Le Speenhamland Act, précurseur au XIXe siècle du revenu minimum garanti, continue d’alimenter les débats sur la protection sociale. Retour sur un épisode controversé de l’histoire sociale anglaise.
Dossier / Réformer les minima sociaux
Le Speenhamland Act, précurseur au XIXe siècle du revenu minimum garanti, continue d’alimenter les débats sur la protection sociale. Retour sur un épisode controversé de l’histoire sociale anglaise.
L’expérience de Speenhamland (1795-1834) fait désormais figure de précédent fameux en histoire économique et sociale. Une telle notoriété doit beaucoup à Karl Polanyi qui, dans son maître-livre, La grande transformation, accorde une place de choix à cet épisode de l’histoire anglaise [1]. Speenhamland y est présenté comme un moment-clé, le prélude aux bouleversements du capitalisme moderne et l’origine des problèmes sociaux de notre temps. La thèse de Polanyi est bien connue : en instaurant une sorte de minimum vital, un « droit de vivre », les magistrats [2] anglais ont fait obstacle pendant près de quarante ans à l’avènement d’un véritable marché du travail ; ils ont empêché, un temps, la prolétarisation des masses et la « dé-socialisation » totale de l’économie. Sauf que cette initiative se serait avérée, en pratique, une fausse bonne idée. Polanyi souligne en particulier les effets désastreux de cette expérience sur l’économie et la société, à tel point que Speenhamland représenterait finalement « l’avilissement de la misère protégée ». Cet échec inaugurerait alors la modernité économique, sous le signe du marché « autorégulateur ».
Il faut se garder, toutefois, de ce que Paul Ricœur appelle « l’illusion rétrospective de la fatalité ». Les limites ou les défauts de Speenhamland ont certes favorisé l’essor d’un système de marché débarrassé de toute entrave, mais ils ne suffisent pas pour expliquer cette mutation profonde, à la fois économique, politique et sociale. La victoire du « fondamentalisme du marché » illustre tout autant le rôle des idées – et non des seuls intérêts – pour interpréter les changements politiques [3]. Au début du XIXe siècle, Speenhamland se trouve en effet au centre d’un débat passionné – et décisif – opposant ceux pour qui la pauvreté résulte de l’inaction politique ou de la défaillance des lois à ceux qui feront de ces lois, précisément, la cause de la pauvreté qu’elles devaient combattre. L’issue de ce débat va sceller le sort de Speenhamland : en 1834, le législateur prive les individus de ce « droit de vivre » qui leur avait été concédé et leur impose désormais de réagir aux signaux du marché.
Les questions qui se sont posées alors, et pour la première fois, n’ont pas cessé ensuite d’alimenter d’une manière ou d’une autre le débat public : comment articuler l’économique et le social ? Comment garantir tout à la fois la liberté, la responsabilité et la dignité individuelles ? Faut-il, pour ce faire, instaurer un revenu d’existence indépendant de la sanction du marché ? Bref, c’est aussi la question de la construction de l’individu moderne – avec quels soutiens ou « supports » un individu peut-il exister en tant que tel, positivement [4] ? – que cette expérience pionnière pose de manière éclatante. Il s’ensuit que l’étude de Speenhamland n’est jamais enfermée dans le passé : réhabiliter ou flétrir cette expérience emblématique comporte en effet un enjeu qui dépasse la simple analyse historique. Véritable repoussoir pour les uns, présenté, par d’autres, comme un projet utopique ou un dispositif salutaire, Speenhamland constitue en fait un épisode évocateur, que la littérature spécialisée a souvent mobilisé pour fermer ou – plus rarement – ouvrir le champ des possibles politiques. Une mise au point sur cette expérience elle-même, mais aussi sur les critiques et débats qu’elle a suscités, permet alors de montrer que l’exemple – ou le contre-exemple – de Speenhamland éclaire encore les politiques sociales menées aujourd’hui.
