Recensé :
Alastair Campbell, The Blair years. Extracts from the Alastair Campbell Diaries, Hutchinson, Londres, 2007, 816 p.
Au Royaume-Uni, Gordon Brown n’a pas jugé utile de mentionner l’héritage de son prédécesseur lors de sa première intervention télévisée, citant en revanche Margaret Thatcher, « une femme politique avec des convictions, tout comme moi. » Au sein de la gauche européenne, le malaise persiste face au centrisme revendiqué de Tony Blair, gêne mêlée d’une admiration plus ou moins assumée pour celui qui réussit à conduire son parti vers trois succès électoraux consécutifs. En France, Nicolas Sarkozy semble avoir repris à son compte une stratégie de communication inspirée de l’« exemple » blairiste, avec une occupation maximale de l’espace médiatique et la mise en scène permanente d’un Président en campagne.
Ne conservera-t-on donc, de Tony Blair et de son gouvernement, que cette image de super-communicants, certes professionnels et efficaces mais dépourvus d’idéologie ou de convictions ? Parus en juillet 2007 outre-Manche, les extraits du journal d’Alastair Campbell, principal conseiller de Tony Blair, y apportent un début de réponse. Le récit débute en juillet 1994, au lendemain de la mort du leader du Labour d’alors, John Smith. Tony Blair prend rapidement la tête du parti, en dépit des ambitions de Gordon Brown, et emmène dans ses cartons Alastair Campbell qui met ainsi fin à sa carrière de journaliste (au Daily Mirror puis chez Today). Paradoxalement, la publication des extraits (tout de même 750 pages) de ce carnet de voyage au cœur du système Blair dresse un portrait plus proche du Steely Tony (déterminé et aux nerfs d’acier) que du Teflon Tony (tellement lisse que la critique glisse dessus mais n’accroche pas), comme la presse britannique a baptisé l’ancien Premier ministre. Venant du directeur de la communication de Tony Blair de 1994 à 2003, on ne sera guère surpris de cette entreprise de réhabilitation historique, mais il y a dans ces carnets bien plus qu’un étalage d’admiration béate ou qu’un nouvel acte de bravoure du pape des spin doctors.
L’art du « spin »
On retrouvera, pour les amateurs de communication politique, quelques épisodes qui décrivent bien l’activité d’Alastair Campbell comme porte-parole du Premier ministre britannique, enchâssés dans des scènes de vie souvent décrites avec humour. La scène de la rencontre entre Blair, Campbell et Lady Diana est peinte de manière décalée, Alastair Campbell entamant une séance amusante de small talk avec la princesse, Tony Blair jouant le rôle du porteur de chandelle avec un agacement à peine dissimulé. Peu après cet intermède, la mort de Diana survient sans transition. Justement et promptement baptisée « princesse du peuple » par Blair, son décès transforme immédiatement la princesse de Galles en icône nationale. On retiendra de la lecture des feuillets qui lui sont consacrés l’âpreté des négociations entre la cour royale et les services du Premier ministre (relaté fidèlement dans le film The Queen), les uns soucieux de respecter la volonté de la Reine d’obtenir une cérémonie d’enterrement modeste, les autres désireux de faire de ce drame un événement de portée internationale, tout en évitant les accusations de récupération. Blair et Campbell s’en sortent haut la main, jouant de la froideur de la cour royale pour faire preuve d’une empathie sans comparaison. Blair parvient ainsi à entrer en sympathie avec le peuple britannique et obtient le score assez improbable de 93% d’opinions favorables, record jamais égalé depuis dans le monde occidental.
D’autres épisodes, moins connus en France, illustre le caractère impitoyable du couple Blair-Campbell et un certain jusqu’au-boutisme dans le « spin » politique. Lorsque Robin Cook est surpris par un photographe aux bras d’une maîtresse, le tabloïd qui détient les clichés accusateurs (News of the World) contacte sans plus attendre Campbell pour demander un commentaire officiel sur cette affaire, menaçant de les dévoiler dans une prochaine édition. N’écoutant que son instinct, voici notre porte-parole qui demande et obtient un délai du journal, en échange de la promesse d’une déclaration exclusive de Robin Cook pour le lendemain. Devant le désastre annoncé d’une affaire de mœurs qui aurait occupé les gazettes pendant une bonne semaine, Campbell, avec la complicité bienveillante de Tony Blair, exerce sine die une forte pression sur Cook pour présenter une version plus acceptable de l’affaire à un électorat qui reste conservateur et avide de scandales. Le couple Cook n’a pas d’autre choix que d’annoncer rupture et divorce (dont aucun des époux ne voulait entendre parler deux jours plus tôt). Il ne reste alors plus au service de la communication du 10 Downing Street qu’à rédiger les communiqués de presse annonçant la nouvelle, puis à mettre en forme l’interview de Robin Cook dans News of the World officialisant sa nouvelle relation, sans qu’il ne soit à aucun moment question d’adultère dans les colonnes du tabloïd. Mission accomplie.
