Deux chercheurs ont recomposé un roman abandonné par André Malraux. Que signifie publier un texte qui n’était pas destiné à devenir une œuvre ? Jean-Louis Lebrave explicite les enjeux intellectuels et éditoriaux de l’entreprise.
Deux chercheurs ont recomposé un roman abandonné par André Malraux. Que signifie publier un texte qui n’était pas destiné à devenir une œuvre ? Jean-Louis Lebrave explicite les enjeux intellectuels et éditoriaux de l’entreprise.
À sa mort en 1976, André Malraux laisse ses lecteurs dans l’attente frustrée d’un roman sur la Résistance qui aurait été à la Résistance ce que l’Espoir fut à la guerre d’Espagne. On a beaucoup glosé sur les causes de cette absence : on a invoqué notamment le tarissement supposé de la veine romanesque chez Malraux, les effets de son activité politique au service du gaullisme, sa conversion à l’écriture mémoriale, la crise du roman « traditionnel » provoquée par l’apparition du Nouveau roman... C’est dire l’enjeu de la découverte, dans les archives d’André Malraux, d’une chemise intitulée « Non, 1971 » contenant des fragments se rapportant à un tel projet romanesque. Ce sont ces documents qui viennent de faire l’objet de deux publications. Henri Godard édite aujourd’hui chez Gallimard, en collaboration avec Jean-Louis Jeannelle, « Non » d’André Malraux (1901-1976), sous-titré « Fragments d’un roman sur la Résistance ». Parallèlement, le même Jean-Louis Jeannelle publie aux Éditions du CNRS Résistance du roman. Genèse de « Non » d’André Malraux.
Il faut d’abord se réjouir qu’un grand éditeur français – Gallimard – ait accepté de publier quelque chose qui s’apparente à un dossier de genèse, donnant à lire une série de manuscrits difficilement accessibles. Il faut aussi se réjouir qu’un éditeur institutionnel, rattaché au CNRS, ait accepté de publier en même temps une étude très fouillée de ce dossier. On se souvient qu’il y a une vingtaine d’années, Henri Godard avait contribué à la publication d’importants fragments des dossiers préparatoires des romans de Jean Giono dans la Bibliothèque de la Pléiade, ce qui était une première en France. Cette initiative n’avait pas été poursuivie, sans doute faute d’un lectorat identifiable pour ce type de documents. Les deux volumes publiés conjointement cette année sont justement comme la forme éclatée – sous un format réduit – de l’expérience tentée naguère dans le cadre de la Bibliothèque de la Pléiade, puis abandonnée. L’éditeur le plus commercial – le terme ne se veut pas, ici péjoratif – assure la publication d’un texte présumé lisible pour un public cultivé [1], tandis que l’éditeur scientifique prend en charge le commentaire savant et la publication de larges pans du dossier de genèse.
Toutefois, à bien y regarder, la mise en parallèle est trompeuse. De coutume, un volume de la Pléiade contient les œuvres d’un écrivain, connues comme telles, auxquelles s’ajoutent éventuellement des œuvres inachevées. Or ce qui a été publié ici n’est ni l’un ni l’autre : ce n’est pas un texte connu, répertorié parmi les œuvres d’André Malraux. Ce n’est pas non plus un roman inachevé, comme peuvent l’être, de manière différente, À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, ou L’Homme sans qualités, de Robert Musil. Est ici donné à lire un roman qui n’a pas plus existé comme œuvre aboutie que comme roman inachevé. La page de titre du livre paru dans les Cahiers de la NRF renseigne d’ailleurs sur le statut ambivalent, voire incertain du volume : le titre Non s’y trouve en effet en italiques et entre guillemets, ce qui en fait un cas unique dans cette collection. La singularité typographique de la mise en page est l’indice d’une étrangeté qui mérite qu’on l’explore plus avant.
Les deux publications mentionnées plus haut ont des finalités partiellement opposées. Clairement, les objectifs du volume publié par Gallimard sont les suivants : publier un inédit de Malraux, ajouter une pièce au grand œuvre de l’auteur, rassembler les textes que Malraux a consacrés à la Résistance. La dernière phrase de l’avant-propos d’Henri Godard rappelle ce dernier vœu : « Malraux [...] avait prononcé plusieurs [...] discours consacrés à la Résistance. Il les avait inclus en 1976 dans l’édition complète des Oraisons funèbres, où ils sont mêlés à des discours consacrés à d’autres sujets. Nous les reprenons ici en Appendice avec deux autres messages pour que soient rassemblés en un seul volume les textes les plus importants écrits par Malraux sur la Résistance » (p. 14). Le livre aurait donc pu s’appeler « Écrits sur la Résistance »...