Dès la fin du règne d’Elisabeth Ire, en 1601, il existe en Angleterre un dispositif de secours aux déshérités plus complet et plus efficace que ceux en vigueur à la même époque sur le continent. Connu sous le nom d’ancienne loi des pauvres (Old Poor Law), ce dispositif est à la fois l’expression d’un certain paternalisme rural et un outil au service du maintien de l’ordre [5]. Pour la première fois, l’assistance devient une obligation légale et chaque paroisse doit lever un impôt spécifique dont le produit est affecté au traitement de la pauvreté. Toutefois, la loi distingue soigneusement les impotents et les orphelins des pauvres valides : clémente à l’égard des premiers, elle prévoit une mise au travail systématique des seconds dans des workhouses et réprime sévèrement les « coquins » qui répugnent à tout effort [6]. Le principe de la domiciliation sous-tend l’ensemble du dispositif : puisque chaque paroisse est tenue de secourir ses propres pauvres, la loi impose que tout individu soit juridiquement rattaché à l’une d’elles. Régulateur essentiel mais contesté de l’assistance élisabéthaine, le principe de la domiciliation a été maintes fois amendé, aux XVIIe et XVIIIe siècles, afin de contenir les égoïsmes locaux – les paroisses s’opposant à la venue de pauvres supplémentaires et indésirables – et de ne pas entraver exagérément la mobilité des travailleurs [7].
En tant que telle, la Old Poor Law a rarement été appliquée à la lettre dans les 15 000 paroisses d’Angleterre : « les anciennes lois des pauvres étaient profondément adaptables » rappelle à cet égard Michael Rose [8], qui souligne l’hétérogénéité des mesures d’assistance et l’autonomie des responsables locaux pour gérer les soubresauts de la conjoncture ou les caprices du climat. À partir de 1750, toutefois, le dispositif tend à devenir tout à fait chaotique car les paroisses sont amenées à réagir, dans l’urgence, à la dégradation rapide de la situation économique et sociale. D’un côté, en effet, la croissance démographique, particulièrement forte dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, multiplie les bras inutiles dans les campagnes. D’un autre côté, la modernisation de l’agriculture et la clôture des champs communaux (enclosures), nécessaires au développement de l’industrie textile, privent de nombreux paysans d’une source de revenu non négligeable. Cet appauvrissement des villageois est encore accentué par la lente disparition du travail à domicile, auquel se substituent peu à peu les manufactures. C’est dans ce contexte que certains comtés décident d’attribuer des compléments de salaires aux travailleurs. D’autres choisissent de faciliter le versement des secours à domicile (outdoor relief) ; d’autres encore mettent en place des aides spécifiques destinées aux familles nombreuses [9]. Dans le Dorset et l’Oxfordshire, par exemple, les responsables paroissiaux élaborent, dès le début des années 1790, des mécanismes sophistiqués tendant à accroître les ressources des paysans [10].
Sous cet éclairage, le système imaginé par les magistrats du Berkshire, réunis à Speenhamland en mai 1795, n’est en rien une innovation hardie. Il s’agit, là encore, de soulager la détresse des plus démunis tandis que l’environnement économique se détériore rapidement du fait de la guerre avec la France et des mauvaises récoltes des années précédentes, qui renchérissent les denrées alimentaires de base. Mais il s’agit également de faire pièce à l’agitation sociale en évitant que les émeutes de la faim qui éclatent ici et là ne débordent sur le terrain politique [11]. L’ « acte de Speenhamland » s’efforce alors de répondre à ce double risque de famine et de désordre. Pour ce faire, les juges de paix du Berkshire décident, à leur tour, d’utiliser l’impôt des pauvres (poor rates) pour financer une allocation de secours qui peut, le cas échéant, s’ajouter aux revenus du travail. Ils innovent cependant en établissant le montant de cette allocation selon un barème minutieux, qui tient compte à la fois de la taille des familles et du prix du pain. En décidant que toute hausse du prix du pain doit s’accompagner d’une hausse correspondante des secours, modulée selon le nombre d’enfants, les magistrats anglais instaurent ainsi une sorte de revenu minimum indexé sur le coût de la vie. Dès lors, ce que l’on appelle système de Speenhamland, ou « système des secours » (allowance system), désigne une aide fiscale en espèces attribuée indistinctement, y compris aux travailleurs occupés. Il ne s’agit plus ici d’une prestation conditionnelle accordée à un public spécifique : le système du revenu garanti renverse la logique assistancielle et ouvre un droit au secours fondé sur des paramètres économico-démographiques totalement étrangers à la personne du pauvre. Dans les années qui suivent sa mise en place dans le Berkshire, ce système va s’étendre progressivement à plusieurs autres comtés du Sud et, dans une moindre mesure, du Nord de l’Angleterre.