Pour boucler la boucle, Campbell finit par écrire la lettre de démission du même Robin Cook lorsque celui-ci choisit de quitter la table du Conseil des ministres pour protester contre l’entrée en guerre du Royaume-Uni en Irak, ironie de l’histoire qui fera sourire les deux compères dans une scène élégamment dépeinte à la fin de l’ouvrage. Alastair Campbell rédige également les communiqués annonçant les remaniements successifs et les démissions de ministres, qui jalonnent la lecture de ses carnets. Dans ce monde de brutes, Peter Mandelson tente de l’étrangler (peu avant sa première démission du gouvernement), puis l’accuse de l’avoir « défenestré politiquement » (lors de sa deuxième démission). Malgré ces facéties, ils affirment rester bons amis. On n’en doute pas.
La stratégie du Labour
Mais les carnets d’Alastair Campbell, au-delà du récit des relations quotidiennes de l’Etat Labour avec une presse britannique bien plus féroce que son homologue française, permettent surtout de relater la saga politique des années Blair. Campbell est en effet omniprésent et souvent omnipotent dans le dispositif mis en place par Tony Blair à partir de 1994, se plaçant au niveau des autres big guns du shadow cabinet (outre Tony Blair, John Prescott, Gordon Brown et Robin Cook) qui devait former l’ossature du gouvernement travailliste à partir de 1997. Très tôt, la volonté de Tony Blair de moderniser le Labour se trouve confrontée aux résistances du parti. Dès 1995, les artisans du New Labour (dont Blair, Brown et Mandelson constituent l’avant-garde) préparent la rénovation en faisant modifier au forceps la clause 4 des statuts du parti pour supprimer les références à la nationalisation des moyens de production. Cette rupture assumée avec un front syndical déjà très affaibli symbolise la stratégie d’ancrage au centre du New Labour, qui sera maintenue sur toute la période. Elle traduit aussi le souci constamment affiché par Tony Blair de s’adresser au pays et non à son parti.
L’inspiration clintonienne de l’entreprise blairiste est indéniable. Dans les deux cas, la question du recentrage est d’abord vécue comme un impératif de stratégie politique plus que comme un choix idéologique, quoiqu’à des degrés différents. Dans son autobiographie, Bill Clinton explique ainsi son soutien personnel à l’avortement [1] mais aussi son approbation de la peine de mort (positions partagées aujourd’hui par son épouse), tout en choisissant de déléguer ces questions aux Etats autant que possible pour éviter de braquer une frange trop importante de l’électorat. Chez Blair, le centrisme est encore plus profondément ancré. Alastair Campbell relate ainsi qu’en août 2000, alors que les échéances nationales de 2001 approchent et qu’il s’agit de réfléchir au positionnement du Labour pour ces élections, Blair lui confie : « Nous avons eu raison de garder le meilleur du thatchérisme. De nombreuses personnes ont voté pour elle dans les années 1980 et ça n’en fait pas pour autant de mauvaises personnes. (…) Nous devons faire un nouveau mouvement vers le centre et mettre l’accent sur la sécurité et le respect. (…) Ce qui me donne un vrai avantage sur vous, c’est que je ne suis pas aussi travailliste que vous [2]. » En un sens, cela clôt le débat sur la sincérité des convictions de Tony Blair. Idéologiquement centriste – et flexible –, la question de l’occupation du terrain politique au centre ne suscitait pas chez lui d’états d’âmes particuliers.
La gestion du ralliement de personnalités issues du clan conservateur apporte un éclairage supplémentaire sur cette stratégie. Avant chaque échéance importante, le parti travailliste prête ainsi une oreille particulièrement attentive au mal-être d’élus conservateurs. En septembre 1995, Alan Howarth quitte les Tories juste avant l’ouverture du congrès du parti conservateur, dans une opération orchestrée par Campbell, affirmant se sentir désormais plus proche de la modernité des valeurs du New Labour que du passéisme des conservateurs. En décembre 1999, Shaun Woodward démissionne également du groupe parlementaire conservateur, choqué par l’hostilité qui y est affichée envers les homosexuels. Dans les deux cas, l’objectif était d’affaiblir le camp adverse tout en faisant apparaître sa radicalité [3].
