Au moment où la question de la propriété intellectuelle domine Internet, la lutte pour la mainmise sur l’univers numérique est de plus en plus présentée comme le « second mouvement des enclosures » : un emprunt trompeur, affirme Allan Greer.
Au moment où la question de la propriété intellectuelle domine Internet, la lutte pour la mainmise sur l’univers numérique est de plus en plus présentée comme le « second mouvement des enclosures » : un emprunt trompeur, affirme Allan Greer.
En réaction à la progression galopante de la propriété intellectuelle (PI) et à sa domination croissante d’Internet, un mouvement s’est développé pour résister à l’intrusion des entreprises aux quatre coins du cyberespace. Inspirés par le potentiel des médias numériques dans la distribution et la diffusion à grande échelle de données, d’images et de textes au profit de tous, des militants font campagne en faveur d’un réseau neutre et du libre accès à ce réservoir mondial d’informations et d’œuvres de création toujours croissant. Des sites comme Wikipédia et divers logiciels en libre accès, signalent-ils, reposent sur la collaboration gratuite de millions de collaborateurs à travers le monde et offrent gratuitement des avantages à toute personne ayant accès à un ordinateur et à une connexion Internet. Contre cette éthique appliquée du partage, ils voient surgir une phalange de grandes entreprises déterminées à privatiser pour leur seul profit les ressources intellectuelles d’un monde interconnecté.
Cette lutte pour la maîtrise de l’univers numérique, fruit des avances technologiques des deux dernières décennies, peut sembler absolument sans précédent ; pourtant, de nombreux militants d’Internet se donnent du mal pour y voir des liens avec les luttes agraires des siècles passés. Le juriste James Boyle désigne l’expansion des droits de propriété intellectuelle dans les médias numériques sous le nom de « second mouvement des enclosures », expression qui renvoie à une étape bien connue de l’histoire agraire de l’Angleterre, lorsque les terres communales furent divisées et clôturées pour un usage privé [1]. D’autres personnes ont adopté la même référence historique et l’ont appliquée non seulement à Internet, mais à une multitude d’autres sphères où des entreprises revendiquent des droits sur des ressources auparavant à accès libre ou partagé. Parfois présentée comme une métaphore, parfois comme une analogie, cette idée selon laquelle nous assistons à une « enclosure des terres communales » intellectuelles a pris racine.
Lorsqu’il est question de propriété, l’information se compare-t-elle vraiment à la terre ? Ironiquement, ce sont les premiers partisans de la propriété intellectuelle qui ont d’abord proposé cette équation. L’historien des sciences Mario Biagioli signale que, au XVIIIe siècle, lorsque le droit d’auteur et le brevet d’invention acquirent une force importante dans le droit anglais, leurs défenseurs affirmèrent que les idées utiles étaient en effet semblables à la terre et que, comme la terre, elles devaient appartenir à ceux qui les rendaient utiles. Le philosophe John Locke a défini une justification du droit de propriété au sein de ce terrain communal universel qu’est la Terre en soutenant que quiconque cultive le sol a naturellement le droit de contrôler la terre ainsi bonifiée et de profiter de ses fruits. Comme la terre jouissait d’un grand prestige à l’époque en tant que forme paradigmatique de propriété, les premiers défenseurs de la propriété intellectuelle en ont élargi la logique au domaine de la créativité de l’esprit. Dans un environnement sauvage de discussion et d’expérimentation, ont-ils soutenu, un génie pourrait réclamer les bénéfices du produit de ses efforts créateurs. Il s’agissait là d’une revendication très controversée, à une époque où les pensées n’étaient généralement pas considérées comme un bien propre, où les inventions pouvaient être protégées en tant que secrets commerciaux, mais où la loi reconnaissait rarement des droits exclusifs, et où les brevets d’invention étaient dénoncés comme monopoles injustes et économiquement douteux. Ce nouveau point de vue relevait d’une équation entre la terre et les idées, de même que d’une dichotomie fortement marquée entre nature et culture. Ainsi, le droit à la propriété se fondait sur l’acte de détacher un lopin de terre de son environnement physique ou une idée de son univers discursif, c’est-à-dire de son état de nature, en vertu d’un effort productif.
