L’affaire Touche pas à mon poste signale la permanence des critiques adressées à certaines émissions de télé depuis le début des années 2000. Elle révèle aussi la force d’adhésion collective que leurs producteurs savent générer.
L’affaire Touche pas à mon poste signale la permanence des critiques adressées à certaines émissions de télé depuis le début des années 2000. Elle révèle aussi la force d’adhésion collective que leurs producteurs savent générer.
Sauf à se tenir éloigné de tout média, il est bien difficile, depuis quelques semaines, d’ignorer encore qui est Cyril Hanouna et que signifie l’acronyme TPMP. En effet, la dernière polémique suscitée par l’émission, à la suite d’un canular téléphonique réalisé en direct le jeudi 18 mai 2017, a été largement commentée et médiatisée. Les plaintes de nombreux téléspectateurs et l’accusation d’homophobie portée notamment par le monde associatif ont conduit à l’ouverture d’une procédure pour sanction par le CSA contre la chaîne de diffusion C8 et au retrait d’une trentaine d’annonceurs. Aux déclarations dans la presse de Cyril Hanouna (« Mea culpa », « regrets », mais aussi « colère » dans Libération puis le Journal du Dimanche) se sont ajoutées celle de la secrétaire d’État Marlène Schiappa, chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, qui a demandé publiquement à rencontrer l’animateur, jusqu’à celle de la ministre de la Culture Françoise Nyssen condamnant tout dérapage, « qu’il soit sexiste, raciste, antisémite ou homophobe », faisant clairement allusion à l’émission et à cette dernière affaire.
Touche Pas à Mon Poste est une émission de télévision diffusée sur C8 (anciennement D8) et présentée par l’animateur Cyril Hanouna (à 19h10 puis 21h10 du lundi au vendredi, le plus souvent en direct). Née en 2010 sur France 4 et connue sous l’acronyme TPMP, elle rencontre un véritable succès public, suivie régulièrement par plus d’1 million de téléspectateurs et battant parfois des records d’audience avec près de 2 millions de téléspectateurs. La thématique principale de cette émission de divertissement est la critique des médias ou plus exactement l’observation et le commentaire des programmes et de l’actualité télévisuels. Huit co-animateurs sont présents aux côtés de l’animateur-vedette sur le plateau. Se succèdent invités et présentateurs de rubriques diverses. Le ton de l’émission privilégie l’humour et la dérision. Rubriques, chroniques, happenings, débats, sketches, jeux, reportages en constituent la substance. C. Hanouna distribue la parole, lance les animations diverses et assure le spectacle, « fait le show », le tout en présence d’un public nombreux dans le studio, qui participe en applaudissant, en riant, en encourageant, ou en huant, faisant ainsi entendre son approbation ou sa désapprobation.
Touche Pas à Mon Poste n’est pas sans présenter quelques points communs avec une autre émission, de dix ans son ainée : Loft Story. La première partage en effet avec la seconde le fait qu’elle se présente et est décrite comme « révolutionnant » les codes télévisuels, en s’inscrivant cependant dans plusieurs lignées ou traditions. Présentée comme un objet inédit, insolite, scandaleux, exceptionnel, révolutionnaire, l’émission de téléréalité s’est inscrite dans une histoire télévisuelle et a constitué le prolongement ou le point d’orgue de mutations déjà en cours, tant sociales que télévisuelles (J. Baudrillard, 2001, F. Jost, 2002, 2007, D. Le Guay, 2005) : nouvelles définitions de l’intimité, apologie et idéalisation du quotidien et de l’ordinaire, progressive disparition de la frontière privé/public, développement de la « passion égalitaire » (A. Ehrenberg, 1995) et du narcissisme, mais aussi avènement d’une « télévision compassionnelle » (les reality shows), « télévision de l’intimité » (D. Mehl, 1996), qui invite des anonymes, met en spectacle les émotions, accueille les confessions, fait appel à la participation du public, et mélange les genres autrefois séparés (information et spectacle, divertissement et éducation, réalité et fiction, jeu et documentaire). Autant d’éléments qui seront repris par Loft Story, puis par TPMC.
