Recensé : Bibia Pavard, Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956-1979), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, 358 p., 19€
Parmi les nombreux ouvrages parus à l’occasion du quarantenaire de la loi de 1975 légalisant l’avortement en France, dite « loi Veil », et des 60 ans du Mouvement Français pour le Planning Familial, le livre de Bibia Pavard se distingue. En menant une analyse des usages et effets du genre dans les luttes politiques et sociales, l’auteure renouvelle l’interprétation de la légalisation de la contraception et de l’avortement, et approfondit la connaissance des changements culturels et sociaux qu’elle implique. L’auteure se réclame d’une « histoire sociale du politique » (p. 14), articulant les sources issues des mobilisations collectives (archives, entretiens, tracts), les sources issues du processus légiférant et les sources médiatiques afin de rendre compte de la circulation des idées et des pratiques des acteurs et actrices impliqué-e-s dans un processus de transformation des normes et des valeurs.
La légalisation de la contraception : une question de bien commun
Bibia Pavard montre qu’au milieu des années 1950, les militant-e-s français-e-s du birth control parviennent à ouvrir le débat sur la contraception en le rendant « respectable », et que la construction de cette respectabilité « fait du genre un argument : la mise en avant du féminin sert à associer des valeurs positives à la contraception » (p. 20). L’appartenance de classe (bourgeoise) et l’implication dans la Résistance de nombre de ces militant-e-s participent de leur respectabilité. Évelyne Sullerot et Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé fondent l’association Maternité heureuse en 1956 avec l’idée de légitimer le contrôle des naissances par la valorisation de la maternité choisie, et de se distinguer du subversif mouvement néo-malthusien pour la « libre maternité », proche des anarchistes. Elles n’ont pas d’engagement féministe préalable, mais c’est là leur premier engagement en tant que femmes et en faveur des femmes. Devenue Mouvement Français pour le Planning Familial (MFPF) en 1960, l’association s’étend rapidement sur le territoire national, grâce aux réseaux socialistes et laïques ainsi qu’aux réseaux féminins protestants, et ses effectifs s’accroissent (car pour obtenir des contraceptifs il faut être membre du MFPF), au point de le faire apparaître comme un « mouvement de masse » (p. 67). Cependant l’origine sociale des consultant-e-s est très proche de celle des militant-e-s de l’association (p. 67), et les femmes d’ouvriers y sont sous-représentées (17 %, alors qu’ils forment 34 % de la population active en 1963). Le MFPF mène une double action de lobbying pour le changement législatif et de contournement de la loi de 1920 (réprimant sévèrement la contraception), en fournissant des contraceptifs lors de consultations médicales dans ses centres de planning familial. La mise à l’agenda politique de la légalisation de la contraception coïncide avec l’entrée d’hommes, dont beaucoup de médecins, au conseil d’administration du MFPF en 1961. Ce n’est plus le genre qui permet la légitimation de la lutte, mais l’expertise et la mixité qui permet une « montée en généralité » (p. 54).
Le ralliement du Parti Communiste à la cause en 1965 (revenant sur sa position de 1956 hostile au contrôle des naissances), les positions du candidat de la gauche, François Mitterrand, en faveur de la contraception, et l’éventualité d’un assouplissement de l’Église catholique après Vatican II font émerger la contraception comme sujet de débat pour les élections présidentielles. Alors qu’elle était auparavant abordée comme une question démographique ou concernant les femmes, le gouvernement en fait une question de santé, mettant ses défenseurs dans l’obligation de prouver l’innocuité de la pilule. Le projet de loi légalisant la contraception est porté par Lucien Neuwirth, figure du gaullisme : « les droits des femmes, défendus par un homme n’apparaissent pas comme une revendication corporatiste » (p. 90). D’autres processus à l’œuvre dans la dynamique parlementaire, tel le travail en commissions, participent d’une « sous-politisation » des débats, quand l’affrontement partisan lors des débats à l’Assemblée Nationale est marqué par une « sur-politisation » décrite par Pierre Lascoumes sur d’autres terrains [1].
La légalisation de la contraception en 1967 entraîne, au MFPF, des départs de militant-e-s et une réorientation politique : les militant-e-s qui restent à l’association sont souvent investi-e-s dans des partis de gauche et syndicats, et entendent faire du MFPF un mouvement d’éducation populaire, s’ouvrant à un public plus large et plus populaire, avec lequel les contacts ont été plus nombreux en mai 1968.
Le retard (de cinq ans) à la publication des décrets permettant l’application intégrale de la loi de 1967 favorise la remobilisation, cette fois pour la libéralisation de l’avortement, de pionnier-e-s du MFPF, médecins et juristes, qui créent en 1969 l’Association Nationale pour l’Étude de l’Avortement (ANEA), dirigée par une majorité d’hommes. La légitimation de leur revendication de légalisation de l’avortement thérapeutique (dans des cas très restrictifs) repose sur la médicalisation de la question et la « droiture morale » de ses défenseur-e-s (p. 124).