Speenhamland constitue ainsi un exemple remarquable de création d’un nouvel espace juridique, un ordre légitime alternatif à l’ordre légal. À la suite des travaux d’Edward Thompson, l’historiographie interprète souvent cet écart entre les impositions normatives et les réponses sociales comme le signe d’un rejet du marché et d’un attachement de la population à la « vieille économie morale et paternaliste » [12]. Cette « économie morale » s’incarnerait dans un ensemble de normes sociales apparaissant au plus grand nombre comme autant de droits, hérités et à transmettre : droit aux secours paroissiaux, droit à un approvisionnement régulier, droit à des transactions équitables, droit, aussi, de voir les gains de chacun déterminés selon ses besoins, un droit qui se concrétise, justement, à Speenhamland [13]. On peut certes contester cette interprétation en insistant, dans le sillage de Samuel Popkin et Dale Williams, sur les contraintes que les traditions paternalistes imposaient par ailleurs aux paysans et sur les stratégies que ces derniers déployaient pour s’en affranchir [14]. Mais la thèse des tenants de l’ « économie morale » pointe cependant un aspect tout à fait crucial du système de Speenhamland : les paroisses ré-inséminent dans le cadre législatif tout un ensemble de règles et de valeurs traditionnelles, avec pour conséquence de substituer le besoin au mérite comme norme de justice régulant les pratiques assistancielles.
C’est sous cet éclairage que l’on peut comprendre l’acharnement des Libéraux anglais envers le « système des secours ». Speenhamland enfouit l’individu dans l’épaisseur du social – avec ses règles, ses normes et ses institutions. Assigné à résidence en vertu du principe de la domiciliation, il est pris en charge par la communauté, qui l’emploie s’il y a de l’ouvrage, le nourrit lorsque la faim menace, et l’aide à élever ses enfants quand il en a. C’est l’exacte antithèse du modèle de l’individu indépendant, responsable et, par là-même, soucieux de sa respectabilité. Ainsi s’explique que les critiques formulées à l’encontre de Speenhamland soient morales autant qu’économiques. Eden (1797), Bentham (1797) ou Malthus (1798) soulignent bien que les compléments de salaires versés par les paroisses incitent les employeurs à ne pas rétribuer le travail à son juste prix ; ils déplorent aussi l’incohérence d’un système qui contraint les contribuables à subventionner les propriétaires terriens employant la main-d’œuvre locale. Ces arguments se retrouvent encore dans le célèbre rapport d’enquête de 1834 [15], qui préfigure la nouvelle loi sur l’assistance publique (New Poor Law). Mais pour l’essentiel, la critique est ailleurs.
« Les mauvaises herbes se répandent dans les champs comme les vices dans la population », peut-on lire dans le rapport de 1834. De fait, pour les détracteurs de Speenhamland, il est inconcevable de combiner travail et assistance sans dénaturer l’un et dévoyer l’autre ; et il est déraisonnable de doter la pauvreté d’un statut disputant à la faim la possibilité de mobiliser les hommes. Il en résulte, expliquent-ils, les plus funestes conséquences. D’une part, la certitude d’obtenir des secours fait obstacle à l’esprit d’émulation et d’effort ; pire encore, elle tend à faire apparaître l’assistance comme une solution préférable au travail. Ainsi s’expliqueraient, d’ailleurs, la multiplication des indigents vivant aux crochets des paroisses et la croissance immodérée des dépenses d’assistance, qui menacerait de ruiner le pays. « On trouve des gens qui préfèrent une pension de la paroisse et une vie paresseuse à des salaires élevés en contrepartie d’un dur labeur », indique à cet égard Morton Eden [16]. Autrement dit, mieux vaudrait demeurer dans l’oisiveté lorsque les mécanismes assistanciels organisent, selon le mot de Bentham, une équivalence entre « fainéantise » et « industrie ». L’indigence est présentée ici comme un choix, et même un choix rationnel : le pauvre valide renoncerait volontairement aux avantages du travail libre parce que ceux-ci ne constituent pas une alternative suffisamment attrayante à l’assistance [17]. Les adversaires de Speenhamland soulignent, d’autre part, que des secours accordés sans discernement dégradent la condition morale des pauvres, qui perdent, avec leur dignité de travailleur indépendant, le sens du devoir, de la solidarité et de la responsabilité. « La certitude d’un secours prévu par la loi », écrit en ce sens Morton Eden, « affaiblit les principes de l’affection naturelle et détruit le plus puissant des liens sociaux en rendant moins nécessaire l’exercice des devoirs domestiques et sociaux » [18]. Dans cette optique, la progression des dépenses d’assistance est interprétée comme l’indice irréfutable d’une dissolution des mœurs et d’un relâchement de la discipline sociale. Thomas Malthus consolide ce réquisitoire en mobilisant avec beaucoup d’adresse l’argument de l’effet pervers. « Un dispositif obligatoire d’aide aux pauvres est presque l’exclusivité de l’Angleterre », écrit-il, « et dans beaucoup de pays du continent qui en sont dépourvus, […] la condition des classes inférieures est meilleure » [19]. Le remède est ainsi accusé d’aggraver le mal : en allégeant la pauvreté, on crée en fait les conditions qui la renforcent. Dès lors, supprimer toute forme d’assistance n’a rien d’une décision cruelle : c’est nécessaire, et même salutaire.