Les ressorts du succès de TPMP, comme, avant lui, de celui de Loft Story, sont multiples. La réussite du programme réside en tout premier lieu dans son format et ses caractéristiques internes. L’émission est un objet télévisuel très particulier. Elle présente un caractère hybride qui permet plusieurs lectures et plusieurs formes d’adhésion et de suivi : talk show, sitcom, fiction, téléréalité, jeu, émission d’info sur les médias, etc. TPMP en reprend et en mélange les codes, les contenus et les formats (Heinich, 2002).
TPMP est d’abord une émission (d’information) consacrée aux médias, comme tant d’autres avant elle. Les programmes diffusés sur la chaîne ou les chaînes concurrentes sont présentés, passés au crible et évalués. Leur audience est commentée. Leurs coulisses sont examinées, leur contenu, leur format critiqués, discutés et jugés.
C’est aussi une émission de jeu. Chroniqueurs, invités et membres du public s’adonnent à quantité de jeux, s’affrontant lors d’épreuves renouvelées d’émissions en émissions. Des jeux-concours sont organisés, permettant aux téléspectateurs et aux membres du public de gagner voyages et consoles de jeu, places de spectacles ou tablettes numériques.
TPMP s’apparente également à une fiction, sorte de sitcom mettant aux prises toute une série de personnages hauts en couleurs qui forment une grande famille ou une bande de copains : le dragueur (J.-M. Maire), la cousine rebelle (E. Malagré), la tante un peu réac (I. Morini-Bosc), la bonne copine (V. Bénaim), le gay (M. Delormeau), le pince-sans-rire sans pitié (J.-L. Lemoine), l’intello (T. Moreau), etc. Les disputes et conflits sont nombreux, entre les chroniqueurs et leurs invités, entre les chroniqueurs eux-mêmes, avec des personnalités extérieures à l’émission. Les flirts, rumeurs de liaisons entre les membres de l’émission le sont tout autant. Ils sont mis en scène, commentés et alimentés. Ils connaissent chacun de multiples rebondissements, jusqu’à leur résolution et parfois leur renaissance, organisés en un récit qui évoque la structure des feuilletons d’antan ou des séries d’aujourd’hui, avec effets d’attente, apaisements, rebondissements, paroxysmes, résolutions, nouveaux rebondissements d’une émission à l’autre, d’un épisode au suivant.
Enfin TPMP est évidement un talk show. C’est une émission de débats, autour de l’actualité médiatique mais aussi de quantités d’autres thèmes d’actualité. Y participent des chroniqueurs, des invités qui donnent leurs avis, argumentent, se disputent, s’invectivent dans un spectacle où la parole est prédominante, qu’elle soit délivrée de façon improvisée lors d’échanges ou plus préparée lors de chroniques. C’est une émission promotionnelle qui accueille des artistes venant faire la promotion d’un album, d’un film, d’un spectacle, d’une nouvelle émission.
On retrouve matérialisés, depuis le début de l’année 2017, ces différents statuts dans une nouvelle formule de l’émission en trois parties « TPMP Le Jeu » (qui met en scène un jeu avec les chroniqueurs), « TPMP C’est que de la télé » (au cours de laquelle l’actualité médiatique est commentée) et « TPMP La Grande Régalade » ou « Le grand kiff »).