On voit bien ce qu’a de composite cet assemblage. Mais sa diversité paraît justement garantir que le livre touchera un lectorat suffisant. Il n’est donc au fond pas étonnant qu’un éditeur soumis aux contraintes du marché ait accepté le pari de rendre publics des textes malgré des caractéristiques – inachèvement, inexistence en tant qu’œuvre – qui interdisent normalement l’accès à l’édition. Le statut de cette publication reste cependant problématique. L’ouvrage publié par Jean-Louis Jeannelle en son nom propre à CNRS-Éditions obéit, quant à lui, au souci d’entrer dans le « laboratoire de l’écriture » et au désir de parfaire notre connaissance du processus de création chez Malraux. Il donne à « voir la manière dont Malraux composait un roman » (p. 14). L’objectif est donc cette fois proprement génétique (À ce propos).
L’examen des termes utilisés pour désigner le dossier documentaire de Malraux retrouvé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet est lui aussi instructif. On y trouve des expressions neutres comme « brouillons », « série de manuscrits », « dossier », qui renvoient à une réalité archivistique. Mais ces désignations voisinent avec des notions qui, déjà, engagent l’interprétation des données : « projet » et « projet de roman », « prodromes », « ébauche », « folios à valeur programmatique », voire « tentative ». Cette tendance à l’interprétation est plus manifeste encore dans des expressions comme « œuvre en puissance », « roman annoncé » ou « roman à venir », jusqu’à l’« aventure d’un roman resté à l’état d’ébauche ». Deux adjectifs viennent souvent qualifier ce qui est désigné comme projet : celui-ci est souvent décrit comme un « possible », possible qui peut évoluer en « modalité de présence » (H. Godard), voire en « avatar ». Tout aussi fréquemment, il est qualifié d’« inabouti ».
Une autre expression synonyme mérite un commentaire, car elle éclaire assez bien l’entreprise des auteurs : c’est celle d’« œuvre restée dans les limbes ». Par-delà la référence implicite au Miroir des limbes (1976) [2] (À propos du Miroir des limbes) de Malraux lui-même, je rappellerai que, dans la doctrine catholique traditionnelle, les limbes sont le lieu de séjour des enfants qui sont morts avant d’avoir été baptisés, et leur statut est assez proche de celui de l’enfer. C’est bien d’une « œuvre » non baptisée qu’il s’agit : on vient de le voir, « Non » n’est pas vraiment un titre, et ce que Malraux a laissé derrière lui n’avait pas de nom de baptême avant d’être publié.
Ce caractère hybride, voire incertain, suscite une remarque qui porte sur le statut des éditions savantes. Il convient en effet de ne pas imputer aux deux auteurs ce qui relève de la responsabilité des maisons d’édition. Il n’y a pas, dans la tradition savante française, d’équivalent aux grandes éditions scientifiques allemandes, qui, depuis plus d’un siècle et demi, offrent des monuments aux grands auteurs du panthéon national. Sur notre sol, les spécialistes d’un écrivain n’ont donc pas les coudées franches pour établir une édition « historique critique » donnant à la fois l’ensemble des matériaux et un texte scientifiquement élaboré. Ils doivent se conformer aux exigences de l’édition standard, c’est-à-dire, comme le souligne Henri Godard dans son introduction, donner à lire un texte lisible. En d’autres termes, c’est un texte construit par le chercheur qui est donné à lire. Tout au plus l’éditeur peut-il signaler dans l’introduction qu’il a opéré une sélection, et que d’autres choix auraient été possibles. Ceci implique qu’il est impossible de faire passer « Non » par les canaux de la grande édition sans le traiter comme une œuvre, avec toutes les conséquences qui en résultent pour l’objet publié.
Dans le cas présent, cette transformation est rendue plus acceptable du fait que la collection « Cahiers de la NRF » accueille par ailleurs des travaux « semi-scientifiques », comme par exemple des actes de colloque. « Non » est une sorte de « semi-œuvre ». Mais l’autre éditeur n’a pas davantage vocation, d’un point de vue commercial, à accueillir un matériau certes précieux pour les chercheurs, mais éminemment non commercial. L’édition des documents y reste donc partielle, éclatée, et asservie à l’argumentation développée par l’auteur ; de ce fait, il est difficile à la fois de suivre la démonstration et d’appréhender le dossier de manière synthétique. D’où une certaine frustration qui, chez le lecteur, vient se mêler au plaisir de lire une analyse génétique.