Bref, pour ses opposants, Speenhamland déprécie le travail, abolit toute distinction entre le travailleur industrieux et le paresseux, entretient les plus détestables habitudes parmi la population et mutile la liberté, qui définit pourtant la nature même de l’homme. Dans cette perspective, le paupérisme ne résulte pas des transformations économiques et sociales en cours, comme on le soutient dans les rangs des tories : il résulte plutôt de leur lenteur et de la résistance de cette forme d’organisation sociale dépassée, où la protection se paie de la servitude. Leur conclusion se devine aisément : il faut « que la population dépendante soit graduellement mais fermement arrachée à son mode de vie actuel, et exposée à l’influence vivifiante et émancipatrice de la liberté économique » [20].
Cette interprétation critique de la « charité légale » anglaise, forgée dans les premières décennies du XIXe siècle, a été fréquemment reprise par la suite. On en trouve encore la trace dans le récit de Marx, des époux Webb, les fondateurs du socialisme fabien [21], ou de Karl Polanyi, tous peu suspects d’affinités avec la pensée libérale. Longtemps, cette critique a en fait imposé sur ce sujet une sorte de « pensée unique », que dénonce désormais tout un ensemble de recherches. À la suite de Mark Blaug en 1963 et 1964 [22], de nombreux historiens ont en effet signalé les lacunes de cette interprétation de Speenhamland et, en particulier, le caractère dogmatique du rapport de 1834. Pour ces auteurs, plusieurs points méritent d’être élucidés. Ainsi, comment expliquer que ce système ait perduré près de quarante ans alors qu’il est violemment condamné dès son instauration, puis mis en cause par des comités parlementaires en 1817 et encore en 1824 ? Les rapports de forces politiques au Parlement avant les années 1830 suffisent-ils à expliquer cet attentisme des autorités ? Par ailleurs, comment comprendre que des secours à domicile aient continué à être distribués plus ou moins généreusement après 1834, en dépit de l’interdiction posée par la New Poor Law ? L’analyse historique suggère à cet égard que les critiques formulées à l’encontre de Speenhamland ont été excessives ou erronées – qu’il s’agisse de son impact sur les comportements natalistes [23] ou de ses effets supposés sur l’incitation au travail [24]. Elle souligne même que le système de Speenhamland était congruent à l’économie locale des comtés ruraux. George Boyer montre par exemple que les dépenses d’assistance progressent dès avant 1795 et qu’elles permettent en fait aux employeurs – particulièrement dans les régions emblavées – de retenir leurs salariés, auxquels ils n’offrent qu’un travail saisonnier. En d’autres termes, le « système des secours » aurait réduit l’incertitude qui caractérisait à la fois la situation de l’ouvrier, susceptible de perdre son emploi, et celle du propriétaire terrien, qui devait trouver régulièrement une main-d’œuvre suffisante [25]. Dans ses deux articles pionniers, Blaug insiste pour sa part sur l’utilité des secours paroissiaux dans le cadre d’une économie encore largement « sous-développée » où les salaires sont parfois inférieurs au « minimum biologique ». Là, explique-t-il, aucune baisse des salaires n’est concevable pour absorber le surcroît de main-d’œuvre et les mécanismes automatiques du marché sont inopérants. Dans ces conditions, des compléments de rémunération et des emplois subventionnés auraient permis de soutenir quelque peu la productivité des travailleurs, puis de répartir le travail entre un plus grand nombre d’individus incapables d’un effort maximum.
