Recensé :
Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du libéralisme. Paris, Gallimard, Collection NRF essais, 2007, 396 pages, 24,90 euros.
Qu’on ne s’y trompe pas, si l’ouvrage de Christian Laval s’intitule L’homme économique, ce titre n’est pas une simple traduction du fameux homo œconomicus, cher aux économistes et à leurs détracteurs. L’expression est à prendre au sérieux : selon l’auteur, le développement de l’économie libérale s’est accompagné d’une transformation radicale des fondements anthropologiques de l’Occident. L’homme en est sorti transformé : il est devenu économique.
À une ancienne anthropologie, héritière de l’antiquité et du christianisme, a succédé une nouvelle normativité, dont le libéralisme contemporain est aujourd’hui le descendant. L’ancienne anthropologie valorisait une forme de passivité, de gratuité ou même de désœuvrement, typiquement chrétiens, ou bien une forme d’honneur, attachée aux valeurs guerrières de la noblesse. La nouvelle anthropologie valorise un moi actif et productif, intéressé et calculateur. Ces valeurs se sont développées à partir de la sphère économique mais se sont plus largement répandues dans l’ensemble de la vie sociale. Ses expressions se donnent à lire aux confins de la morale, de la religion, de l’économie, de la philosophie et de la politique. Christian Laval les débusque chez des auteurs canoniques, comme Bernard Mandeville, Adam Smith, Claude-Adrien Helvétius ou Jeremy Bentham, aussi bien que chez des auteurs moins fréquentés, comme Giovanni Botero, Jacques Esprit ou Dugald Stewart.
Avec cet ouvrage dense, Christian Laval s’inscrit dans une longue tradition. Après des auteurs classiques comme Karl Marx, Max Weber ou Werner Sombart, ou plus contemporains, comme Michel Foucault ou Albert O. Hirschman, il explore les liens qui associent l’émergence du capitalisme, du libéralisme et de l’utilitarisme à la formation de nouvelles valeurs et de nouvelles représentations. Cette généalogie morale et intellectuelle du libéralisme donne une certaine ampleur aux travaux que Christian Laval consacre depuis plusieurs années à l’histoire de l’utilitarisme, et plus généralement à l’histoire des sciences sociales. Elle éclaire des transformations intervenues entre le Moyen-Âge et la période contemporaine, le cœur de l’analyse portant sur une période allant du XVIIe au XIXe siècle.
Composé de chapitres en partie indépendants, l’ouvrage s’articule autour de deux principaux moments. Partant du capitalisme médiéval, une première série de chapitres explore les origines sociales et intellectuelles de l’utilitarisme. La seconde partie analyse ses principales expressions intellectuelles, jusqu’à la contribution de Jeremy Bentham. Les travaux d’auteurs postérieurs sont convoqués ponctuellement, au titre de prolongements.
Aux sources de l’intérêt
Christian Laval commence par reprendre à son compte l’épopée du capitalisme médiéval et de ses pratiques économiques. Comme on sait, ces dernières font appel à des savoirs, des techniques et des pratiques commerciales qui laissent une place inédite au calcul. L’auteur insiste sur les valeurs associées à ces techniques, jusque dans la recherche pieuse du salut (chapitre 1). Les marchands ne sont pas les seuls acteurs impliqués dans le développement d’une logique de l’intérêt. A partir du XVIe siècle, les théoriciens de l’Etat apportent une contribution décisive, en instituant l’intérêt comme véritable « intégrateur politique » (chapitre 2). Dans un contexte de guerres des religions, l’utilité publique n’est plus directement liée à la religion, elle est pensée en référence aux intérêts des individus, pour lesquels l’Etat apparaît comme un lieu politique de convergence. Placés dans des rapports de rivalité nationale, les Etats sont eux-mêmes pensés comme des acteurs intéressés, à travers la doctrine de la souveraineté. Enfin, la poursuite de l’utilité devient une finalité économique collective, dont le caractère politique est exprimé par le mercantilisme. L’intérêt devient la clé du pouvoir et de la paix civile.