Le droit d’auteur et le brevet d’invention triomphèrent bel et bien, de façon limitée au début, puis plus rapidement aux XIXe et XXe siècles, et avec une vitesse croissante de nos jours ; ces privilèges ont eu tendance à occuper de plus en plus de zones de l’initiative humaine, à conférer des bénéfices plus exclusifs aux créateurs et sur une durée toujours plus longue. Aujourd’hui, nous voyons une profusion de droits d’auteurs sur tous genres de produits, depuis les slogans commerciaux jusqu’aux séquences génétiques, tandis que des armées d’avocats s’activent pour transformer de façon novatrice et astucieuse les données, les mots et les techniques en savoirs rentables couverts par la propriété exclusive. En outre les bénéficiaires de cette création de propriété intellectuelle sont davantage susceptibles d’être des entreprises, plutôt que les artistes et les scientifiques que l’on associe normalement à la créativité.
Je suis d’accord avec ceux qui s’inquiètent de cette extension débridée du principe de propriété, mais je souhaiterais qu’ils cessent de s’appuyer aussi fortement sur des allusions historiques aux « enclosures des terres communales ». Un des problèmes que soulève cette formulation réside dans l’ironie que Biagiolo a identifiée : en gommant les distinctions entre la terre et les idées, les critiques de la PI renforcent en réalité les prémisses hautement discutables sur lesquelles la PI a été érigée il y a plus de deux siècles. Le discours sur le « second mouvement des enclosures » soulève un deuxième problème : il repose sur une vision déformée de l’histoire de la propriété foncière, récit qui confère un sens universel à une expérience pourtant propre à une nation bien définie.
Le terme « the commons » a acquis en anglais des accents qui vont bien au-delà du sens plus étroit de l’expression française « biens communaux ». Ce qui rend ce terme particulièrement attrayant, c’est l’idée de partage qu’il sous-entend, ainsi que le rapprochement populiste qu’il opère avec « les gens du commun », les « gens ordinaires », « le peuple ». Il renvoie non seulement au pâturage communal d’un village, mais à quelque chose de beaucoup plus large : une terre ouverte à tous. Le mot « commons » est attrayant à une époque où la concurrence économique sans pitié et l’individualisme consumériste menacent de dissoudre les communautés au profit de quelques nantis. De là l’expansion lexicale de « the commons » en anglais, depuis son sens original relatif à un régime agraire particulier, jusqu’à embrasser toutes sortes d’espaces publics, de ressources en libre accès, voire de processus mentaux et de communication.
Dans l’Angleterre du Moyen Âge et de l’époque moderne, comme dans d’autres pays d’Europe, la vie rurale se caractérisait par une diversité de pratiques collectives et de ressources partagées. Là où il y avait des landes et des bois, il y avait habituellement des coutumes permettant aux paysans du lieu d’en utiliser les ressources (roseaux, bois, baies et fruits sauvages, petit gibier, etc.), mais dans des limites qui assuraient leur durabilité. En de nombreux lieux, par exemple, les habitants pouvaient ramasser du bois de chauffage pour leur usage, mais il leur était interdit d’en emporter pour le vendre. De plus, sur les terres arables fertiles du centre de l’Angleterre (et dans une bonne partie du Nord de la France), le système des champs ouverts (open field) prévalait. Là, de vastes étendues non morcelées étaient habituellement réservées, selon une rotation annuelle, au blé de printemps, au blé d’hiver et à la jachère ; après chaque moisson, le troupeau de bétail du village paissait sur le chaume. Gérés collectivement, terres et troupeau appartenaient toutefois à des individus, chaque grand champ se composant d’étroites bandes, elles-mêmes propriété de l’un des ménages de la communauté ; la plupart des familles possédaient plusieurs bandes dispersées çà et là dans les champs du village. Ainsi, certaines zones d’un village donné étaient complètement communales (friches ou waste), tandis que d’autres (les terres en culture ou arable) étaient en propriété individuelle, mais soumises aux décisions de la communauté quant aux cultures et aux dates des semailles et des moissons.