Et il n’est sans doute pas anodin que ces différentes recherches aient été menées à partir des années 1960, au moment où les États providence, déjà bien implantés, deviennent la cible de critiques, et où le « fondamentalisme du marché » se présente, à nouveau, comme une alternative crédible à la raison politique. Les expressions utilisées par ces auteurs pour caractériser Speenhamland sont d’ailleurs assez révélatrices : il s’agirait d’un véritable système de « sécurité sociale » (Hobsbawm [26]), d’une « assurance-chômage » avant l’heure (Boyer) ou d’un « welfare state en miniature », qui combine « une échelle de salaires, des allocations familiales, une indemnisation du chômage et des travaux public, le tout financé et administré localement » [27]. Speenhamland n’apparaît donc plus ici comme le legs encombrant d’une époque révolue, ni comme un obstacle au progrès économique : il préfigure au contraire les « dispositifs institutionnels » qui seront mis en place, ultérieurement, pour protéger les individus du marché « autorégulateur ». D’une certaine façon, cette relecture de Speenhamland sonne alors comme une mise en garde contre les idées et les raisonnements abstraits qui sous-tendent une vision (ultra-)libérale de l’économie.
Au nombre des arguments mobilisés jadis par les thuriféraires du marché, on trouve l’idée selon laquelle il y a d’autant plus de pauvreté qu’elle est secourue, et d’autant plus de dépendance qu’elle est entretenue. Par conséquent, c’est en restreignant l’accès aux secours et en favorisant la mobilité des travailleurs que l’on peut espérer conjurer le spectre du paupérisme. Dans cette optique, le marché du travail n’apparaît pas comme une menace mais résonne comme une promesse, et il serait alors dans l’intérêt des pauvres eux-mêmes de s’arracher aux griffes du « servage paroissial ». En 1834, la New Poor Law réalise brutalement ce programme, en organisant ce que William Cobbett a appelé le « vol du droit des pauvres ». D’une part, la loi abolit le « système des secours » qui, jusqu’ici, faisait obstacle à la « marchandisation » du travail en permettant à chacun de « gagner sa vie sans rien faire » [28]. D’autre part, elle substitue au « droit de vivre » instauré à Speenhamland un « droit négatif » à l’assistance. Désormais, en effet, la créance du pauvre vaut assujettissement à l’ordre carcéral de la workhouse. Là, le pauvre devra abdiquer sa liberté et renoncer à son indépendance : « il sera secouru dans des conditions telles qu’il doive gagner le pain qu’il mange et travailler dans l’enceinte d’un atelier » ; plus encore, il devra être « placé dans une situation moins enviable que celle du travailleur indépendant de la plus basse classe » [29]. L’ingéniosité du législateur a ainsi transformé l’assistance en un repoussoir favorisant le reflux des pauvres vers les fabriques. Comme l’écrira plus tard le fabien George Shaw, « en 1834, la classe moyenne a supprimé le dernier refuge économique des travailleurs, la vieille loi des pauvres, et les a livrés, tout nus, aux furies de la concurrence » [30] – et du marché.
L’intérêt que l’on porte aujourd’hui aux dispositifs de type revenu minimum – ou garantie de revenu – mérite d’être examiné à l’éclairage de cette séquence historique. Dans un contexte économique déprimé, avec un chômage persistant et une montée de la précarité, de nouvelles prestations sont apparues – de type RMI, API ou RMA – qui sont censées répondre à la fois aux situations de marginalisation ou de « désaffiliation sociale » et aux limites des interventions traditionnelles de l’État providence. Elles tendent à apparaître, autrement dit, comme un moyen de faire pièce à ce que Robert Castel appelle « l’effritement de la société salariale », cette forme sociale qui s’est édifiée patiemment en donnant aux travailleurs, en plus de leur rémunération, un ensemble de droits collectifs et un statut [31]. Dans ce contexte, certains ont alors repris « le flambeau des magistrats de Speen », selon la formule de Vanderborght et Van Parijs [32], mais en connaissant la fin de l’histoire, donc en s’attachant à éviter les défauts du système. C’est la tâche à laquelle s’attèlent en particulier les défenseurs d’un revenu minimum universel – ou revenu d’existence. Ainsi, à la différence du mécanisme de Speenhamland qui complétait les revenus du travail à concurrence d’un plafond, il s’agirait ici d’instaurer un plancher de ressources ; non pas une toise, donc, mais un marchepied, un « support » inaliénable et inconditionnel, ajusté à une société de précarité et de mobilité. Ses partisans soulignent alors que ce système contribuerait à lutter efficacement contre l’exclusion et les phénomènes de « piège à pauvreté », tout en constituant une alternative aux mécanismes, plus « répressifs », de type workfare. Comme l’explique Philippe Van Parijs, en effet, ce « droit au non-travail » garantit aussi que « le travail paie » puisque d’autres revenus peuvent compléter le niveau de base [33]. Cette proposition a un « double inversé », comme dit Bernard Gazier : celle qui consiste à relier fermement emploi et garantie de revenu en accordant une aide aux (seules) personnes qui exercent – ou reprennent – une activité faiblement rétribuée [34]. Ici, il s’agit donc de conjuguer, d’une certaine façon, le mécanisme de Speenhamland – le complément de salaire – avec la philosophie de la New Poor Law – l’obligation de travailler pour obtenir des secours.