Sur la forme, l’émission se déroule à un rythme trépidant. Le téléspectateur assiste à une multitude de rubriques, de chroniques, de jeux, de thèmes, qui s’enchaînent très rapidement. Le nombre des animateurs, d’invités, les propos et échanges qui fusent de toute part, donnent le sentiment d’une grande effervescence. Les saillies et réparties sont multiples et rapides. La réalisation est très saccadée, les plans sont nombreux, courts, variés (plan d’ensemble du studio ou de demi-ensemble, plan pied, plan américain ou gros plan), grâce aux diverses caméras et à leur multiples mouvements (panoramique, travelling, zoom, etc.) qui filment tantôt C. Hanouna, tantôt ses animateurs, tantôt le public. Cette réalisation et cet enchaînement de rubriques sont censés faire obstacle à l’ennui, et maintenir l’intention et l’intérêt. On trouve ces mêmes ressorts dans le cinéma actuel et plus particulièrement dans la réalisation des blockbusters ou des films d’animation populaires produits par Walt Disney, Pixar, ou Dreamworks.
Programmes à la fois populaires et pour le moins clivants, TPMP et Loft Story ont également en commun de susciter la polémique et de faire scandale avec une grande régularité. Les deux programmes se sont trouvés dans le viseur du CSA et ont donné ou donnent lieu à des commentaires critiques sévères, des analyses véhémentes qui composent un discours de condamnation alimenté sans cesse par une multitude de contempteurs, venus d’horizons très divers (G. Segré, 2009a, 2009b). La diabolisation [1] dont sont objets les deux programmes, la multiplicité des controverses qui accompagnent leur diffusion et la grande variété des registres de valeurs structurant le discours de condamnation contribuent à la fois à réunir ces deux émissions et à les distinguer de l’ensemble des autres. La condamnation de l’émission Loft Story est venue de différentes sphères. (G. Segré, 2008). En 2001, se sont ainsi mobilisés contre l’émission et sa diffusion, le monde de la télévision et de la presse, de l’université et de l’éducation, la sphère politique, médicale, religieuse, juridique ou encore le monde du travail, celui de l’art de la création, jusqu’au monde associatif. La condamnation a été portée par des acteurs très divers, des journalistes, éditorialistes, patrons de presse, intellectuels divers (écrivains, philosophes, historiens, sociologues, essayistes, académiciens), des psychanalystes, psychologues, médecins, des hommes politiques (ministres, députés, maires), des artistes, des avocats et juristes, des enseignants et professeurs, des syndicalistes et inspecteurs du travail, des figures religieuses (par la voix des Evêques de France), des responsables d’associations diverses (de parents d’élèves comme de lutte contre le sida), etc. Aujourd’hui on compte, parmi cette fois les contempteurs de TPMP, des associations (de défense de la femme, comme « Osez le féminisme », de lutte contre l’homophobie, comme l’association des journalistes LGBT « AJL », l’association « Le Refuge », « SOS Homophobie »), des journalistes (Mathieu Magnaudeix, Françoise Laborde), des chroniqueurs (Bruno Donnet, Nadia Dâam), des animateurs (Daphné Burki), des sociologues (Arnaud Alessandrin), des institutions comme des particuliers, les sages du CSA aussi bien que des téléspectateurs lambda. Sont entrés en scène à leur tour les politiques (Cécile Duflot, Christiane Taubira, Florian Philippot, Frédéric Mitterrand entre autres) et les artistes (Alain Delon, Xavier Dolan, Ismaël Saidi). Époque oblige, c’est sur Twitter ou Facebook davantage que dans les colonnes de journaux que se développe à présent la polémique et que s’expriment les accusateurs.