Après les marchands et les gens d’Etat, les moralistes installent la notion d’intérêt au cœur des représentations. A ce propos, Christian Laval signale un « grand retournement » – entendu dans le sens quasi-nietzschéen d’une transvaluation des valeurs – auquel il consacre quelques belles pages (chapitre 3 et 4). Le privilège reconnu à la notion d’intérêt est associé à la morale du Grand siècle, singulièrement au jansénisme et au puritanisme. L’intransigeante dépréciation morale de l’« amour propre » et de la vanité humaine induit une nouvelle lecture des comportements, plus facilement perçus comme l’expression travestie de l’intérêt, qui apparaît comme le ressort ultime des actions humaines. Sous le regard sans complaisance des moralistes, même les Grands, réduits à l’état de courtisans, semblent se vautrer dans la mesquinerie des intérêts. Prise dans son ensemble, la vie en société exige de « régler » le jeu des convoitises et des vanités. Bien avant les théoriciens de l’économie moderne, les principes explicatifs et normatifs du « marché de l’estime » et des intérêts personnels prennent forme et consistance, sur un terrain de moins en moins moral, de plus en plus réaliste. Forçant le trait jusqu’à la polémique, le calviniste rigoriste Bernard Mandeville n’a plus qu’à montrer, au début du XVIIe siècle, dans sa fameuse Fables des abeilles, à quel point la logique de l’intérêt est non seulement partout présente, mais aussi avantageuse, sinon moralement du moins socialement. Les principes de l’utilitarisme sont posés. Leur développement est l’affaire des décennies suivantes.
Les logiques de l’utilité
L’utilitarisme fait fonds sur une valorisation inédite de l’action. Avant d’être économique ou politique, l’action est une valeur morale, déclinée à travers le statut singulier reconnu aux passions (Chapitre 5). Certes la logique de l’intérêt appelle en principe la régulation bien tempérée, et pour ainsi dire « bourgeoise », d’un système de mesures associant poids et contre-poids. Mais elle se fonde aussi sur le souci moral – moins souvent relevé – de renforcement du plaisir, de « maximisation », allant parfois jusqu’à la passion et à l’excès. Au XVIIIe siècle, la nouvelle valeur de l’action est en outre associée à des principes matérialistes, qui lui offrent un support concret, le corps. C’est à partir du corps que sont indexés les mesures et calculs de l’intérêt. La sensibilité humaine, la souffrance et les jouissances, les plaisirs et les peines apparaissent comme les marqueurs les plus sûrs de l’intérêt. C’est à travers eux que toute valeur peut être appréciée. Et Christian Laval de reprendre les débats classiques sur la valeur, en soulignant la tension entre les théories de la valeur intrinsèque, liée à la quantité de travail incorporée, et celles de la valeur d’usage, rapportée à la jouissance qui peut en être dérivée (chapitre 6). L’appréciation de la valeur passe par un calcul monétaire, qui permet non seulement la mensuration adéquate des états sensibles mais rend aussi possible la prise en compte des anticipations, des peines et des plaisirs imaginés. La mise en relation du calcul et des « expectations » débouche sur une représentation probabiliste de l’action, développée par Hume et par Bentham. Elle s’applique à la sensibilité propre de l’individu comme au comportement d’autrui. Elle peut le cas échéant être reprise à son compte par l’Etat, en cas de défaillance des individus. A ce stade, le raisonnement économique ne se limite plus à la sphère des biens matériels ou des échanges marchands, il s’étend à l’ensemble des comportements humains, appréhendés dans toute leur généralité (chapitre 7).
A cette nouvelle anthropologie, sont associés de nouveaux principes d’organisation sociale. Ils se traduisent par un déplacement : des principes anciens, caractérisés par la verticalité de la transcendance divine et du regard asymétrique que les gouvernants portent sur les gouvernés, sont remplacés par de nouveaux principes, plus immanents. Ces derniers consacrent l’autonomie des relations sociales « spontanées », tissées au sein du marché, et des rapports de pouvoir horizontaux, soutenus par la surveillance réciproque des individus dans une société aspirant à la transparence (chapitre 8 et 9). Ces principes s’accompagnent d’un usage renouvelé de certains « instruments », dont le statut d’outils est spécifiquement mis en avant. Le rôle de la monnaie est à cet égard bien connu. Christian Laval souligne aussi celui du langage, à travers la théorie des fictions de Bentham en particulier. Dans des pages captivantes, l’auteur montre comment Bentham abandonne une « conception strictement référentielle du mot isolé » pour une conception holistique prenant en compte les usages pratiques du langage, et envisageant la possibilité de le réformer à des fins pratiques. W.V.O. Quine y a vu rien moins qu’une « révolution copernicienne ».