Cette conception de la protection sociale des individus soulève un débat important, indissociablement technique et politique, qu’a relancé dernièrement le projet de RSA. Sans entrer dans le détail de cette discussion, il faut s’interroger sur le raisonnement qui sous-tend de telles propositions. L’une et l’autre sont adossées en fait à un pronostic pessimiste quant à l’avenir de la « société salariale ». Pour les propagandistes de l’allocation universelle, en particulier, c’est bien parce que l’emploi se raréfie et se fragilise qu’il ne saurait demeurer le principal support des droits sociaux des individus. En d’autres termes, il faudrait concevoir un nouveau système de garanties pour « l’après-salariat » [35]. Mais pour les adversaires de ces dispositifs, un tel raisonnement relèverait plutôt de la prophétie auto-réalisatrice car des prestations de cette nature risqueraient fort d’entraîner une multiplication des emplois mal rétribués, d’accroître la précarité, de renforcer la flexibilité sur le marché du travail, bref, de déstabiliser encore plus l’édifice de la « société salariale ». Et de même, cela contribuerait à dissocier l’économique et le social, à disloquer un peu plus la solidarité – solidarité professionnelle pour les uns, solidarité nationale pour les autres – et, partant, à affaiblir les institutions de l’État providence [36]. Ainsi, le système du revenu garanti qui, à Speenhamland, faisait obstacle à l’essor du marché du travail, serait aujourd’hui l’instrument d’une « marchandisation » accrue du travail et d’une mise en mobilité des travailleurs ; alors qu’il était jadis la cible des défenseurs de l’économie politique libérale, il pourrait devenir l’adjuvant d’un libéralisme forcené. Le paradoxe n’est qu’apparent : on ne peut pas en effet penser ce qu’on pourrait appeler, en s’inspirant de Robert Castel, la protection « d’après les protections » dans les mêmes termes que la protection « d’avant les protections » [37].
par , le 23 septembre 2008
– Sur Karl Polanyi, voir la recension de ses Essais sur la Vie des idées
Jacques Rodriguez, « De la charité publique à la mise au travail ?. Autour du Speenhamland Act », La Vie des idées , 23 septembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/De-la-charite-publique-a-la-mise-au-travail
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[1] Polanyi K., [1944] 1983, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, NRF-Gallimard.
[2] Les magistrats, ou juges de paix, ont à l’époque des responsabilités administratives étendues en Angleterre. Nommés par la Couronne ou par son représentant dans le comté, le Lord-lieutenant, ils prennent en charge de nombreux aspects de la vie locale : ils rendent la justice, bien sûr, mais ils veillent également au maintien de l’ordre public, autorisent l’ouverture des cabarets, pourvoient certains postes subalternes, déterminent et répartissent entre les paroisses du comté les dépenses afférentes à l’entretien des routes, des ponts, des prisons, des hospices, etc.
[3] Campbell J. L., 1998, “Institutional analysis and the role of ideas in political economy”, Theory and Society, vol.27, n°3, p. 377-409 ; Somers M. R., Block F., 2005, “From Perversity to Poverty : Ideas, Market and Institutions over 200 Years of Welfare Debate”, American Sociological Review, vol.70, n°2, p. 260-287.