Les condamnations de ces deux programmes se multiplient toutes deux sur des terrains inattendus et particulièrement sérieux ou graves : sont mises en avant les questions d’éthique, de morale, de déontologie, de sécurité, de santé, de dignité humaine, de harcèlement (sexuel, moral, professionnel). Après Loft Story, accusée entre autre de promouvoir la médiocrité, la vulgarité et la pornographie, d’exploiter des jeunes gens et de les mettre en danger, de porter atteinte à la dignité humaine, de faire le jeu du fascisme, C. Hanouna et TPMP ont ainsi été, à diverses reprises, accusés de véhiculer des propos et représentations homophobes, de « diffuser des propos de nature à stigmatiser un groupe de personnes du fait de leur handicap et à alimenter les discriminations », de « tenir des propos moqueurs et humiliants », de participer à la banalisation des formes de harcèlement et d’humiliations publiques, de « renvoyer une image dégradante » des individus, de « manquer au principe de respect de la dignité humaine », de « véhiculer des préjugés sexistes et de présenter une image dégradée de la femme ». Cyril Hanouna a été accusé de faire subir des humiliations, et de se livrer à des formes de harcèlement sur ses collaborateurs et notamment sur la personne de M. Delormeau, son « souffre-douleur ». Selon le site Franceinfo.fr, près de 20 000 plaintes ont été déposées contre le programme après la diffusion d’une séquence dénoncée comme « homophobe ».
Sévèrement dénoncés, les deux programmes ont également en commun un succès important sur une chaîne mineure du paysage télévisuel français (M6 hier et D8 aujourd’hui). Ils cumulent chacun, sur leur chaîne respective de diffusion, les meilleurs scores et battent des records d’audience, faisant grimper le prix des spots publicitaires, et hissant la chaîne qui les abrite à des sommets inattendus, en termes de gains financiers, d’audience et de popularité.
Évidement, la succession de polémiques, la violente dénonciation de chacun de ces deux programmes, leur diabolisation, ne sont pas sans lien avec leur popularité et leur succès. Elles en assurent la notoriété, en font bien involontairement la promotion, et leur gagnent sans l’ombre d’un doute, de nouveaux adeptes à chaque nouvelle diatribe.
Le contexte télévisuel, comme il l’a été il y plus de 15 ans pour Loft Story, est aujourd’hui particulièrement favorable à l’émission diffusée sur C8. C. Hanouna et TPMP ont fait leur apparition et construit leur succès au sein d’une télévision rarement en direct, où le moindre détail est pensé, contrôlé, à l’image de ces visages sans cesse remaquillés, de ces coiffures desquelles pas un cheveu ne dépasse, de ces discours sans accroc ; une télévision aseptisée où même les dérapages sont prévus et encadrés. Vedettes, animateurs, journalistes sont rarement en danger et ne prennent plus guère de risque. Le téléspectateur est de plus en plus souvent aux prises avec des programmes convenus, où tout paraît pré-écrit, scénarisé, préparé, orchestré, chronométré, jusqu’aux débordements, donc, qui semblent eux-mêmes mis en scène et bien peu spontanés. C. Hanouna et ses chroniqueurs, en témoignent le nombre de rappels à l’ordre et la multiplication des polémiques, paraissent disposer d’une liberté de parole sans équivalent. Ils affirment tous parler « sans filtre » ni « langue de bois », en « toute liberté » [2]. Et ils prennent en effet des risques, n’hésitent pas à livrer des opinions tranchées et peu consensuelles (essentiellement sur des programmes télévisés et des personnalités médiatiques), créant en permanence scandales et « buzz ». Ceux-ci sont repris et commentés, alimentés tant sur les réseaux sociaux que dans la presse et les médias, assurant une grande visibilité à l’émission, son succès et le développement de son public.
