Comment la philosophie use-t-elle de la littérature ? En puisant en elle des manières de vivre, qui lui permettent d’être attentive à des singularités que d’ordinaire elle néglige. Un collectif fait le point sur ces pratiques.
À propos de : Daniele Lorenzini et Ariane Revel (éd.), Le Travail de la littérature. Usages du littéraire en philosophie, Presses Universitaires de Rennes
Comment la philosophie use-t-elle de la littérature ? En puisant en elle des manières de vivre, qui lui permettent d’être attentive à des singularités que d’ordinaire elle néglige. Un collectif fait le point sur ces pratiques.
Le Travail de la littérature réunit différentes pistes de réflexion autour, selon son sous-titre, des usages du littéraire en philosophie, avec pour ambition « de questionner ce rapport à la fois très fécond, protéiforme, parfois très théorisé et parfois très peu défini que la philosophie entretient avec la littérature comme avec l’un de ses objets » (p. 9). Non sans lever d’emblée la difficulté — ou peut-être plutôt les objections possibles : « ‘‘Usages’’, ‘‘objet’’ : ces termes mêmes sont à prendre avec précaution » (p. 9).
Ce problème — celui de la littérature comme « objet » de la philosophie, comme trace d’une expérience vécue, sensible et artistique — n’est pas neuf, mais s’inscrit dans une histoire rapidement retracée dans l’introduction (p. 10) qui est celle aussi du « partage disciplinaire » qui s’opère dans la première moitié du XIXe siècle. C’est là, peut-être, qu’on pourrait reprocher à Daniele Lorenzini et Ariane Revel — malgré la pertinence de leurs questionnements dans leur introduction et le fait qu’ils explorent avec minutie toutes les questions logiques engendrées par la mise en relation de ces deux termes littérature et philosophie — de ne pas en faire résonner l’importance aujourd’hui, de ne pas lui donner l’âpreté d’un problème crucial. Il semble plutôt, à les lire, que les rapports de la philosophie et de la littérature puissent se circonscrire à un ensemble de problèmes clairement énoncés et sériés, dont les différents articles déploieront plus amplement les possibilités, mais peut-être sans surprise. C’est un champ à mieux connaître sans doute, mais dont ne voit pas forcément en quoi il s’imposerait, aujourd’hui.
Pour comprendre l’intérêt que la philosophie porte à la littérature, Daniele Lorenzini et Ariane Revel font porter le cœur de leur recherche sur « l’expérience » ; c’est cette expérience, qui aurait pu donner l’élan, qui manque ici. Même si les préfaciers retracent fort consciencieusement comment la littérature offre à la philosophie « une expérience de la sensibilité, mais de la sensibilité comme immédiatement susceptible de donner un contenu à la philosophie, de donner à penser » (p. 14), le problème reste finalement assez ancré dans la tradition qu’inaugure Aristote avec La Poétique. À titre de symptôme, « Le Conteur » de Walter Benjamin n’est jamais cité dans une introduction qui balaie pourtant une vaste bibliographie. Les auteurs auraient sans doute gagné à convoquer ce texte, même rapidement, même pour ne faire mention que du regain d’intérêt pour la pensée benjaminienne. Car la célèbre proposition de Benjamin selon laquelle « Le cours de l’expérience a chuté » — et toutes les conséquences qu’il en tire notamment pour le récit et son histoire, posent une question très sérieuse à l’hypothèse d’une littérature charriant des « expériences » venant nourrir ensuite la philosophie. Autre oubli étonnant, celui de Jacques Rancière, alors que reviennent fréquemment les noms de Nietzsche, Lévinas, Blanchot, Derrida (souvent indirectement cités), et extrêmement souvent ceux de Foucault, Cavell, Wittgenstein, Nussbaum ou Hadot (comme sources cette fois primaires). Deux absents qui disent, en creux, une certaine réticence à penser l’histoire et le politique telle que la littérature pourrait en adresser l’exigence à la philosophie, quand c’est ici essentiellement une lecture éthique de la littérature qui est proposée, hormis quelques textes sur lesquels nous reviendrons finalement.