Bien que collectives, les terres communales étaient en grande partie des propriétés et, comme toute propriété, elles étaient fondamentalement affaire d’exclusion. Il ne s’agissait pas de terres publiques ouvertes au genre humain tout entier, mais au contraire, de terres entretenues pour l’usage des seuls habitants du lieu. Entre ceux-ci, en outre, le régime n’était guère égalitaire. Certains villageois possédaient des parts considérables des terres en culture, tandis que d’autres n’avaient que des lopins microscopiques. Certains pâturages communaux faisaient l’objet de restrictions, c’est-à-dire que différents villageois avaient le droit d’y faire paître un nombre déterminé de bêtes ; en l’absence de cette restriction, les membres les plus riches de la communauté, qui possédaient plus de bétail, profitaient des pâturages de façon disproportionnée. Comme antidote au sentimentalisme dont les communs traditionnels font l’objet, il conviendrait aussi de garder à l’esprit que les pouvoirs judiciaires de la noblesse et les exactions seigneuriales faisaient partie intégrante de ces sociétés. Par ailleurs, il y avait une place pour les pauvres dans l’univers rural des communs : les familles n’ayant qu’une petite maison parvenaient à subsister là où s’ajoutait au travail saisonnier le droit des villageois de mettre une vache au pré, de ramasser du bois sur les terres en friche et de glaner aux champs, entre autres. Ces droits coutumiers offraient une place aux personnes économiquement marginales et contribuaient à assurer leur survie.
Aux XVe et XVIe siècles, lorsque l’Angleterre était le premier fournisseur de laine de l’industrie textile flamande, l’élevage intensif de moutons devint extrêmement lucratif, ce qui incita les propriétaires fonciers à réunir de vastes étendues de terre à cet effet. Cette opération impliquait de clôturer ce qui avait été des champs ouverts et des terres en friche, de déplacer des paysans et de les contraindre à vendre leur force de travail ou de les livrer à la misère. Les contemporains dénoncèrent cette course au profit, cruelle et déstabilisante.
Après l’essor de la production de laine, une seconde vague d’enclosures toucha le monde rural au cours de la période 1750-1850. Cette fois, l’objectif n’était pas d’élever du bétail, mais de cultiver des céréales à une échelle plus vaste. L’opinion de l’élite soutenait le démantèlement du système des champs ouverts au nom du progrès et de l’efficacité, et le Parlement britannique adopta une série de lois obligeant les communautés villageoises, une par une, à adopter les enclosures. En théorie, la transformation était équitable : la propriété était séparée du contrôle de la communauté, et des parcelles de terrain regroupées étaient attribuées aux villageois en fonction de la part que chacun possédait dans l’ensemble des terres communales. En pratique, les mieux nantis furent avantagés de façon disproportionnée et les plus pauvres se retrouvèrent les mains vides. Le grand historien britannique E.P. Thompson qualifia le mouvement des enclosures de véritable « vol organisé par une classe au détriment d’une autre [2] », jugement difficilement contestable. Même l’argument voulant que cette transformation ait amélioré la productivité agricole a été mis en doute par de nombreux spécialistes. Il apparaît assez clairement qu’il s’agit là d’un exemple de destruction de la propriété collective au profit du capital privé. Ce qui n’est pas aussi évident, c’est de savoir si le mouvement des enclosures mérite vraiment un statut transhistorique en tant que paradigme de la formation de la propriété et de la dépossession.