Si l’audience de ces deux émissions est telle que beaucoup suivent l’une aujourd’hui ou ont suivi l’autre hier et que chacune a connu ou connaît un certain succès dans toutes les couches de la société, les programmes atteignent tous deux une cible particulière : les « jeunes », et plus précisément les téléspectateurs âgés de 15 à 35 ans. Après que M6 a régulièrement rassemblé près de la moitié des moins de 35 ans devant Loft Story, TPMP séduit à son tour plus d’un quart de ces téléspectateurs : 26,6 % des 15-34 ans le 29 janvier 2017, devant TF1 avec 14,8 %. Ce public d’ados ou de jeunes « adulescents » contribue grandement au succès du programme comme ils ont fait, par le passé, celui de Loft Story. Nés avec Internet et les nouveaux moyens de communication, ces jeunes téléspectateurs ont grandi dans l’ère numérique. Ils sont devenus les premiers ou les plus grands utilisateurs des téléphones mobiles, tablettes numériques, Iphone, Ipod et autres ordinateurs portables et comptent parmi les plus actifs sur les nouveaux réseaux sociaux que sont Facebook, Snapchat, Twitter, Instagram, Youtube, etc.. On dénombrerait, parmi les téléspectateurs de TPMP, 1,4 millions d’abonnés sur Twitter, 2,1 millions de fans sur Facebook, dont un groupe de fans particulièrement investis, les « véritables fanzouzes », qui compterait près de 20 000 membres.
Ils composent un public particulièrement actif, participatif, et investi, capable d’une grande mobilisation, notamment sur ces réseaux sociaux [3]. Ils prennent la défense de C. Hanouna et de l’émission, et peuvent verser dans un prosélytisme qui se rencontre habituellement chez les fans de séries ou de vedettes. À l’instar de ceux-ci, ils font la publicité et la promotion de l’objet de leur passion. Ils tweetent, retweetent, postent des images, des vidéos, des commentaires, et assurent le succès viral du programme et de chacune de ses séquences, des polémiques qu’elles suscitent. Ils « font le buzz », l’alimentent, l’entretiennent, le développent… Et parce qu’ils maîtrisent les outils de communication et sont très actifs sur les réseaux sociaux, ils agrandissent sans cesse le groupe de suiveurs, de téléspectateurs, jusqu’à gagner les autres, tout en renforçant la ferveur de ceux qui sont déjà acquis à la cause de C. Hanouna et de TPMP. À nouveau, le lien avec le phénomène qui a accompagné la diffusion de Loft Story est particulièrement visible.
Les téléspectateurs de TPMP, comme peut-être avant eux ceux de Loft Story, font de l’émission un objet d’interactions, de construction identitaire, individuelle et collective. Le programme donne lieu à la constitution de clubs, de sites, de blogs de fans, aujourd’hui de groupes facebook, de communautés imaginées ou d’affinités électives. Ceci rappelle là encore ce qui s’observe avec nombre de séries, de sitcoms ou d’émissions tels que Le Prisonnier, Star Trek, Hélène et les garçons (H. Jenkins, 1992, D. Pasquier, 1999). TPMP, comme hier Loft Story, constitue un support actif de sociabilité juvénile. Il agit comme un marqueur d’identité juvénile et culturelle. Il constitue un support d’échanges, de liens, d’appartenance à une communauté ou un groupe social.
Ce n’est pas le fruit du hasard. L’une des réussites de l’animateur est d’être parvenu à instaurer une relation de complicité avec ses animateurs et entre eux, ainsi qu’avec ces téléspectateurs, qui sont fidélisés par cette relation. Ils deviennent les complices de l’émission, et se voient même attribuer un rôle-phare dans son fonctionnement et sa production : ils votent, tweetent, postent des vidéos sur le site de l’émission. Ils sont régulièrement sollicités et impliqués. Ils participent à des séquences diffusées dans l’émission. Les plus fidèles d’entre eux ont constitué cette fameuse communauté connue sous le nom des « fanzouzes » (supporters inconditionnels de C. Hanouna et de TPMP). Cette complicité et ces dehors de grande famille unie, d’intimité joyeuse, de connivence rigolarde sont attestés par le vocabulaire commun fait d’abréviations, de termes obscurs pour le profane (« rassrah » pour angoisse, « darka » pour ambiance, « tanasse » pour tannée), de surnoms tendres et