De façon générale, Tony Blair semble avoir cru assez tôt en sa stratégie politique et n’en avoir quasiment jamais douté, en dépit des innombrables pressions émanant de son parti, de l’humeur variable des médias qui aurait aimé plus de rebondissements politiques, ou encore des tensions habitant son propre gouvernement, où l’opposition browniste grandit à partir de 1997. Incontestablement, Blair a puisé dans cette continuité stratégique une force qui a fait défaut à ses adversaires (comme à ses homologues européens) et l’a amené à un niveau de cohérence politique introuvable sur le continent pendant la période. [4]
L’action du gouvernement
Alastair Campbell s’avère en revanche peu prolixe sur le projet économique et social blairiste. En dehors du slogan New Labour, New Britain, on trouvera dans le livre peu de développements sur le contenu de la « troisième voie » qui semble n’intéresser Campbell que marginalement. Anthony Giddens, le principal idéologue du New Labour, n’est même pas cité. Cette absence s’explique probablement par le choix éditorial d’exclure des Extraits les passages trop critiques envers Gordon Brown (dont les proches semblent avoir monopolisé le débat économique) afin de ne pas nuire aux objectifs électoraux du Labour. La relation Blair-Brown apparaît en effet tendue dès 1994, mais les coupes opérées dans les carnets d’origine ne permettent pas d’étayer cette impression.
En conséquence, sur le plan de la politique gouvernementale, les passages les plus intéressants du livre sont ceux consacrés aux enjeux internationaux. Les négociations menant au Good Friday Agreement du 23 mai 1998 entre le Royaume-Uni et l’Irlande sont décrites en détail et d’une façon qui valorise les rôles historiques de Bill Clinton, Tony Blair et Bertie Ahern. Les chefs d’Etat américain, britannique et irlandais sortent assez nettement grandis de cette partie de l’ouvrage, tant il apparaît que la poursuite du processus de paix en Irlande du Nord repose avant tout sur leur patience et leur détermination, face aux atermoiements de leurs interlocuteurs nord-irlandais. Blair, en particulier, semble convaincu dès son arrivée que les négociations peuvent aboutir et y consacre une part très significative de son énergie, parvenant à maintenir ce cap en dépit de crises sévères, en particulier l’attentat commis par la Real IRA à Omagh en août 1998, qui retardera mais n’interrompra pas le processus de paix.
Les pages sur la guerre au Kosovo montrent également un Blair déterminé face à un leadership américain affaibli par les soubresauts de l’affaire Lewinski. Cette histoire-là est mieux connue en France, mais on découvrira dans le livre quelques scènes inconnues, à l’image de cette discussion entre le Général Wes Clark, Javier Solana et Alastair Campbell, dissertant sur l’opportunité de bombarder le siège de la radio télévision serbe, bâtiment réputé occupé par des journalistes occidentaux. Aussitôt acquise la confirmation que les reporters de la BBC avaient quitté le building, le veto britannique sera levé… Seize journalistes serbes y périront, créant une polémique assez vive sur le caractère militaire ou non d’une telle cible [5].
Enfin, de longs développements sont consacrés à la guerre contre le terrorisme. Dès le 12 septembre 2001, la décision de frapper l’Afghanistan des Talibans est prise, en dépit d’un nombre de cibles militaires assez limité. La campagne afghane ne tenant pas toutes ses promesses, l’administration républicaine cherche assez rapidement un nouveau cheval de bataille. Karl Rove explique dans une note confidentielle : « War is the only issue that excites our base » (« la guerre est la seule issue susceptible d’exciter nos bases »). Les motivations de Tony Blair restent assez obscures à la lecture des carnets d’Alastair Campbell : interrogé par son conseiller sur le point de savoir s’il recherche en Irak des armes de destruction massive ou un changement de régime, Blair répond qu’il cherche un changement de régime en raison de la présence des armes, en ajoutant : « C’est pire que tu l’imagines : j’y crois réellement » [6].
Les leçons (discutables) d’Alastair Campbell
Le livre d’Alastair Campbell n’est en rien un ouvrage de théorie politique. Pourtant, il soulève nombre de questions de cette nature. Il décrit tout d’abord le défi lancé aux formations politiques par l’accélération du temps médiatique. Le plaidoyer pour les écuries d’un président ou d’un Premier ministre au détriment des partis est ainsi exposé de manière assez convaincante : la vitesse de l’équipe Blair marginalise en permanence le Labour, « remorque de luxe » du Premier ministre. Si le livre ne tranche pas définitivement cette question, il conclut néanmoins à l’affaiblissement des mécanismes de délibération dans un monde de communication instantanée.
Les années Blair formulent également un appel puissant à la discipline de parti et théorise la nécessaire constance et cohérence d’une stratégie de communication politique. Etrangement, dans un monde où l’ouverture et la tolérance aux opinions divergentes font office de panacée, Campbell semble inventer la devise « Honni soit qui différemment y pense », et fait preuve d’une grande sévérité envers les différentes personnalités du Labour qui émettent des sons discordants. Un parti, c’est une ligne et pas deux, rappelle-t-il fermement. On ne saurait lui donner tort, tant l’exemple de la cacophonie qui a caractérisé la gauche française dans les années récentes démontre l’illisibilité de son projet. Campbell insiste également sur la nécessité de « marteler » sans cesse les mêmes messages pour remédier au manque d’investissement de l’électorat. Autrement dit, si un parti n’est écouté que de façon superficielle par la société, il doit, dit Campbell, simplifier ses messages. Sans tomber dans le simplisme, aurait-on envie d’ajouter.