L’histoire n’existe pas seulement dans les livres : elle se donne à voir, elle s’expose dans des musées. Organisatrices de l’exposition « 1931, les étrangers au temps de l’Exposition coloniale », deux historiennes font part de leur expérience, mais aussi de leurs hésitations et de leurs doutes.
L’historien, sans doute plus que d’autres chercheurs en sciences humaines et sociales, est souvent confronté au difficile exercice de la vulgarisation, mû par l’appétit du grand public pour les livres d’histoire ou les fictions historiques. Dans ce paysage général vient se greffer, depuis une vingtaine d’années, une nouvelle donne, engendrée par le mouvement général et international de patrimonialisation : la demande muséographique. Si le musée d’histoire n’est pas une création récente [1], il se propage aujourd’hui dans de nombreux pays, produit d’une demande mémorielle et d’une mission éducatrice, qui ne vont d’ailleurs pas nécessairement ensemble [2]. Qu’on pense aux réalisations anglo-saxonnes comme le musée de l’immigration d’Ellis Island à New York, le musée-mémorial de l’Holocauste à Washington, le musée de l’Empire britannique et du Commonwealth à Bristol ou aux institutions françaises que sont le Musée d’histoire contemporaine (intitulé comme tel en 1987 après avoir été longtemps le Musée de la guerre), le Mémorial de Caen, l’Historial de la Grande Guerre à Péronne ou encore le Centre d’histoire de la résistance et de la déportation à Lyon, les exemples ne manquent pas qui témoignent de ce nouvel engouement muséographique dont témoigne encore, très récemment, la déclaration de Nicolas Sarkozy, le 14 janvier 2009, en appelant à la création d’un « Musée de l’histoire de France ».
L’historien est alors convoqué comme expert ou comme producteur de ressources dans des entreprises à l’intérêt exceptionnel, au vu de la diffusion du savoir, mais de ce fait également périlleuses. Comment répondre à cette demande ? La confrontation entre l’entreprise muséographique et la pratique historienne n’est ni neutre, ni évidente ; elle met l’historien à l’épreuve des impératifs ambivalents de la demande muséographique, entre émotion et transmission des connaissances [3]. Plus encore, elle l’oblige à s’engager : s’engager dans la cité en s’adressant au public avec un discours clair, intelligible et souvent à portée civique, mais engager également son identité professionnelle au sein du monde académique en défendant une certaine manière d’exercer son métier.
Nous aimerions ici revenir sur cette confrontation à partir d’une expérience singulière. Elle concerne une exposition, intitulée « 1931 : les étrangers au temps de l’Exposition coloniale », qui s’est tenue récemment à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (6 mai – 5 octobre 2008) et dans laquelle nous avons tenu le rôle de commissaires, en tant qu’historiennes de la colonisation et de l’immigration respectivement, spécialistes de la période de l’entre-deux-guerres. Si nous souhaitons aujourd’hui revenir sur cette expérience, c’est qu’elle pose, nous semble-t-il, des questions générales relatives aux modalités de l’exposition de l’histoire, d’une part, mais également, et plus particulièrement ici, aux manières d’évoquer en France aujourd’hui, l’histoire de la colonisation et l’histoire de l’immigration.
Une exposition à risque
Certains risques, au début de cette expérience, nous étaient connus. Tout d’abord, l’exposition devait trouver sa place dans une institution à l’histoire mouvementée. Sans revenir sur le détail des tergiversations politiques autour du projet d’un musée de l’immigration, porté conjointement par des chercheurs spécialistes du champ et des militants associatifs dès le début des années 1990 [4], il faut rappeler que l’histoire de la toute jeune Cité nationale pour l’histoire de l’immigration (CNHI) est marquée par une hésitation quant à sa définition même (lieu de culture, lieu d’histoire et de pédagogie, lieu de mémoire ?) qui se retrouve aujourd’hui dans la multiplicité des ministères de tutelle, aux missions parfois antagonistes : ministère de la Culture, ministère de l’Éducation nationale et de la Recherche, ministère de la Cohésion sociale (Département de la population et des migrations ou DPM, aujourd’hui dépendant du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire). La dimension politique inhérente à la création d’un musée français de l’immigration était renforcée par la mise en place de l’institution naissante : soutenu par le gouvernement de Lionel Jospin dès 1998, repris par Jacques Chirac après sa réélection en 2002, le projet est confié à Jacques Toubon qui est à l’origine du choix du bâtiment, l’ancien Musée des arts africains et océaniens, vidé de ses collections par l’ouverture du musée du quai Branly [5].