Cette double contrainte éditoriale (au sens de l’anglais publishing) recouvre (à la fois parce qu’elle la masque et qu’elle s’identifie partiellement à elle) une difficulté rencontrée par les deux éditeurs (cette fois au sens de l’anglais editing) : quel est le statut de cet objet qu’ils ont appelé « Non » ? Et quel est le statut de l’avant-texte [3] associé à cet objet ? D’une manière plus globale, cette double publication soulève la question du rôle du chercheur et des effets de son regard critique sur les documents qu’il étudie.
Pour tenter d’y voir un peu plus clair, je m’appuierai sur deux verbes utilisés par Jean-Louis Jeannelle, qui relèvent du même champ sémantique, mais avec des connotations différentes. Il emploie d’abord le verbe « transférer », qui suppose déplacement. Comme le révèle l’analyse génétique, une partie des scènes dont se compose le « désir de roman » sur la Résistance que Malraux n’a jamais écrit a été transférée dans Lazare (1974, repris dans La Corde et les souris), de la même manière que la matière des Noyers de l’Altenburg (1943) a été reprise dans les Antimémoires (1967). Apparaît donc une parenté entre une œuvre inexistante en tant que telle, mais dont les matériaux rassemblés en vue de sa construction sont déplacés partiellement vers un autre projet, et un texte qui a été publié, mais que l’auteur décide de ne plus traiter comme l’une de ses œuvres, et dans laquelle il va puiser des matériaux pour réaliser ce même autre projet, comme on a pu réemployer les pierres de monuments antiques pour construire des églises. En soulignant la parenté entre les Noyers et « Non », qui sont tous les deux des carrières de matériaux pour la réalisation de Lazare, cette analyse contribue à donner de la consistance au statut de « Non » comme œuvre possible, et donc à légitimer sa publication dans la collection des Cahiers de la NRF.
Concurremment avec cette notion neutre de transfert ou de déplacement d’un projet à un autre, on rencontre le verbe « recycler », utilisé pour désigner l’opération par laquelle Malraux intègre à Lazare certaines scènes initialement prévues pour faire partie du roman sur la Résistance qu’il envisageait d’écrire. La connotation est cette fois nettement péjorative : le recyclage nous est devenu familier aujourd’hui pour décrire la réutilisation des déchets. Jean-Louis Jeannelle se place sous l’autorité de Daniel Ferrer, qui affirme que l’avant-texte est « le rebut du texte [4] ». La coloration négative du vocabulaire est nette : le rebut, indique le dictionnaire, c’est « ce qui est bon à jeter », « ce qui reste de moins bon ». On rejoint, via l’image du déchet, le terme de recyclage utilisé par Jean-Louis Jeannelle.