Le présent volume s’articule en trois grandes sections : « Penser avec la littérature » (I), autour de la question de l’expérience que la littérature offre à la philosophie ; « La philosophie à l’épreuve du texte » (II), sur la portée théorique de la littérature dans la philosophie ; et « Littérature, expérimentation et attention morale » (III) qui entend évaluer la « portée pratique » et surtout « éthique » de « l’usage » de la littérature en philosophie (p. 18). Mais on pourrait tracer d’autres chemins : celui que l’on propose ici permettra peut-être de mieux comprendre comment la littérature est ici comprise comme le lieu d’une attention à des objets singuliers à même de fonder des « manières de vivre ».
C’est apparemment sous le signe de cette alternative que s’ouvre le recueil, avec l’article de Pierre Macherey, « Littérature et/ou Philosophie » qui fait fond sur deux tendances, incarnées d’un côté par André Breton qui voudrait lire, dans son article sur Lautréamont, la littérature comme philosophie, quand, de l’autre côté, Valéry ne voudrait voir la seconde que comme un « genre littéraire particulier » (p. 29). C’est cette seconde tendance qu’exploite l’article de Vincent Delecroix, « La philosophie comme genre littéraire », qui entend, dans une note éclairante sur l’enjeu de son travail, faire que la philosophie « au nom de la vérité, renoue avec la littérature » (p. 126).
C’est pourtant plus souvent la lignée ouverte par Breton, tel qu’il est convié dans l’article de Pierre Macherey, que suivent les auteurs de ce volume : non pas que la littérature serait ou ferait philosophie, mais, plus simplement, que la littérature fournirait à la philosophie un angle de vue qui lui permette d’éclairer certaines questions. On est bien là du côté de l’usage, dans son sens le plus simplement utilitariste, malgré les précautions prises dans l’introduction. On en retrouvera deux exemples concrets, dans l’article de Solange Chavel, « Montrer et démontrer. L’exemple de la frontière », s’appuyant sur trois romans dits « de la frontière », au nom de ce qu’ils pourraient « contribuer aux réflexions de la philosophie politique théorique sur les frontières » (p. 183) et dans la lecture du De Profundis d’Oscar Wilde à laquelle se livre Emmanuel Halais, qui postule d’emblée que l’œuvre de Wilde est une « contribution importante pour la philosophie » (p. 195).
Le texte le plus intéressant à ranger dans cette « catégorie » de la « littérature comme philosophie » est sans doute celui de Barbara Carnevali. « ‘‘Être, c’est être perçu’’. Ce que Proust enseigne à la philosophie sociale » indique bien, dès son titre, que la littérature « enseigne » quelque chose à la philosophie et serait en mesure de répondre à la question qu’adresse Philippe Sabot dans son article « Que nous apprend la littérature ? ». Ce que Proust enseigne, c’est la matière d’une « philosophie sociale » (p. 39). La lecture à laquelle se livre Barbara Carnevali va surtout permettre d’introduire un des grands axes de réflexion qui traverse l’ensemble du volume : si Proust peut nous apprendre beaucoup sur le « prestige social », c’est grâce à ses « talents d’observateur » (p. 42) portant attention à une série de détails, à ces arts mineurs de la mode, du maquillage, du geste (p. 48), qui donnent forme à un apparaître social d’ordinaire négligé par la philosophie.
La question de l’attention deviendra particulièrement déterminante dans les textes de Marielle Macé et de Sandra Laugier. Prenant appui sur le Traité de la vie élégante et la Théorie de la démarche de Balzac, Marielle Macé voit dans le geste de Balzac un atout de la littérature conçue comme « vie attentive » au style (p. 152) : en se rendant attentif à l’existence comme style, Balzac « requiert en retour notre attention » (p. 155). De sorte que pour Marielle Macé, « la littérature est peut-être le lieu principal où l’on affûte une attention aux styles, à la foule des manières d’être, aux façons infiniment différenciées d’habiter le monde et de lui donner sens » (p. 161).
L’article de Sandra Laugier s’ouvre également sur une invitation wittgensteinienne à percevoir, non pas ce qui serait caché, mais ce qui est là, « sous nos yeux », que nous ne voyons pas ou ne voulons pas voir, et qu’il faut « apprendre à voir, [pour y] être attentifs ou attentionnés » (165) : la littérature, ici envisagée sous le prisme de la lecture que fait Cora Diamond d’un roman de Coetzee, est alors invoquée comme un « recours » (169) permettant de voir le monde tel qu’il est, d’engager une pensée « réaliste » (181).