[4] Castel R., Haroche C., 2001, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard.
[5] Tawney R. H., [1922] 1969, Religion and the Rise of Capitalism, Harmondsworth, Penguin Books.
[6] Leonard E. M., [1900] 1965, The Early History of English Poor Relief, London, Frank Cass.
[7] Taylor, J. S., 1976, “The impact of pauper settlement, 1691-1834”, Past and Present, n°73, p. 42-74.
[8] Rose M., 1971, The English Poor Law 1780-1930, Newton Abbot, David & Charles, p. 13
[9] Marshall D., [1926] 1969, The English Poor in the Eighteenth Century, London, Routledge & Kegan Paul, p.104-107 ; Laybourn K., 1995, The Evolution of British Social Policy and the Welfare State, Keele, Keele University Press, p. 17-20.
[10] Neuman M. B., 1969, “A suggestion regarding the origins of the Speenhamland plan”, The English Historical Review, vol.84, n°331, p. 317-322.
[11] Booth A., 1977, “Food Riots in the North-West of England 1790-1801”, Past and Present, n°77, p. 84-107.
[12] Thompson E. P., 1971, “The moral economy of the English crowd in eighteenth century”, Past and Present, n°50.
[13] Thompson E. P., [1963] 1988, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, p. 199.
[14] Popkin S., 1979, The Rational Peasant. The Political Economy of Rural Society in Vietnam, Berkeley, University of California Press ; William D., 1984, “Morals, Markets and the English Crowd in 1766”, Past and Present, n°104.
[15] Royal Commission, 1834, Report from his Majesty’s Commissioners for Inquiring into the Administration and Practical Operation of the Poor Laws, London, B. Fellowes.
[16] Eden F. M., [1797] 1966, The State of the Poor, vol.1, London, Frank Cass, p. 446.
[17] Merrien F.-X. (éd.), 1994, Face à la pauvreté, Paris, éd. de l’Atelier / éd. Ouvrières.
[18] Eden F. M., op. cit., p. 467.
[19] Malthus T., 1807, A Letter to Samuel Whitebread on his Proposed Bill for the Amendment of the Poor Laws, in Glass D., 1959, Introduction to Malthus, London, Frank Cass, p. 188.
[20] Mackay T., [1900] 1967, History of the English Poor Law, vol.3, London, Frank Cass, p. 230.
[21] Webb B., Webb S., [1927] 1963, English Poor Law History. Part I : The Old Poor Law, London, Frank Cass.
[22] Blaug M., 1963, “The Myth of the Old Poor Law and the Making of the New”, The Journal of Economic History, vol.23, n°2, p. 151-184 ; 1964, “The Poor Law Report Reexamined”, The Journal of Economic History, vol.24, n°1, p. 229-245.
[23] Huzel J. P., 1969, “Malthus, the Poor Law and Population in Early Nineteenth Century England”, The Economic History Review, New Series, vol.22, n°3, p. 430-452.
[24] Baugh D. A., 1975, “The Cost of Poor Relief in South East England”, The Economic History Review, New Series, vol.28, n°1, p. 50-68.
[25] Boyer G. R., 1985, An Economic History of the English Poor Law 1750-1850, Cambridge, Cambridge University Press.
[26] Hobsbawm E. J., 1969, Industry and Empire. From 1750 to the Present Day, Harmondsworth, Penguin Books, p. 104.
[27] Blaug M., 1964, “The Poor Law Report Reexamined”, art. cité, p. 229.
[28] Polanyi K., [1944] 1983, La grande transformation, op. cit., p. 113-123.
[29] Royal Commission, 1834, op. cit., p. 262.
[30] Shaw G. B., [1889] 1962, “Transition”, dans Fabian Essays, London, George Allen & Unwin, p. 218.
[31] Castel R., 1995, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard.
[32] Vanderborght Y., Van Parijs P., 2005, L’allocation universelle, Paris, La Découverte.
[33] Van Parijs P., 1995, Sauver la solidarité, Paris, Les Éditions du Cerf.
[34] Gazier B., 2005, Vers un nouveau modèle social, Paris, Flammarion, p. 102-108.
[35] Bresson Y., 1993, L’Après-salariat : une nouvelle approche de l’économie, Paris, Economica.
[36] Rosanvallon P., 1995, La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Paris, Seuil.
[37] Castel R., Haroche C., op. cit., p. 110.