Le recours à cet imaginaire du reste, du déchet, du périmé, de l’abîmé, pour qualifier les documents de genèse est ancien : après Ludwig Tieck [5], Victor Cousin a utilisé la métaphore contradictoire des ruines pour décrire une œuvre inachevée restée en chantier, et publiée de façon posthume : les Pensées de Pascal (À lire ici). Le roman de Malraux aurait certainement été « grandiose » s’il avait été, non pas achevé, mais écrit. Et cette image purement virtuelle d’un chef d’œuvre inexistant cohabite avec un objet bien réel, désigné comme ruine, et donc comme œuvre détruite. On est bien là dans le statut paradoxal des « fragments laissés par un projet » qui n’a pas abouti. Il est vrai que dans le cas de « Non », la contradiction est moins tranchée, puisqu’il s’agit, non d’une œuvre inachevée, mais bien d’un chantier abandonné, et par là même tombé en ruines, mélange de fragments inutilisés et de chutes laissées par le réemploi partiel de scènes dans un autre projet. Le terme de chute vient d’ailleurs rappeler que nombreux sont les écrivains pour lesquels, comme pour Barthes, les ciseaux sont le complément indispensable du stylo. On se souvient que Barthes a conservé et rangé dans une chemise les fragments du premier manuscrit de La Chambre claire (1980) dans lequel il avait effectué par découpage aux ciseaux des prélèvements pour constituer le second manuscrit [6]. Il a désigné par l’expression « Chutes premier brouillon » ces restes comparables aux chutes de tissu subsistant après le découpage des morceaux d’un vêtement. Mais dans le cas de Barthes, ces chutes sont ce qui subsiste d’un objet qui a connu un état de complétude au cours de la genèse, même s’il a été ensuite démembré : c’est le « premier brouillon », tel qu’on peut le reconstituer à partir des restes et des parties qui ont été incorporées dans le « second brouillon ». Surtout, le fait que Barthes ait archivé les chutes de son brouillon après avoir confectionné un second manuscrit remplaçant textuellement le premier, montre bien que le lexique du déchet ne doit pas venir déformer notre appréhension des dossiers génétiques : ces « chutes » ne sont pas de simples résidus. Et avant de devenir des objets narcissiques, avec le geste de Victor Hugo léguant ses manuscrits à la Bibliothèque Nationale, puis des objets marchands avec le dépôt/vente par nombre d’écrivains contemporains de leurs archives à des bibliothèques, les dossiers génétiques sont bien le résultat d’un choix opéré par l’auteur : celui de ne pas jeter ces matériaux, et donc de les traiter autrement que comme des objets de rebut. On sait bien d’ailleurs que Heinrich Heine ne conservait que les manuscrits dont il pensait avoir encore l’usage dans l’avenir.
Poursuivons. Ce qui est publié sous l’intitulé « Non » n’est l’avant-texte de rien, puisque le projet de roman correspondant n’a jamais abouti à quelque chose [7]. À l’intérieur de l’ensemble des manuscrits conservés à la Bibliothèque Jacques Doucet, Henri Godard et Jean-Louis Jeannelle ont, avec la première chemise intitulée « Non, 1971 » (nous reproduisons le soulignement), identifié ce qui reste d’un dossier préparatoire au projet de roman sur la Résistance après que Malraux lui-même y ait prélevé un certain nombre de scènes qu’il a « recyclées » dans Lazare. Mais – et c’est peut-être l’élément déterminant – on comprend que le recyclage ne vaut pas seulement pour Malraux, mais pour Jean-Louis Jeannelle lui-même : après avoir découpé le dossier de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet pour constituer, puis étudier l’avant-texte de Lazare, il a « récupéré » ce que cette opération avait laissé de côté en en faisant le dossier génétique du projet romanesque. Il y a donc comme un effet de mimétisme entre Malraux et son critique. Avec la publication de « Non », nous sommes face à des chutes, à la fois d’un projet auctorial inabouti et d’un travail critique précédemment réalisé.
Les deux chercheurs ont créé un texte, qu’ils ont publié et baptisé « Non » en le sortant ainsi des limbes dans lesquels il séjournait depuis la mort de Malraux. Ils ont ensuite doté ce texte d’un avant-texte, qui a fait l’objet de l’étude publiée par CNRS-Éditions. Le cas de « Non » illustre de manière exemplaire le fait qu’il ne s’agit en aucun cas du processus auctorial de création, mais bien d’une rationalisation de l’activité du chercheur ou du critique. En choisissant d’isoler un ensemble textuel et de le baptiser « Non », Henri Godard et Jean-Louis Jeannelle ont créé du même geste souverain – qui fait du critique un auteur de plein exercice – l’avant-texte de ce « Non » à partir de deux dossiers dont seul le premier porte le nom correspondant, et dont l’autre pourrait aussi faire partie du dossier génétique des Antimémoires. On doit saluer cette créativité du chercheur et du critique, mais en se souvenant qu’elle les engage plus qu’elle n’engage l’auteur lui-même. Les auteurs sont d’ailleurs conscients du caractère quasi démiurgique de leur travail. À la question « De quelle œuvre est-il toutefois ici question ? » (Jean-Louis Jeannelle, p. 11), la première réponse est remarquablement circulaire : « Non » « renvoie d’abord à l’édition critique publiée [...] aux éditions Gallimard » (p. 11). Et le texte poursuit en précisant qu’il n’était pas possible d’éditer « un manuscrit dont l’achèvement fût assez avancé » en se contentant de « suppléer discrètement » aux « intentions » de Malraux, les auteurs ayant « en réalité reconstitué un projet d’ensemble à partir des rares fragments subsistant ».