moqueurs (« mes amours », « mon chat », « mon biquet », « fanzouzes »…), de pseudonymes : C. Hanouna est appelé « baba » (papa), il appelle fréquemment ses collaborateurs et spectateurs « mes chéris », le programme est désigné par son acronyme (TPMP). Vedettes, et C. Hanouna en tout premier lieu, animateurs, chroniqueurs et téléspectateurs développent un discours de promotion de ce groupe et de son univers culturel. Ils partagent, ou pensent et affirment partager codes et langages, valeurs et aspirations, amis et ennemis, goûts et dégoûts, au point de constituer une sorte de communauté virtuelle dans laquelle on peut puiser pour trouver chaleur, estime et valorisation de soi, solidarité, affection, écoute, compréhension, etc. Un véritable sentiment d’appartenance peut se lire dans les messages laissés par les téléspectateurs comme dans les déclarations des animateurs qui font bloc autour de C. Hanouna, notamment lorsqu’il fait l’objet d’attaques et se trouve empêtré dans des polémiques. Ce sentiment d’appartenance s’accompagne de liens affectifs et, semble-t-il, d’un véritable attachement unissant les membres du groupe les uns aux autres. Cet attachement est, on l’a vu, largement revendiqué et mis en mots et en images. L’animateur développe cette complicité et ce lien, les met en scène, jusqu’à pleurer en direct la disparition d’un des membres de son public. La relation de complicité entre les animateurs sur le plateau et en dehors est également rendue visible et donnée en spectacle, aussi bien lors des diffusions en direct que des séquences enregistrées, ou encore sur les réseaux sociaux, inondés de déclarations d’amour et d’affection des uns et des autres pour les uns et les autres. Un tel étalage n’est pas, à nouveau, sans rappeler celui auquel on a pu assister quotidiennement, au printemps 2001, lors de la diffusion de Loft Story.
L’un des ciments du groupe, et le moteur d’une mobilisation importante de tous, est le sentiment de persécution, largement encouragé par les multiples polémiques, critiques et condamnations qui accueillent régulièrement la diffusion du programme et les frasques de son animateur-vedette. Cette mise en accusation tant de C. Hanouna que de TPMP renforce évidemment le sentiment communautaire, soude les membres entre eux, augmente les liens d’affection et de solidarité. Elle les conforte dans l’idée que tous se liguent contre eux, par bêtise ou par jalousie, par envie ou pure méchanceté. La diabolisation de l’émission assure et renforce évidemment son succès et authentifie le discours et le système de représentations que diffusent ses protagonistes, ou ses fans sur les réseaux sociaux : c’est « eux contre nous ».
Comme les fans de Loft Story en 2001, le groupe est également uni par un même rejet des valeurs « adultes ». C. Hanouna, ses chroniqueurs, et les téléspectateurs de l’émission tendent à s’opposer à une culture de l’élite, légitime, disqualifiée comme « intello ». Le public et les animateurs-vedettes qu’il plébiscite (B. Castaldi et les lofteurs hier, C. Hanouna et ses collaborateurs aujourd’hui, dont le même B. Castaldi) s’opposent à la « bien-pensance », la « langue de bois », la « prise de tête », le « sérieux », la culture « coincée », « érudite » et « chiante » des « vieux cons », au profit d’une culture de la « déconne », « cool », « branchée », « sympa », dans une réactualisation spectaculaire du choc des générations et d’un clivage à la fois générationnel et culturel.
L’émission doit également son succès au fait de promouvoir ces valeurs et représentations, particulièrement attractives et séduisantes auprès d’un large public, dans un contexte de crise économique, sociale, affective, dans une société toujours plus anxiogène. Quel meilleur remède à l’angoisse d’un présent difficile et d’un avenir incertain que la « déconne, » le rire, l’insouciance, le « naturel », la spontanéité ? Le programme, comme chacun des animateurs et chroniqueurs, et comme l’ensemble des téléspectateurs et « fanzouzes », célèbre la fête et une forme d’insouciance, présentées comme un pied de nez aux intellectuels, sérieux, coincés, une réponse aux « pseudo-intellectuels » qui « se la pètent ».