Le cas classique d’enclosure des terres communales fut pour l’essentiel une affaire anglaise. Il y eut des enclosures dans d’autres pays et le droit de triage eut des effets analogues dans certaines régions de la France, mais nulle part ailleurs qu’en Angleterre il n’y eut un assaut aussi massif sur les terres communales. Bien sûr, le capital envahit la campagne européenne et bouleversa les traditions de soutien à l’égard des couches les plus pauvres de la paysannerie, mais son ingérence prit des formes très variées. Dans l’Espagne du XVIe siècle, une des plus grandes menaces à la subsistance des petits agriculteurs ruraux vint des grandes entreprises d’élevage. Selon le système de transhumance, les troupeaux étaient déplacés d’un pâturage saisonnier à un autre ; se nourrissant en route, les animaux ravageaient les cultures et piétinaient les champs. Les Habsbourg accordèrent des privilèges de pâture très étendus aux membres de la Mesta (association des éleveurs), leur permettant d’utiliser aussi bien les terres communales que les terres privées. Ces décisions instituèrent, de fait, un pâturage communal national au bénéfice des grands investisseurs et au principal détriment des cultivateurs pratiquant une agriculture de subsistance.
Outre-mer, les Espagnols implantèrent une version de la Mesta au Mexique : bientôt, d’immenses troupeaux – bovins, moutons, mules et chevaux – se répandirent d’un bout à l’autre de l’Amérique centrale. Les entreprises d’élevage prirent le nom d’haciendas, terme qui désignait à l’origine un troupeau autorisé à paître sur le domaine public, comme l’a indiqué, il y a plusieurs années, l’historien François Chevalier. Ce n’est que tardivement au cours de la période coloniale que les éleveurs revendiquèrent la propriété pleine et exclusive de leur domaine foncier. Les historiens ne s’entendent pas quant à savoir si les haciendas coloniales étaient véritablement capitalistes, mais il ne fait aucun doute qu’il s’agissait d’entreprises agricoles à grande échelle produisant pour un marché. Et ces entreprises se développèrent comme un phénomène issu des communs coloniaux. L’essor de ce type d’élevage eut un effet dévastateur sur la subsistance des cultivateurs indigènes. Les animaux, laissés libres et sans surveillance, erraient dans les champs de maïs des Amérindiens et détruisaient leurs récoltes ; plus grave encore, les sabots pointus des bovins et des ovins déchiraient partout la terre ; ainsi, la circulation des animaux et leur consommation intensive des pâturages autochtones dégradèrent l’environnement naturel, ce qui mina encore plus la subsistance des Amérindiens.
Dans d’innombrables autres situations en terres coloniales, la dépossession des autochtones est survenue notamment par le biais du fonctionnement des communs ou, plus précisément, par l’imposition de formes de propriété collective centrées sur les coutumes des colons, en lieu et place des pratiques collectives des indigènes. Les porcs que les colons lâchèrent dans la nature ravagèrent les cultures de manioc des Taïnos sur les îles des Antilles ; en Nouvelle-Angleterre, dès les débuts de la colonisation, les porcs envahirent les caches souterraines où les autochtones entreposaient leurs réserves de maïs. Les colons anglais d’Amérique du Nord laissaient habituellement leur bétail errer librement dans les bois et, au grand étonnement de leurs voisins amérindiens, ils soutenaient que ces bêtes leur appartenaient toujours en propre et qu’il ne fallait donc pas les tuer comme s’il s’agissait de gibier, même s’ils nuisaient aux cultures et aux activités de chasse des autochtones. C’est ainsi que les animaux domestiques de l’Ancien Monde et leur progéniture retournée à l’état sauvage contribuèrent grandement au dépérissement et à la dispersion des nations amérindiennes, tout en dégageant de vastes étendues que les colons entoureraient plus tard de clôtures et dont ils revendiqueraient la propriété. Autrement dit, avant l’émergence de nouvelles formes de propriété privée, les biens communs coloniaux firent concurrence aux biens communs indigènes et les détruisirent en grande partie.