Grâce à sa singularité même, le cas de « Non » vaut donc comme une mise en garde, tout particulièrement salutaire en critique génétique. On ne peut faire abstraction du rôle de l’observateur dans la construction des données. L’avertissement a été généralement prononcé pour alerter sur les dangers encourus par le généticien lorsqu’il cherche à s’identifier à la psyché supposée de l’écrivain en mimant, ou en singeant, le geste créateur qu’il postule chez l’auteur [8]. Mais le risque se situe aussi ailleurs, dans la démarche critique elle-même, si elle oublie qu’elle n’est qu’un point de vue extérieur sur l’œuvre. Pour en rester au cas de la génétique, il faut se garder de la propension positiviste qui nous pousse à essentialiser les objets produits par l’activité du critique et à faire comme s’ils émanaient de l’auteur lui-même. L’avant-texte comme tel n’existe que dans l’esprit de celui qui le constitue ; le déchiffrement le plus élémentaire est déjà une interprétation, par le chercheur, de l’assemblage de données lisibles et de données visibles que comporte le manuscrit ; le dossier matériel lui-même, en tant qu’objet physique, est informé par ses conditions de conservation ; même une « simple » numérisation n’est pas une reproduction neutre et transparente, en raison des choix opérés dans la résolution, le format, la sélection des couleurs... Bref, la (re)construction du critique n’est pas la chose même, et n’est certainement pas identifiable au processus de création tel qu’il s’est « réellement » déroulé – si tant est qu’il soit encore pertinent de postuler un « réel » dans ce contexte.
Un mot encore sur les aspects proprement génétiques du livre de Jean-Louis Jeannelle. D’abord, et malgré l’abondance des transcriptions, intégrales ou partielles, diplomatiques ou linéarisées, le lecteur souffre de l’absence de toute reproduction. Même si ce n’est probablement pas le résultat d’un choix de l’auteur, mais le produit d’une contrainte imposée par la Bibliothèque Jacques Doucet, ou par les ayants droit de Malraux, ou par l’éditeur, on ne peut que le regretter, car l’image du manuscrit lui-même est toujours plus éclairante sur le processus d’écriture que n’importe quel commentaire. Un seul exemple. En étudiant les divers tableaux et les transcriptions données par l’auteur, on comprend que Malraux pratiquait abondamment le découpage et le collage. On devine aussi que les recompositions par découpage et collage interviennent aussi bien sur le résultat du premier jet manuscrit qu’après la première dactylographie du texte à différentes étapes de son élaboration, et qu’elles impliquent l’insertion de nombreux fragments manuscrits au milieu des fragments dactylographiés. Cette donnée – capitale d’un point de vue génétique – serait limpide s’il était possible de la voir, alors qu’elle est plus confuse lorsqu’on doit la déduire de la lecture d’un commentaire dans lequel, qui plus est, elle n’est pas formulée d’une manière explicite.
Autre regret, qui porte cette fois sur le mode de présentation des manuscrits : la circulation dans les documents est assez harassante pour un lecteur attentif. Plusieurs tableaux sont disséminés dans le cours de l’ouvrage. Un premier tableau (p. 17-19) donne le contenu succinct des deux chemises intitulées respectivement « Non, 1971 » et « Anti II – en cours, Morceaux Maquis ». Succinct, car il donne l’étiquette (de la forme « I-C », « II-J », etc.) attribuée à la liasse de manuscrits, le titre qu’Henri Godard et Jean-Louis Jeannelle ont donné à la « scène » correspondante, et le nombre de feuillets de la liasse. Immédiatement après (p. 20-21), on trouve un tableau de correspondances entre les textes publiés dans les Cahiers de la NRF et les manuscrits dont ils sont la transcription. Parmi ces liasses, l’une d’entre elles est présentée d’une manière particulièrement abrégée : c’est celle qui est intitulée « I-J [Mises au net] », décrite comme un « dossier de 58 feuillets dactylographiés, correspondant pour l’essentiel à la mise au net des feuillets précédents, sans aucune correction ». On apprend à la p. 20 que « bien que numérotés, ces dactylogrammes ont semblé [aux auteurs] ne pas offrir un agencement fiable ». Dans le sous-chapitre intitulé « Hypothèses sur l’architecture d’ensemble » (p. 121 et suivantes, soit une centaine de pages plus loin), l’auteur explicite les raisons pour lesquelles il juge que l’ordre de ces dactylogrammes n’est pas fiable.