La réussite de C. Hanouna, qui le préserve pour le moment, de trop lourdes sanctions de la part de la chaîne et du CSA, est également glorifiée par ses co-animateurs comme par la direction de C8, comme un bel exemple d’ascension sociale et économique. Le nombre de téléspectateurs et le succès du programme, la célébrité de C. Hanouna et l’importance de ses émoluments sont régulièrement avancés pour faire taire les critiques, opposés à l’absence de notoriété, l’invisibilité médiatique, la maigre renommée populaire des détracteurs de TPMP. Cette réussite est présentée et ressentie comme potentiellement celle de chacun, puisqu’elle se trouve incarnée par C. Hanouna, l’alter ego, qui ressemble à son public et auquel son public ressemble, le grand frère, le copain, le chef de bande, qui fait le « mariole » et qui « est dans la vie » comme il est face caméra, si semblable à ses admirateurs.
L’émission TPMP et son animateur-vedette, objets de controverses et sources de scandales publics, résistent, malgré les attaques et les plaintes toujours plus nombreuses.
Cette immunité accordée à C. Hanouna lui est surtout assurée par son succès. Il serait responsable de 50 % du chiffre d’affaires de la chaîne C8. TPMP serait le principal produit d’appel de la régie de Canal+, selon Philippe Nouchi, directeur de l’expertise médias de Publicis Média. Il permet à la chaîne de rivaliser avec TF1 et M6 sur certaines part d’audience et à certaines tranches horaires de diffusion. Bolloré, le patron de Canal+ a dépensé 250 millions euros sur 5 ans (soit 50 millions par an) pour conserver C. Hanouna sur la chaîne du groupe. Franck Appietto, responsable de C8, soutient jusqu’à présent l’animateur vedette. Le fait que la chaîne C8 soit véritablement dépendante de C. Hanouna n’est évidemment pas étranger à ce soutien. La réussite professionnelle, économique et médiatique symbolisée par la Rolex que C. Hanouna arbore au poignet et sa place de numéro un de la télévision le protègent souvent efficacement contre les attaques, les plaintes et les dénonciations.
Sa position d’intouchable est également liée au caractère hybride du personnage et de son émission. Objet d’une attaque (sur son cynisme, son obscénité), il bascule d’une identité (animateur-producteur, business man à succès, proche de V. Bolloré, aux immenses responsabilités) à une autre (« déconneur », « sale gosse »). Il affirme que « c’est pour rire », que « ça n’est que de la télé », qu’ « il faut arrêter de se prendre au sérieux » et contrattaque, accusant ses adversaires d’être des pseudo-intellectuels, représentants d’une élite coincée qui devrait davantage « sortir de chez elle » et goûter « à la vraie vie ». Accusé de nullité crasse, il change de posture et de registre, abandonne son habit de modeste clown et met en avant son statut d’entrepreneur à succès, d’animateur-vedette capable de rassembler des millions de téléspectateurs. « Tu es qui toi que personne ne connaît ? », pourra-t-il ainsi lancer au chroniqueur Brunot Donne, de France Inter.
Le public de l’émission et ces fameux fanzouzes constituent également un véritable rempart contre ces assauts. La ferveur, le dynamisme, l’influence de ces téléspectateurs, leur présence sur les réseaux sociaux, le nombre de messages qu’ils postent et twittent, leur faculté de mobilisation sont un atout pour l’émission et son animateur. Les nouvelles technologies d’information et de communication et les nouveaux réseaux sociaux donnent à ces téléspectateurs une voix qui porte davantage et qu’ils savent faire entendre, une puissance nouvelle à laquelle ils n’hésitent pas à recourir.