Le libéralisme, et après ?
Cette savante mise au jour des racines du libéralisme conduit à revisiter une histoire familière aux sciences sociales, en insistant sur sa dimension morale, normative et finalement anthropologique. Cette fresque recomposée, Christian Laval se demande en conclusion quelle posture critique imaginer.
Pour ce faire, il propose de distinguer le néolibéralisme de ses racines, car ces dernières offrent des ressources critiques dont témoigne la variété des expressions du libéralisme au cours des derniers siècles. Indispensable compagnon de route du libéralisme, l’Etat est tout d’abord l’objet de considérations cycliques, qui conduisent à le réhabiliter de manière régulière. A un autre niveau, les principes anthropologiques du libéralisme accordent une place à des conceptions moralement et politiquement libérales du lien social, dont témoignent des expressions progressistes de l’utilitarisme, confinant parfois au socialisme. Au-delà de l’identification des ressources internes au retournement anthropologique libéral, l’auteur entend aussi caractériser les spécificités du moment actuel, au sein duquel le libéralisme n’est plus tant conçu comme une voie d’émancipation, attachée à l’idée de progrès, que comme une dynamique désenchantée, lourde de contractions et de difficultés. Enfin, le caractère anthropologique du libéralisme conduit Christian Laval à situer la critique sur un terrain proprement anthropologique, ouvert par Marcel Mauss dans son Essai sur le don et aujourd’hui prolongé par le courant anti-utilitariste. En lieu et place d’un lien social fondé sur l’intérêt des individus, l’auteur défend une conception de l’homme appréhendé comme « sujet de désir », engagé, dans ses relations avec autrui, dans le régime de la réciprocité, du don et du contre-don.
Au total, l’ouvrage est animé par une véritable ambition intellectuelle. S’inspirant des grands textes sociologiques, et se référant souvent à Marx, y compris pour s’en démarquer, il identifie un processus historique capable de rendre raison de grandes transformations sociales. Il se distingue à ce titre d’une littérature sociologique souvent rivée à des objets partiels, aussi bien que d’une prose post-moderniste prenant facilement congé des grands récits. Pour autant, la thèse générale est desservie par quelques limites. Soucieux de faire converger les ressources qu’il mobilise dans un récit dont il reconstitue les étapes, Christian Laval présente une thèse bien plus qu’il ne la démontre. Les auteurs mobilisés sont choisis et interprétés dans un sens systématiquement favorable à la thèse avancée. Si des éléments contradictoires sont parfois signalés, c’est seulement pour indiquer le caractère non linéaire des « trends » identifiés. La même limite apparaît à travers le matériau pris en compte. Alors que les premiers chapitres accordent une certaine place aux transformations sociales et historiques, liées aux pratiques médiévales, la réalité empirique disparaît dès le second chapitre derrière les propos des auteurs convoqués. Bien qu’elle vise une transformation anthropologique, intéressant en principe non seulement les représentations savantes, mais aussi les représentations profanes et les réalités mêmes, la thèse se fonde sur une enquête presque exclusivement internaliste, appuyée sur les seules productions intellectuelles d’esprits généralement éminents, mais de ce fait même assez singuliers. Enfin, la conclusion ne manque pas d’étonner, tant l’appel ultime à l’anti-utilitarisme paraît quelque peu dérisoire au regard de la forte empreinte laissée par la lecture historique de l’emprise de l’utilitarisme dans nos sociétés occidentales et au-delà. De manière plus incidente, on remarquera que l’auteur consacre au fil des développements des pages passionnantes à certains auteurs, comme Helvétius, ou à certaines thématiques, comme la philosophie du langage de Bentham. L’ouvrage se distingue plus généralement par la maîtrise des textes composant la tradition utilitariste, et par le souci remarquable de les interroger et de les mettre en perspective pour notre temps.