La liberté de l’avortement : une lutte féministe
Une réforme en faveur de l’avortement, en faveur de son autorisation pour raison médicale et par des médecins, semble en bonne voie, quand la publication, en avril 1971, du manifeste des 343 femmes déclarant avoir avorté, change les termes du débat en revendiquant l’avortement libre à la demande de la femme, et en l’associant à la lutte plus large pour la libération des femmes. L’alliance avec l’ANEA est impossible.
Le travail minutieux de reconstitution des trajectoires sociales des signataires, célèbres ou « anonymes », rend compte de la fonction de « convergence » que joue l’avortement entre diverses expériences du militantisme féministe (p. 141-146). Créée par Gisèle Halimi pour défendre les signataires face à d’éventuelles menaces judiciaires ou professionnelles, l’association Choisir met l’accent, notamment lors du procès de Bobigny en 1972, sur les inégalités sociales face à l’avortement, les femmes les plus aisées pouvant avorter à l’étranger dans de bonnes conditions médicales. Les militantes du mouvement de libération des femmes (MLF, alors non « déposé ») refusent que ces distinctions soient mises en avant « au détriment de la solidarité de genre » (p. 157).
Avec la pratique d’avortements par la méthode Karman, apprise en 1972 par des médecins d’extrême-gauche du Groupe Information Santé (GIS) et des militantes féministes, « c’est la pratique qui cimente le mouvement au-delà de l’affrontement des discours et des stratégies » (p. 163). Faisant converger deux objectifs – faire de la médecine autrement et lutter pour la libération des femmes –, le MLAC associe des féministes (MFPF, MLF) gauchistes et syndicalistes (CFDT) pour dénoncer un « système d’oppression » qui s’exerce « sur la sexualité des femmes et des hommes, surtout des milieux populaires » (p. 172) : le MLAC permet de « réunir une approche féministe et une approche lutte de classes de la question de l’avortement » (p. 175).
Les modes d’action de Choisir, de l’ordre du lobby, celle du MLAC, la plus subversive, et celle du MFPF, plus sociale (notamment après le congrès de 1973 où le MFPF voit sa direction féminisée, démédicalisée et radicalisée), se révèlent complémentaires (p. 194), et parviennent à mettre la libéralisation de l’avortement à l’agenda parlementaire en 1974. Loin de la neutralisation du genre mise en évidence par Bibia Pavard lors des débats sur la contraception, la bataille pour et contre le projet de loi porté par Simone Veil, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, fait de l’appartenance de genre un argument : femme de pouvoir sans remettre en cause les hiérarchies de genre, la ministre défend un projet de loi qui remet la décision d’avorter à la femme concernée. D’autre part, les normes de genre font clivage entre un courant traditionnaliste ancré à droite et hostile à la libéralisation de l’avortement, un courant libéral, rassemblant à droite et à gauche les positions qui y sont favorables au nom de la liberté des individus, et un courant progressiste ancré à gauche et qui y voit un moyen d’accompagner d’importants changements sociaux, affectant notamment les rôles sexués traditionnels (p. 228).
Usages différenciés du genre
Cependant, l’auteure montre bien comment la personnification de la réforme dans la figure de Simone Veil opère un glissement de la lutte des femmes vers le combat d’une femme à l’histoire exceptionnelle (p. 235-240) : c’est en se démarquant de la revendication féministe de libération des femmes que Simone Veil a fait consensus, et « dépolitisé » (p. 321) l’avortement ; et elle a contribué à satisfaire « la revendication féministe de libre disposition de soi pour les femmes, tout en repoussant les mobilisations collectives dans un hors-champ » (p. 272).
La loi, qui est votée pour cinq ans seulement, fait de l’avortement un acte exclusivement médical et ne prévoit pas de remboursement par la Sécurité sociale. Lorsque les « structures dormantes » (p. 296) issues des luttes précédentes se remobilisent en 1977 lors du procès d’Aix (p. 290-294) et en 1979 pour la reconduction de la loi et le remboursement de l’avortement, le mouvement s’est considérablement féminisé, les médecins l’ont pour une grande part quitté et ont réinvesti professionnellement l’expertise acquise au MLAC dans des positions plus institutionnelles participant de l’« espace de la cause » (p. 320). Le MFPF s’oppose à la création de la profession de conseiller conjugal, met en place des entretiens collectifs, et développe des liens avec des syndicats et partis de gauche pour « favoriser la prise en charge des questions de sexualité en lien avec ceux qui ont des tâches de formation ou qui luttent à d’autres niveaux contre les inégalités sociales » (p. 285-286). Le genre est plus systématiquement associé aux rapports de classe dans les mobilisations. Dans son dernier chapitre, en montrant le rôle des féministes « lutte de classes » dans la réactivation du mouvement et dans le succès des deux manifestations non-mixte et mixte de 1979, Bibia Pavard rend justice à un courant qui a peu écrit sur lui-même et que les conflits entre courants féministes numériquement plus importants ont parfois relégué à l’arrière-plan.