Cette « attention » que la littérature prêterait à certains éléments de la « vie » que le philosophe négligerait par ailleurs engage, apparemment, les deux auteurs, dans deux voies différentes : pour Marielle Macé, il s’agit de prôner une « stylistique de l’existence », quand pour Sandra Laugier il s’agit de développer une « éthique de l’attention ». Mais ces deux points reviennent sans doute au même. Derrière l’invocation fréquente à Foucault et à Pierre Hadot, nombreux seront les textes de ce volume à postuler tout à la fois que la littérature apprendrait à « faire de sa vie une œuvre d’art » autant qu’elle formule des propositions éthiques stimulantes.
Qu’il s’agisse pour Frédéric Worms d’essayer de cerner quelque chose d’un rapport philosophique contemporain à « la vie » en confrontant les « œuvres-témoignage » aux autofictions, qu’il s’agisse pour Jérémy Romero de lire chez Foucault la liaison intime entre littérature et mort et qui fait de la littérature un espace qui pourrait aller, quand il cite Kant, « au-delà des limites de l’expérience » (p. 77) ou à tout le moins un espace qui rend effectif « une parole ou un mode de vie autres » selon Judith Revel (p. 93), qu’il s’agisse encore pour Philippe Sabot, relisant Bouveresse lisant Zola, de concevoir la littérature comme un lieu où procéder à des « expériences de pensée » (144), parce que la littérature pourrait bien être de la « pensée en acte » (Macherey, p. 35 ; Romero, p. 79) cette notion même d’expérience ne peut se concevoir qu’en tant qu’elle est l’indice d’une éthique à l’œuvre dans la littérature. Cette éthique, loin d’être théoriquement et abstraitement établie (Chavel, p. 184), est en fait une « connaissance éthique » de la « vie morale » (Sabot, p. 144-145), qui met en acte une « manière de vivre » (Worms, p. 62 ; Macé, p. 160), qui s’incarne le plus souvent sous ce credo souvent répété : celui de « faire de sa vie une œuvre d’art » (Halais, p. 199), de « construire la vie comme une œuvre » (Revel, p. 98). Et elle a le plus souvent pour condition d’existence des « exercices spirituels » répétés en vue d’un « perfectionnisme moral » souvent invoqué. La première expression, empruntée à Pierre Hadot, se retrouve ainsi chez Worms et chez Arnold I. Davidson dans son étude de l’improvisation chez Sonny Rollins ; Stanley Cavell et son idée de « perfectionnisme moral » se retrouvent tout naturellement invoqués dans les articles du même Davidson, ainsi que dans celui de Marie Satya McDonough quand elle étudie les fictions écologiques américaines de la fin des années soixante, mais encore chez Laugier ou chez Halais.
Si la littérature est donc bien, pour la plupart des auteurs, une forme telle d’attention à certains détails qu’elle permette la mise en œuvre d’exercices spirituels, condition d’un « perfectionnement moral » dans lequel l’individu pourrait s’accomplir, et qui donneraient à la philosophie une sorte de « patron » fictionnel aux contours d’une éthique, on aperçoit bien ici, avec le dernier texte de Arnold I. Davidson consacré à l’improvisation en jazz, combien cette attention éthique n’est en rien le « propre » de la littérature et comment la réduction du « littéraire » à son seul usage pour fonder une éthique en vient peut-être à manquer son objet. Contre cet écueil, l’article de Martin Rueff entend « écrire une histoire des énoncés moraux » (p. 106) en s’adressant comme ambitieux projet — dont on entrevoit ici le caractère systématique autant qu’érudit — d’étudier « l’inscription dans la langue » de « l’écriture (de la) morale » (p. 103). Contre surtout l’impression que la littérature n’aurait pour seul objet que de proposer une stylistique de l’existence à des individus sans histoire et sans inscription politique, on trouvera salutaires certaines remarques chez Marielle Macé ou Barbara Carnevali, mais on retiendra surtout le texte de Marie Satya McDonough, qui fait de la littérature écologique des années soixante la condition de formation d’une communauté politique, et plus encore la fin de l’article de Judith Revel, qui ouvre un espace des possibles, où il apparaît que « ce que la littérature enseigne à la philosophie et à la pensée politique, c’est peut-être la possibilité de ce déséquilibre-là » (p. 100) : ce « déséquilibre-là » venait de prendre chez Merleau-Ponty cité par Revel un nom, celui de « révolution ».
par , le 26 août 2013
Marie Baudry, « De la littérature comme éthique », La Vie des idées , 26 août 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/De-la-litterature-comme-ethique
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