Au XIXe siècle, le processus se répéta dans d’autres régions du monde, notamment en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Afrique du Sud. Des millions de moutons envahirent les zones arides de l’arrière-pays australien, comme une avant-garde de la colonisation : ils altérèrent l’environnement naturel sur lequel les autochtones comptaient pour leur subsistance, et ceux-ci furent bientôt réduits à la misère et à la dépendance, avant même que les colons ne commencent à établir des propriétés foncières individualisées. De la même façon, l’élevage de bovins dans les prairies américaines commença sous un régime de propriété commune, le pâturage ouvert (open range) de la légende de l’Ouest américain. Au point que les bovins délogèrent les bisons indigènes, les repoussant vers les zones plus humides des prairies, ce qui contribua à l’extinction de ces derniers et mena les Indiens des Plaines au bord de la famine. Des chasseurs blancs favorisèrent ce processus en tuant des milliers de bisons pour s’emparer de leurs peaux. Dans cet affrontement entre les « biens communs » coloniaux des cow-boys et les « biens communs » indigènes des chasseurs de bison amérindiens, deux ensembles incompatibles de règles et de coutumes visant à gérer la terre et ses ressources étaient à l’œuvre. Du point de vue du colonisateur, les bisons étaient sauvages et toute ressource en libre accès pouvait être récoltée par quiconque, alors que les animaux marqués demeuraient propriété privée, quel que fût le lieu où ils erraient. La cavalerie américaine était sur place pour appliquer le régime des biens communs coloniaux et pour assurer l’ultime défaite des Amérindiens qui résistaient. Les élevages et les fermes personnels purent alors être clôturés au moment où les biens communs coloniaux firent place à des propriétés privées.
Le bilan historique des « biens communs » varie beaucoup selon les régions. Dans certaines parties de l’Europe moderne, ils ont contribué à subvenir aux besoins des collectivités rurales et à assurer la survie des paysans les plus pauvres. Ailleurs, ils ont fourni aux riches un moyen de tirer profit de l’élevage, souvent aux dépens de la subsistance de cultivateurs et de chasseurs-cueilleurs autochtones. En Amérique du Nord, un cas particulièrement frappant de contre-enclosure a eu lieu dans le Nord-Ouest Pacifique, une région densément peuplée de riches sociétés autochtones dont la subsistance reposait principalement sur l’abondante pêche au saumon. Les droits de propriété y étaient très développés, mais ils étaient essentiellement centrés sur l’eau plutôt que sur la terre : les chefs de clans possédaient des sites de pêche, en bordure de fleuves et de rivières, et des portions définies de baies et de fjords, le long de la côte, réservées à l’usage exclusif des membres de leurs clans respectifs. Les tribunaux coloniaux déclarèrent ces droits de propriété sur des eaux navigables contraires à la loi humaine et naturelle ; ayant invoqué la Grande Charte de 1215, ils les ouvrirent « au public » et, ce faisant, rayèrent de la carte un système très ancien de gestion et d’allocation de précieuses ressources maritimes.
Une lecture strictement anglaise de l’histoire donne à voir un affrontement entre, d’une part, l’argent, le pouvoir et la propriété individuelle et, d’autre part, une population vulnérable soutenue par un régime de propriété communale. En Espagne et en Amérique, cependant, la combinaison d’éléments est très différente selon l’endroit : la propriété commune servit fréquemment d’arme offensive aux mains des puissants contre les régimes de propriété axés sur la subsistance des paysans et des peuples colonisés. Dans tous ces cas, les parties privilégiées transformèrent la terre en un nouveau genre de propriété et imposèrent des règles régissant l’accès aux ressources du sol ; ces règles favorisaient leurs intérêts et nuisaient à ceux des « petites gens » qui tiraient leur subsistance de la terre. Les mécanismes particuliers d’appropriation étaient variables : dans certaines circonstances, l’enclosure était la règle, ailleurs on recourait à la propriété commune. Le facteur commun unissant l’enclosure anglaise, la mesta espagnole et les haciendas mexicaines, c’est le rôle du capital. Qu’il fût investi dans des terres encloses ou dans des troupeaux de bétail errant dans des pâturages communs, le capital accumulait des profits au moins en partie par la dépossession de communautés pratiquant une économie de subsistance. Peut-être la formation de la propriété sous des auspices capitalistes est-elle la clé de cette dynamique, plutôt que l’interaction entre biens communs et enclosure.