La faiblesse de l’émission de C. Hanouna réside dans le fait que son poids économique, qui constitue sa meilleure défense, est assurée en grande partie par des annonceurs qui attachent une importance considérable à l’image. C8 a engrangé l’an dernier 160 millions d’euros de revenus publicitaires, dont 80 grâce au seul TPMP. Les annonceurs sont longtemps restés fidèles à l’émission, attractive parce que rassemblant de nombreux téléspectateurs. Mais dès lors qu’elle est associée à l’homophobie, au sexisme, à l’intolérance, davantage qu’à la jeunesse, à la fête, à la spontanéité, au rire et à l’air du temps, elle représente un danger pour l’image même de ces annonceurs. Ceux-ci veillent avec une grande vigilance à la e-réputation de leur marque. Ils se sont trouvés, devant l’ampleur de la polémique, l’ouverture d’une procédure de sanction par le CSA contre C8, et le nombre de messages, rappels à l’ordre, plaintes et signalements auprès du CSA en provenance d’internautes, de personnalités politiques, artistiques ou médiatiques, contraints de se positionner contre ces dérapages et de réaffirmer leurs valeurs et principes. Ce qui est devenu l’« affaire Hanouna » a fait d’un environnement favorable permettant de toucher un large public jeune, un environnement néfaste pour l’image des sponsors, refusant d’être associés à ces dérapages et scandales et craignant d’être perçus comme les cautionnant. Une trentaine de marques a ainsi quitté l’émission. S’il est tôt pour annoncer la fin d’un règne, on assiste à un premier vacillement.
par , le 12 juillet 2017
– Jean Baudrillard, 2001, Télémorphose, Sens & Tonka, Paris.
– Alain Ehrenberg, L’individu incertain, Calman-Lévy, Hachette Littératures, coll. Pluriel, 1995.
– Henry Jenkins, Textual Poachers : Television Fans and Participatory Culture, Londres, Routledge.
– Nathalie Heinich, « Loft Story : à l’aise dans la décivilisation », HEINICH Nathalie Heinich, Bernard Edelman (dir.), L’art en conflit. L’œuvre de l’esprit entre droit et sociologie, La Découverte, Paris, 2002, p. 230-244.
– François Jost, Le Culte du banal. De Duchamp à la télé-réalité, CNRS Éditions, Paris, 2007.
– François Jost, Télé-réalité, « Myth’O », Le Cavalier Bleu, 2009.
– Damien Le Guay, 2005, L’empire de la télé-réalité. Ou comment accroître le « temps de cerveau humain disponible », Presses de la Renaissance, 2005.
– Dominique Mehl, La télévision de l’intime, « Essai politique », Seuil, Paris, 1996.
– Dominique Pasquier, La culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents. « Ethnologie en France », M.S.H., Paris, 1999.
– Gabriel Segré, « Loft Story et la fin du monde. Discours sur une société en mutation », Ethnologie Française, « Handicaps. Entre discrimination et intégration », 2009/3, pp. 521-533.
– Gabriel Segré, « L’histoire d’un scandale. De Loft Story à Loft Raider », in Réseaux, « Les usages avancés du téléphone mobile », 156-2009/4, pp. 205-240.
– Gabriel Segré, Loft Story ou la télévision de la honte. La téléréalité exposée aux rejets, « Logiques Sociales », L’Harmattan, 2008.
Gabriel Segré, « De Loana à Hanouna. L’art du scandale en direct », La Vie des idées , 12 juillet 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/De-Loana-a-Hanouna
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[1] Par « diabolisation » j’entends un processus de dénonciation et de condamnation du programme et un appel à son rejet et à sa détestation.
[2] Dans ses messages sur les réseaux sociaux (https://twitter.com/cyrilhanouna?lang=fr), C. Hanouna promet avec une remarquable régularité qu’il va « mettre le feu » sur le plateau, que son émission sera « n’importe quoi », que « ça va être très très chaud », etc.
[3] Ils sont appelés à le faire par C. Hanouna, tenus informés des scores d’audience et de l’efficacité de leur fidélité et de leur « activisme », remerciés et félicités, en direct comme sur les réseaux sociaux.