Cette implantation a d’ailleurs immédiatement déclenché une polémique : pourquoi faire de ce lieu, ancien musée des colonies construit pour l’Exposition coloniale internationale de 1931, un musée de l’immigration et non un lieu de mémoire et d’histoire de la colonisation ? Naît alors rapidement l’idée d’organiser une première exposition temporaire sur les étrangers en 1931, « où serait mise en scène la double histoire qui se jouait cette année-là, celle de la glorification des colonies à travers l’Exposition du bois de Vincennes et celle d’une présence étrangère jusque-là inégalée en nombre et en diversité » [6].
La commande de l’institution, qui nous est adressée en février 2006, provoque d’emblée des réticences de notre part : quel rapport existe-t-il entre l’Exposition coloniale internationale, célébration colonialiste qui prend la forme d’un immense spectacle populaire, et la présence en métropole d’une population étrangère massive, peu visible et d’origine majoritairement européenne ? En outre, évoquer l’immigration au début des années 1930 par le biais de l’Exposition coloniale nous apparaît éminemment problématique dans nos deux champs respectifs d’insertion professionnelle : l’histoire de l’immigration et l’histoire de la colonisation.
La commande ne pouvait qu’encourager l’assimilation de l’histoire de l’immigration à un sous-ensemble de l’histoire de la colonisation, renforcer les collusions si fréquentes, dans les discours et les représentations, entre « immigrés » et « originaires des colonies », oubliant par là même le passé d’une première immigration européenne en France. Nos réticences provenaient également des polémiques propres au champ de l’histoire de la colonisation [7], avivées par la loi de février 2005 reconnaissant le « rôle positif » de la présence française en Afrique du Nord [8]. En focalisant toutes les questions autour d’un « bilan » (positif ou négatif) de la colonisation, les débats médiatiques rendaient difficile la pratique d’une histoire sociale de la colonisation. Or l’Exposition coloniale se prête particulièrement à la dénonciation du discours colonialiste [9], tout en oubliant les réalités pratiques de la colonisation sur le terrain. Réticentes certes, mais séduites à l’idée de pouvoir, par ce biais, défendre nos positions scientifiques sur la question et faire partager au grand public une autre « vision » que celle communément diffusée dans les médias, nous avons décidé de tenter l’expérience.
Mais de nouvelles embûches nous attendaient. L’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, alors que nous étions en train de travailler sur l’exposition depuis un an déjà, suivie par la création d’un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, provoque le 18 mai 2007 la démission collective de huit des douze historiens du Comité d’histoire de la CNHI, chargés de la mise en place du parcours permanent du musée, dit encore parcours « Repères », pour protester contre l’intitulé du ministère tout en déclarant continuer de soutenir le projet « tant que son esprit perdurera ». Déstabilisante, cette démission aurait pu fragiliser notre position, que ce soit à l’intérieur de l’institution ou, plus encore, à l’extérieur, au sein de nos univers personnels et professionnels. Dans les faits, elle a surtout dérangé et décrédibilisé l’institution, dès lors obligée de nous traiter avec force ménagements. Nous réalisons alors combien l’expérience nous entraîne dans un inévitable dialogue entre passé et présent, entre histoire et actualité, auquel nous ne sommes pas préparées.
