Recensé : Marco Vidal, Fist, Paris, Zones, 2015. 160 p., 13 €.
Consacré à la pratique de pénétration du poing dans l’anus ou le vagin, le livre de Marco Vidal, Fist, rassemble des chapitres entre lesquels les liens sont lâches, pour la plupart composés de courts paragraphes, proches de l’aphorisme. Présenté comme une « enquête », le livre mêle plusieurs registres de discours : témoignages, analyses littéraires, points techniques, évocation d’expériences personnelles. Au centre du livre se trouve cependant une question, celle de l’émergence historique de cette pratique. À la suite des analyses de Foucault sur la naissance de l’homosexuel au XIXe siècle, l’idée d’une invention récente de l’homosexualité, et plus largement d’une historicité des pratiques sexuelles s’est installée dans les études sur la sexualité. Le débat qui s’est engagé n’a pas occulté les temporalités longues, ni les rapports complexes entre discours savants et pratiques ordinaires (Halperin, 2002). Marco Vidal rejoint ces questions, sans abandonner le registre de la fiction : « Il ne s’agira pas de révéler ce qui a été caché, pas davantage de substituer une vérité à une vérité. Il suffira de laisser battre le cœur vivant de l’histoire, jamais aussi univoque qu’on veut bien croire » (31). Son objectif est alors de montrer que loin d’être une invention récente, on trouve des traces du fist dans l’histoire, jusque dans la Bible.
« Fiction d’essai » qui lance des pistes sans toujours prendre la peine de les suivre jusqu’au bout, le livre relève de l’exercice de style plus que de l’enquête. C’est aussi ce qui en fait son intérêt. Parallèlement à celle de l’historicité de la sexualité, le livre pose également la question des manières de parler de la sexualité, et en particulier des sexualités minoritaires. Si Marco Vidal peut écrire qu’ « aucun registre de langage ne correspond au fist fucking. Rien à dire ou presque, hors le souffle qui le fait résonner, comme les cris de l’enfant aux oreilles de sa mère, l’encouragement à avancer, l’ordre de se tenir à distance, d’insister, de se retirer ou simplement d’attendre » (47), c’est au contraire la diversité des registres mobilisés dans le livre qui frappe, ce qui conduit finalement à écarter tout raisonnement linéaire et toute position assignable du locuteur, qui se fait tout à la fois historien, témoin, amateur et écrivain.
De ce point de vue, la rupture avec ce que l’auteur présente comme une orthodoxie foucaldienne est aussi une rupture de ton. Les études historiques et la sociologie de la déviance se sont depuis longtemps intéressées aux sexualités minoritaires, en mettant à distance les condamnations morales et politiques dont elles ont fait et font encore l’objet, condamnations qui obligent les minorités sexuelles à vivre leurs fantasmes dans l’ombre. Dans cette perspective, ces sexualités ne correspondent plus à des individus pervers, comme c’est le cas dans les discours médico-psychologiques depuis la fin du XIXe siècle. Ce sont des comportements sexuels qui éclairent la diversité de la sexualité humaine. Elles peuvent également être abordées comme des subcultures sexuelles, qui impliquent une organisation collective, des codes et des modes de transmission spécifiques (Rubin, 2010). Ce n’est pas tout à fait ce que tient à établir Marco Vidal, qui privilégie trois registres pour aborder le fist : l’évocation littéraire, le discours technique, la recherche de l’origine.
L’amour du fist
L’évocation littéraire permet l’euphémisation d’une pratique qui, dite telle quelle, peut être choquante. Elle contribue également à établir que les enjeux et les significations du fist dépassent la simple introduction d’un poing dans un orifice : « quel a donc été le frein qui a retardé l’apparition du fist ? La réponse paraît évidente : la violence et la mort » (40) : violence de la dilatation d’un orifice, mort possible de celui qui reçoit, quand le fist se rapproche de l’empalement, comme on le voit chez Sade. Marco Vidal mobilise des références savantes pour faire du fist une pratique si ce n’est légitime, du moins révélatrice, dont les enjeux symboliques doivent être dévoilés. Il s’agit alors de retrouver le geste dans les œuvres du canon littéraire. Ainsi les métaphores de la pénétration et de l’enfouissement chez Henry James ou Melville deviennent autant d’allusions. Finalement, le fist peut être présenté comme « une victoire de la civilisation sur la nature, du plaisir sur la violence, de l’esprit sur le corps, et finalement du corps sur lui-même » (141).
Pour Marco Vidal, c’est finalement l’amour qui est la clé de cette pratique, dans laquelle « les corps s’ajustent d’eux-mêmes dans un ultime et infini accord » (142). Faire d’une pratique supposée violente, et souvent catégorisée comme sadomasochiste, un acte d’amour reprend un lieu commun de la littérature et des subcultures BDSM (bondage et discipline, domination, domination et soumission, sadomasochisme). Comme le note P. Lejeune à propos de l’épisode de la fessée des Confessions de Rousseau, la référence à l’amour a dans ce cas une dimension stratégique : « il s’agit pour lui de montrer que sa dépravation, loin d’être due à un banal abandon au plaisir charnel, trouve au contraire son origine dans les sentiments les plus purs » (Lejeune, 1975, 56). Elle contribue en tous cas à la dramatisation de ce qui resterait sans cela vulgaire. Ce premier registre de discours prend le risque de faire du fist un prétexte, la signification identifiée semblant quelque peu gratuite. Elle peut également conduire à prendre la posture des « esthètes de la transgression » (Bourdieu, 1994) qui, tels Bataille ou Klossowski, romantisent la contrainte des corps et occultent ainsi les violences et les dépendances dans lesquelles ils sont pris, dans un éloge des pulsions masculines. Marco Vidal prend le risque de cette esthétisation, mais suggère que dans le cas du fist, il est moins question de contrainte que de partage, d’abandon de soi et finalement d’une certaine douceur.
