d’alternative ». Les activités militantes occupent, dans leur quotidien, une place importante, et ils « revendiquent une façon de vivre orientée par des valeurs et un rapport au monde qu’ils sont capables d’expliciter » (p. 81-82). S’ils forment un groupe hétérogène, en raison notamment de la variété de leurs trajectoires, on observe chez la plupart d’entre eux « une disposition à la critique et à la réflexivité » (p. 83) ainsi qu’un « emboîtement des registres politique, collectif et privé de l’engagement » (p. 83).
Deux « générations de gentrifieurs » succèdent à ces « pionniers ». La première se compose d’habitants nés dans les années 1960 et arrivés dans le Bas-Montreuil entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2000. La seconde regroupe des individus nés dans les années 1970 et installés sur les Pentes de la Croix-Rousse à l’âge de 20 ou 30 ans.
La première génération est constituée d’indépendants et d’intermittents du secteur culturel (artisans d’art, graphistes, comédiens, photographes, chefs-opérateurs, maquettistes, etc.). Ils sont issus de milieux sociaux divers et se déclarent très satisfaits de leur travail. Dans le même temps, leurs conditions d’emploi sont fortement marquées par l’incertitude. Ils se caractérisent aussi par un « rapport distancié et désenchanté à la politique et au militantisme » (p. 114) qui les éloigne de la « classe d’alternative » : leurs univers de travail favorisent les comportements individualistes et pragmatiques, si bien que peu sont des militants.
La seconde génération comprend deux sous-groupes issus de milieux sociaux distincts. D’abord, ceux qu’Anaïs Collet nomme les « héritiers » (p. 87) : issus de milieux modestes, ils exercent les mêmes emplois que les « nouvelles couches moyennes salariées » il y a 25 ans. Ils partagent également avec elles de nombreuses valeurs, notamment un certain hédonisme :
s’ils sont intéressés par leur travail, ils ne sont pas mus par des ambitions de réussite mesurées en termes de pouvoir ou de rémunération, mais cherchent plutôt un équilibre entre travail et vie hors travail. (p. 88)
Ils consacrent ainsi un temps relativement important aux loisirs. Ils sont aussi attachés à « une morale bannissant la consommation de masse et les divertissements faciles, et valorisant le “fait maison”, l’effort désintéressé, la simplicité, la convivialité, la modestie » (p. 88). Enfin, leur rapport au politique s’écarte de celui de la « classe d’alternative » : ils sont plus défiants envers les mouvements collectifs visant à transformer les rapports sociaux. Le second sous-groupe se compose des enfants de membres des « nouvelles couches moyennes salariées ». Ces « descendants » (p. 90) occupent des postes dans le secteur associatif. Ils partagent les mêmes valeurs de critique sociale que leurs aînés et en ont fait le centre de leur activité professionnelle. Cependant, à la différence des précédents, ils se sentent peu liés à un collectif et développent des dispositions à l’entreprenariat.
Si, comme le précise l’auteure, les « générations de gentrifieurs » mises en évidence dans l’ouvrage n’épuisent pas la diversité des « gentrifieurs » dans les quartiers étudiés ni, a fortiori, au-delà, elles sont révélatrices de transformations ayant affecté, sur la période récente, la structure sociale, comme l’essor des professions de l’information, des arts et des spectacles, la multiplication des ingénieurs et cadres d’expertise, les difficultés accrues d’accès à l’emploi public, l’extension du chômage, ou encore l’essor de l’externalisation.
Un deuxième apport important du livre, développé dans les trois derniers chapitres à partir du cas du Bas-Montreuil, est d’explorer les modalités et les ressorts du « travail matériel, social et symbolique » (p. 34) que les « gentrifieurs » effectuent sur leur logement et leur quartier.
De nombreux « gentrifieurs » montreuillois résidaient auparavant à Paris. Ce sont notamment les prix de l’immobilier qui ont poussé ces ménages de classes moyennes du secteur culturel à s’installer en Seine-Saint-Denis. En arrivant à Montreuil dans les années 1990 ou 2000, certains d’entre eux choisissent des biens vastes et atypiques dans lesquels ils réalisent des travaux importants : ils convertissent ainsi des usines désaffectées et des pavillons vétustes en des logements spacieux et distinctifs. Le travail qu’ils effectuent sur leur logement et l’énergie qu’ils y déploient peuvent se comprendre comme un moyen de limiter le déclassement résidentiel que constitue, à leurs yeux, le départ en banlieue, et comme un effort pour réduire l’écart entre leurs aspirations et la fragilité de leur position. Alors que les pionniers mettaient ces vastes espaces au service de leurs activités professionnelles ou de manières d’habiter spécifiques (dans le cadre, par exemple, de démarches d’habitat groupé autogéré), ces « gentrifieurs » les transforment en lofts et consacrent une attention bien plus grande à la décoration. Le recours à ces formes architecturales distinctives leur permet, selon Anaïs Collet, de conforter leur appartenance sociale.
Enfin, l’auteure montre qu’une partie du « travail de gentrification » se réalise à travers des mobilisations collectives. Elle souligne, là encore, que les « gentrifieurs » arrivés dans le Bas-Montreuil à la fin des années 1990 n’ont pas les mêmes attitudes que leurs prédécesseurs :
ils ne se donnent pas pour objectif d’agir sur le quartier, mais cherchent plutôt à y aménager leur vie, tout en minimisant leurs interactions avec les pouvoirs publics. (p. 218)
Ces habitants nouvellement installés créent des associations de quartier, souvent homogènes socialement, qui peuvent fonctionner comme des ressources pour leur trajectoire : elles servent de support à une sociabilité de voisinage et peuvent leur procurer des réseaux précieux dans leurs univers professionnels. Par ailleurs, Anaïs Collet soutient que ces « gentrifieurs » se caractérisent par un rapport nettement moins « enchanté » à la diversité sociale que les « aventuriers du quotidien » étudiés par Catherine Bidou [4] : s’ils apprécient de résider dans un quartier à la fois populaire et mélangé,
ils ont une perception claire des différences de position sociale et de conditions de vie qui les éloignent des autres habitants et ne se font pas d’illusions sur la nature de leurs cohabitations. (p. 233)
Au total, ce livre riche, dense et agréable à lire aide à penser la diversité des « gentrifieurs » et met en évidence combien des enjeux de positionnement social peuvent affecter le rapport au logement et au quartier. Il montre ainsi, de manière stimulante, comment une enquête sur l’espace résidentiel peut contribuer à l’analyse de la stratification sociale.
par , le 25 avril 2018
Lise Bernard, « Des générations de gentrifieurs », La Vie des idées , 25 avril 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Des-generations-de-gentrifieurs
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[1] David Brooks, Bobos in Paradise. The New Upper Class and How They Got There, New York, Simon & Shuster, 2000.
[2] Voir notamment Catherine Bidou, Les Aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris, Presses universitaires de France, 1984 ; Sabine Chalvon-Demersay, Le Triangle du XIVe : des nouveaux habitants dans un vieux quartier de Paris, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1984 ; Bernard Bensoussan, « Le recours au quartier. Enjeux et changement social en milieu urbain (le quartier de la Croix-Rousse à Lyon) », Cahiers de l’observation du changement social, vol. XVI, CNRS, Paris, 1982, p.181-227.
[3] Voir notamment Monique Dagnaud, « La classe “d’alternative” : réflexion sur les acteurs du changement social dans les sociétés modernes », Sociologie du travail, vol. 23, n° 4, 1981, p. 384-405.
[4] Catherine Bidou, op.cit.