Dans le deuxième chapitre, intitulé « Résistance du roman : un parcours génétique de “Non” », Jean-Louis Jeannelle donne un tableau beaucoup plus détaillé, qui comporte le titre de la scène, une caractérisation de la « nature du fragment », et la transcription linéarisée du début du manuscrit correspondant.
Enfin, l’ouvrage contient diverses transcriptions, dont les principales sont celles-ci : de la page 150 à la page 158, celle de la liasse I-C consacrée au « délire de Camaret » pour illustrer ce que Jeannelle nomme la composition par expansion (Malraux ajoute) ou, pour illustrer ce qu’il appelle la composition par suppression (Malraux élague), celle de la liasse I-E, portant sur la « veillée des chefs de maquis et [l’]annonce du débarquement » (p. 175-189),
Un simple tableau de correspondances récapitulant le contenu de ces différents tableaux, accompagné d’un index indiquant où les différentes transcriptions sont placées dans le texte, aurait grandement facilité la lecture, et permis au lecteur de mieux suivre les méandres d’un dossier particulièrement complexe.
Plus globalement, j’ai regretté qu’en plus des analyses générales sur l’histoire du dossier – toujours passionnantes –, Jean-Louis Jeannelle n’ait pas choisi une scène particulière dont il aurait « raconté » l’histoire. Le lecteur aurait pu ainsi pénétrer plus facilement dans ce que l’auteur nomme le laboratoire de l’écrivain. Il est par exemple assez acrobatique de suivre les avatars de la scène de veillée des chefs de maquis. La liasse I-E en constitue le « premier état » – c’est en tout cas ce qu’affirme une annotation manuscrite au crayon en haut à droite du premier feuillet ; en réalité, nous apprenons que ce premier état se place au terme d’un processus d’écriture qui a impliqué des réécritures, en particulier des opérations de découpage et de remontage ; il a donc très certainement existé un état « zéro » du texte, mais il est impossible d’en savoir plus à la lecture de l’ouvrage. On saute ensuite à la liasse I-I, qui est visiblement le produit de plusieurs opérations dont Jean-Louis Jeannelle ne nous donne pas le détail, mais qu’on peut reconstituer approximativement de la manière suivante. Il s’agit de la dactylographie de I-E. Mais comme il est question « d’importantes coupes » et de « fragments écartés », on devine que Malraux a opéré des découpages dans ce dactylogramme. En second lieu, comme le texte mentionne « d’assez longs ajouts manuscrits » alternant avec ces fragments, il faut probablement comprendre que le résultat des découpages a été collé et enrichi d’ajouts manuscrits, sans doute d’une manière comparable à celle pratiquée par Barthes pour l’écriture de La Chambre claire. Autrement dit, en plus de l’état zéro dont on vient de postuler l’existence, il faut certainement considérer qu’il a existé une dactylographie (appelons-la I-E bis) qui a été démembrée. D’après le texte des pages 173-174, une partie importante (14 feuillets, peut-être pas complets, puisque seules deux pages sont « entières ») de cette dactylographie a été rangée dans une autre chemise, désignée comme la liasse II-P. D’un point de vue génétique, on a donc très certainement à ce stade quatre états successifs identifiables – ce qui n’est pas en contradiction avec le fait que Malraux ne se soit intéressé qu’à deux d’entre eux. Enfin, II-K « correspond à une nouvelle version dactylographiée tirée de I-I ». Mais cette filiation est contredite par le texte du tableau de la page 120, qui précise que II-P contient les « fragments écartés de la dactylographie corrigée à la version II-K ». À moins que « tirée de » signifie simplement qu’elle a été obtenue par prélèvement.
Quoi qu’il en soit de ce point obscur, nous apprenons et comprenons donc que Malraux fait un usage abondant des ciseaux, qu’il pratique tout aussi abondamment le copier-coller « physique », qu’il donne ses textes à dactylographier, qu’il multiplie les états intermédiaires, et qu’il a déplacé l’ensemble des brouillons de cette scène dans le second dossier, dont l’intitulé « Anti II » indique qu’il ne concerne plus « Non », mais les Antimémoires. Toutes ces informations sont passionnantes. Il est dommage qu’elles ne soient ni triées ni hiérarchisées – et qu’une partie d’entre elles ne soit pas donnée directement, mais laissée à l’initiative du lecteur. J. L. Jeannelle laisse par exemple au lecteur le soin d’inférer à partir du contenu des deux chemises conservées à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet qu’il était légitime de les regrouper dans un avant-texte du projet de roman intitulé « Non », alors même que, comme le précise le texte, la seconde chemise a été classée par Malraux lui-même parmi les archives de Lazare. Le linguiste que je suis aurait de beaucoup préféré une analyse précise des balancements entre le discours indirect libre, le discours direct des protagonistes et le récit, notamment à travers l’usage des temps verbaux et des formes aspectuelles.