Un second registre consiste à insister sur les aspects techniques et prosaïques du fist : les techniques de dilatation, les lubrifiants utilisés par les amateurs, les conséquences potentielles sur la santé et le corps sont ainsi évoqués. On rejoint ce que Michael Pollak a appelé, à propos du développement des enquêtes sur les homosexuels masculins, les « vertus de la banalité » (Pollak, 1981) : sans sentiment explicite ni moralisme, ces études sont attentives à l’organisation pratique des sexualités minoritaires et aux caractéristiques des amateurs, souvent abordés comme une population spécifique. L’épidémie de sida a fait proliférer ce type de discours, dans lequel les pratiques sexuelles sont abordées sous l’angle du risque et de la santé publique. Marco Vidal investit ce registre, mais le délaisse souvent au profit de l’évocation littéraire : le chapitre intitulé « Avec ou sans gant » est moins un exposé sur les avantages et les inconvénients du gant dans la pratique du fist qu’une évocation des plaisirs de la main.
Ces deux registres ont en commun d’instaurer une distance du locuteur vis-à-vis de son objet, et donc de mettre à distance les intérêts supposés douteux du chercheur pour son objet, souvent présent dans les enquêtes sur la sexualité (Kulick, 2011). Là encore, Marco Vidal brouille les pistes. Le choix du pseudonymat lui permet sans doute d’évoquer ses propres expériences sans s’exposer publiquement. Mais il laisse dans l’ombre ce qui pourraient éclairer cette pratique en se focalisant sur le geste lui-même : trajectoire sexuelle et conjugale, origine sociale, pratiques de sociabilité ne sont pas évoquées, alors même qu’elles peuvent éclairer la signification du fist, et de toute pratique sexuelle. Le fist, comme la main qui plonge dans l’anus aux yeux de l’auteur, est ici une pratique « en apesanteur » (142).
Les fantasmes de l’origine
Une troisième ligne traverse le livre, elle aussi classique dans les textes sur les sexualités minoritaires : la recherche de traces du fist dans l’histoire. Ici, c’est L’Iliade et Le Cantique des Cantiques qui viennent au secours du fist. Cette lecture s’oppose donc explicitement à ce qui est présenté par l’auteur comme un lieu commun des études gaies et lesbiennes : le fist aurait été inventé au cours du XXe siècle, à la faveur du développement de subcultures sexuelles et de drogues favorisant la dilatation de l’anus.
On peut cependant penser que la question n’est peut-être pas tant celle des conditions de possibilité d’une histoire longue du fist que celle de la variété des significations qu’on peut donner à cet acte, comme à toute pratique sexuelle : les aspects phénoménologiques de la sexualité sont toujours pris dans des différences sociales et culturelles, qui expliquent les variations historiques des significations accordées à telle ou telle pratique, même si certaines sont remarquablement stables (Bozon, 1999). De ce point de vue, même si on trouve des traces d’introduction du poing dans l’anus ou le vagin dans le Cantique des Cantiques (« Mon ami a tendu sa main par l’ouverture et mon ventre était en tumulte à cause de lui » – comme le note l’auteur, la traduction d’H. Meschonnic se prête plus que d’autres à cette interprétation), rien ne permet de rapprocher ce geste des sous-sols des bars gais.
Marco Vidal propose ainsi une rêverie sur le fist qui rend sensibles les multiples registres de cette pratique. On regrettera que deux aspects majeurs ne soient qu’esquissés, faute d’une analyse plus matérialiste. D’une part, le registre de la politisation n’est pas investi. S’il a pour avantage de pointer du doigt les stigmatisations dont les sexualités minoritaires font l’objet, il tend également à leur assigner un impératif de subversion qui décrit mal les investissements ordinaires des amateurs. C’est peut-être la raison pour laquelle Marco Vidal ne s’en empare pas. Par ailleurs, la dégénitalisation de la sexualité dont le fist serait un indice selon l’auteur n’est peut-être pas l’essentiel : si pour Marco Vidal « les sexualités sans phallus sont à l’ordre du jour » (39), l’assignation de la sexualité à la pénétration génitale et à la conjugalité reste dominante dans les sexualités majoritaires. L’enjeu du fist est peut-être moins la génitalité que la pénétration, et toutes les significations sexuées qui l’entourent. Les rapports de genre sont peu présents dans le livre, sauf pour évoquer « la calme virilité » (20) d’un bar consacré à cette pratique, ou au détour du témoignage d’un homme notant que s’il trouvait des femmes pour le fister, il n’aurait pas de « problèmes de violence » avec ses partenaires (34). Les questions de genre traversent pourtant cette pratique : les significations du fist vaginal sont-elles les mêmes que celles du fist anal ? Le fist a-t-il les mêmes significations pour une femme ou un homme, un homosexuel ou un hétérosexuel ? Autant de questions que l’ouvrage laisse en suspens, en préférant identifier des enjeux symboliques plus généraux.