Passé et présent
Rapidement, le parti pris adopté pour dépasser les problèmes liés à la commande même du sujet de l’exposition consiste à se centrer sur un moment : 1931. Pourquoi 1931 ? Parce que 1931, année charnière de l’entre-deux-guerres, permet de questionner et d’approfondir les liens entre immigration et colonisation. Le 6 mai de cette année, l’Exposition coloniale internationale, édifiée sur 110 hectares du bois de Vincennes, est inaugurée par le président de la République Gaston Doumergue et le maréchal Lyautey [10]. L’exposition, présentée comme un lieu de rendez-vous des principales puissances coloniales de l’époque (la Belgique, les Pays-Bas, le Portugal, le Danemark et les États-Unis y sont représentés, la Grande-Bretagne ayant décliné l’invitation), fait la part belle à l’Empire français et à ses différents « fleurons », exposant par exemple une réplique à l’échelle exacte du troisième étage du temple d’Angkor Vat. Vitrine d’une France impériale exhibant fièrement sa mainmise sur plus de douze millions de kilomètres carrés, elle rencontre un large succès avec plus de huit millions de visiteurs sur six mois.
Au même moment, la France s’impose comme l’un des principaux pays d’immigration dans le monde : le recensement de la population effectué en cette année 1931 comptabilise 2,9 millions d’étrangers résidant sur le territoire métropolitain, soit près de 7 % de la population. Ce mouvement commence dès la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle s’impose la nécessité de faire appel massivement à la main-d’œuvre étrangère et coloniale pour remplir les usines, vidées par la mobilisation générale. Ce mouvement s’accélère dans les années 1920, pendant lesquelles les efforts du patronat se joignent à ceux des pouvoirs publics dans la mise en place d’une politique de recrutements massifs. En outre, les bouleversements géopolitiques européens provoquent l’accélération des transferts de population et des mouvements de réfugiés. La population étrangère en France double quasiment dans la décennie 1920. Si l’immigration est avant tout européenne, une première immigration coloniale venant d’Afrique du Nord et d’Asie commence à s’établir en métropole. Confronter la question des étrangers à celle des sujets de l’Empire français permet de souligner leurs différences (par exemple en matière de statut administratif et juridique) et leur communauté de situation, en particulier dans le regard que portent sur eux la société française et les pouvoirs publics [11].
L’année 1931, point de retournement de la conjoncture de l’entre-deux-guerres, offre ainsi un observatoire privilégié des phénomènes à l’œuvre sur le front économique, social et politique. La crise économique touche alors la France de plein fouet, favorisant la montée des mécontentements. Alors que l’Exposition coloniale internationale promeut l’image d’une France impériale à l’apogée de sa puissance, on observe les prémices d’une contestation de l’ordre colonial qui prend appui, pour une part, sur les immigrants présents en France : l’Étoile nord-africaine est fondée en France en 1926 par un groupe de travailleurs algériens, le Comité de défense de la race nègre est créé par Lamine Senghor la même année à Paris. Surtout, le pays est traversé par de nombreuses tensions : xénophobie, antisémitisme, racisme, mises en cause du droit d’asile, expulsions.
Mais quid de l’avenir ? Telle fut la question, maintes fois posée, par l’équipe de direction de la CNHI, soucieuse de délivrer un message pédagogique à l’intention des jeunes visiteurs du XXIe siècle. Il s’agissait, pour elle, de rappeler que 1931 précédait des moments d’histoire majeurs comme le 6 février 1934, le Front populaire, la Seconde Guerre mondiale, voire les indépendances des colonies.
Cette approche, de nature téléologique, s’inscrit en porte-à-faux avec le raisonnement historien qui, s’il lit dans un moment passé le résultat d’une configuration antérieure, se doit résolument d’éviter de prédire l’avenir, alors même qu’il le connaît. La demande de l’institution heurtait les bases de notre formation ; elle fut isolée mais néanmoins impérative. Devant notre refus de coopérer et de sélectionner quelques dates-clés qui « découleraient » du moment 1931, il fut décidé que la dernière salle, spatialement séparée du reste de l’exposition, serait constituée d’une chronologie « exhaustive » et donc éclectique, sur laquelle serait surimprimé « et après », sorte de pied de nez à l’injonction.