Mais ne boudons pas trop notre plaisir. Du point de vue du lecteur cultivé, la publication de « Non » mérite certainement d’être considérée comme une réussite. Et on ne peut que créditer Jean-Louis Jeannelle d’avoir donné corps à l’espoir qu’il place au début de son livre : relancer l’étude des manuscrits de Malraux par cette « plongée dans le laboratoire » de son écriture.
par , le 7 février 2014
Stéphanie Dord-Crouslé, « Le projet BOUVARD : Présentation des principaux résultats scientifiques », intervention filmée au colloque de l’UMR 5611 LIRE Bouvard et Pécuchet : les « seconds volumes » possibles – Documentation, circulations, édition (ENS de Lyon, 7-9 mars 2012).
Sylvie Howlett, compte rendu du livre de Jean-Louis Jeannelle. Genesis n° 37 (décembre 2013), p. 205-207
Jonathan Barkate, « Le chaînon manquant dans l’œuvre de Malraux », Acta fabula, vol. 14, n° 8, Éditions, rééditions, traductions, Novembre 2013.
Jean-Louis Lebrave, « Dans les limbes du roman », La Vie des idées , 7 février 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Dans-les-limbes-du-roman
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[1] C’est bien ce que précise la présentation de la collection des Cahiers de la NRF dans laquelle paraît « Non » : « La collection alterne inédits et rééditions [...]. Sauf exception, les volumes sont confiés à des éditeurs scientifiques qui établissent les textes : transcription, annotation, mise au point des annexes et introduction. Le parti pris de grande lisibilité et d’accessibilité des textes originaux suggère une pratique de l’édition scientifique sérieuse et efficace, mais mesurée dans son ampleur. »
[2] Le Miroir des limbes est formé des Antimémoires (1967), de La Corde et les Souris (1976) et des Oraisons funèbres (1971), textes souvent composites eux-mêmes. Voir Modernité du « Miroir des limbes ». Un autre Malraux, sous la direction d’Henri Godard et Jean-Louis Jeannelle, Paris, Classiques Garnier, 2011, compte rendu par Moncef Khémiri, Genesis n° 37 (décembre 2013),p. 202-205.
[3] Le terme d’« avant-texte » s’est imposé depuis que Jean Bellemin-Noël a intitulé Le Texte et l’Avant-Texte l’étude qu’il a consacrée aux brouillons du poète et philosophe Oscar Milosz en 1972. L’avant-texte n’existe pas en soi ; il désigne le texte en travail, tel que reconstruit par les chercheurs.
[4] Daniel Ferrer, Logiques du brouillon. Modèles pour une critique génétique, Paris, Seuil, 2011, p. 85.
[5] Johann Ludwig Tieck (1773-1853), poète et romancier de la première génération du romantisme allemand. On lui doit notamment la publication posthume de Heinrich von Ofterdingen, le roman inachevé de Novalis.
[6] Cf. Jean-Louis Lebrave, « La genèse de La Chambre claire », Genesis n° 19, 2002, p. 79-107.
[7] C’est bien d’ailleurs le côté paradoxal – ou forcé – de la référence à Daniel Ferrer : celui-ci affirme à juste titre (p. 85) que le chercheur « triera ce qui relève de tel ou tel avant-texte en fonction de sa connaissance du texte définitif » : comment trier sans texte ?
[8] Cf. par exemple la « paranoïa-genèse » postulée naguère par Pierre-Marc de Biasi, pour qui le généticien « à un moment donné, est passé, pour ainsi dire, à l’intérieur de la rédaction, de l’autre côté de l’avant-texte ». « Paranoïa-genèse. Remarques sur l’identité des recherches en génétique textuelle ». Almuth Grésillon et Michaël Werner (eds), Leçons d’écriture. Ce que disent les manuscrits, Paris, Minard, 1985, p. 270.