J’ai affirmé plus haut que la terre et l’information ne sont pas vraiment comparables ; mais, poussé à chercher des analogies entre la formation de la propriété à l’époque moderne et les défis contemporains posés au bien public par les technologies d’entreposage, de traitement et de dissémination des données électroniques, je dirais que l’« enclosure des biens communs » est un choix étrange de précédent historique. S’il est vrai que Disney se bat pour le contrôle absolu des images de Mickey Mouse pour l’ensemble des médias, affirmation de droit monopolistique exclusif vaguement comparable à l’enclosure, d’autres entreprises semblent exercer des activités qui consistent à ouvrir l’accès à des données, des textes et des images à un large public. Lorsque Google numérise le contenu de livres et les publie sur Internet, les auteurs de ces ouvrages protégés par un droit d’auteur doivent davantage se sentir comme les victimes d’une contre-enclosure que d’une enclosure. Si le concept de « biens communs numériques » a une quelconque signification, alors il est certain que Google, Facebook, Twitter et une foule d’autres entreprises d’Internet doivent être reconnus comme d’importants collaborateurs. Évidemment, nous payons tous un prix indirect pour les avantages qu’ils offrent. Nos habitudes de navigation et nos goûts personnels sont surveillés, regroupés et transformés en marchandises ; en même temps, Internet lui-même est puissamment modelé par les stratégies d’affaires de ces entreprises géantes. De tels biens communs, comme les pâturages communaux qui furent aussi lucrativement dominés par les propriétaires d’haciendas et les ranchers des siècles passés, sont exposés aux manipulations des riches et des puissants.
Les approches non lucratives des biens communs numériques, notamment Wikipédia et les Creative Commons, sont extrêmement précieuses, puisqu’elles diffusent des matériaux dans une logique de service public. C’est cela qui les distingue des entreprises numériques mues par la recherche du profit. Le discours sur une lutte séculaire entre biens communs et enclosure ne sert qu’à détourner l’attention des vrais enjeux.
Traduit de l’anglais par Hélène Paré.
par , le 31 mars 2015
Anderson, Virginia DeJohn, Creatures of Empire : How Domestic Animals Transformed Early America, New York, Oxford University Press, 2004.
Biagioli, Mario, « Nature and the Commons : The Vegetable Roots of Intellectual Property », dans Living properties : making knowledge and controlling ownership in the history of biology, de Jean-Paul Gaudillière, Daniel J. Kelves et Hans-Jorg Rheinberger (dirs.), p. 241–250, Berlin, Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgeschichte, 2009.
Boyle, James, « The Second Enclosure Movement and the Construction of the Public Domain », Law and Contemporary Problems, vol. 66, 2003, p. 33–74.
Chevalier, François, La Formation des grands domaines au Mexique. Terre et société aux XVIe-XVIIe siècles, Paris, Institut d’ethnologie, 1952.
Greer, Allan, « Commons and Enclosure in the Colonization of North America », American Historical Review, vol. 117, 2012, p. 365–386.
Hemmungs Wirtén, Eva, « Passé et présent des biens communs. De l’utilisation des terres au partage d’informations », La Vie des idées, 17 septembre 2013.
Allan Greer, « Confusion sur les Communs », La Vie des idées , 31 mars 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Confusion-sur-les-Communs
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[1] James Boyle, « The Second Enclosure Movement and the Construction of the Public Domain », Law and Contemporary Problems, vol. 66, 2003, p. 33–74.
[2] E. P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, traduction de The Making of the English Working Class, par Gilles Dauvé, Mireille Golaszewski et Marie-Noëlle Thibault, Paris, [Seuil, 1988] Points, 2012, p. 279.