Cet épisode unique et isolé d’intervention directe de la direction traduit bien la distorsion entre l’attente politique d’un propos tourné vers le présent (et d’une certaine manière l’avenir) et un discours scientifique, évidemment fils du présent pour reprendre l’expression de Marc Bloch, mais qui refuse la normativité ainsi que toute velléité prédictive. Toutefois, cette attente n’est pas réservée aux hommes politiques ; elle s’est exprimée, tout au long de la durée de l’exposition, par le public qui lit l’histoire en regard du présent. Crise économique, expressions xénophobes, manifestations de rejet de l’étranger, refoulements et expulsions, ces données propres à la description de la France des années 1930, qui structuraient l’espace de l’exposition consacré aux « étrangers au travail », ont résonné comme une dénonciation de la politique actuelle alors que nous étions uniquement – et sans doute trop naïvement – préoccupées de rendre compte du lien central, dans l’entre-deux-guerres, entre immigration et marché du travail, ainsi que de la discrimination nationale face aux contractions de l’emploi.
Mettre l’histoire en musée l’ouvre à la lecture des contemporains et soumet, dès lors, le passé aux interpellations du présent, porté par le regard des visiteurs mais également par la demande journalistique. Ainsi, lors de l’inauguration de l’exposition, le 6 mai 2008, le « sujet » a du mal à trouver sa place dans les médias, situé à la croisée des services « Culture » et « Société ». Pas assez artistique pour les journalistes spécialisés dans la couverture des expositions et événements culturels, pas assez politique pour les journalistes traitant de la question de l’immigration… La place médiatique des expositions d’histoire reste encore à trouver. Cette tension, renforcée par le caractère politique des questions d’immigration, n’est pas de portée purement anecdotique ; elle pose aussi une question d’importance quant au statut des relations entre muséographie et discipline historique : quelle place réserver dans le monde culturel aux expositions d’histoire ?
Le choc des cultures
Si nos craintes premières se focalisaient sur l’éventuelle pression politique, il est apparu, au fil des mois et pendant l’élaboration du projet, que nos principales difficultés n’étaient pas d’ordre partisan, mais bien plus d’une incompréhension entre pratiques et savoir-faire professionnels parfois conflictuels. Travailler pour un projet d’exposition oblige l’historien à se familiariser avec de nouveaux acteurs, de nouvelles pratiques et de nouvelles institutions très éloignés du monde universitaire. Ainsi en est-il du « commissariat » – mot déjà lourd de sens pour nous, socio-historiennes de l’État ! – qui réunit des individus aux formations, insertions professionnelles et manières de faire différentes et parfois antagonistes. Les débats autour de la conception de l’exposition portent fondamentalement sur la nature même du projet : s’agit-il d’une exposition « d’histoire », construite autour d’un discours historique, ou d’une exposition de beaux objets, « artistique » et/ou « conceptuelle », insérée dans une période historique délimitée ?
Le débat n’a rien de théorique. Il se traduit immédiatement par une lutte matérielle autour des objets à montrer dans le cadre de l’exposition. Face à la dimension spectaculaire de l’Exposition coloniale toute en démesure, reconstructions architecturales, peintures et sculptures monumentales, mais également objets ethnographiques prêtés pour l’occasion par des collectionneurs d’« art nègre » réputés [12], comment faire place à la quotidienneté, ou encore à la banalité de la présence sourde bien que massive des immigrants en France, dont les traces sont d’abord de nature administrative (papiers d’identité, dossiers de surveillance, statistiques) ? Comment traduire l’invisibilité relative de l’étranger, lui donner une matérialité face au décor fastueux de l’Exposition coloniale pour laquelle les éléments qui subsistent sont non seulement nombreux, mais ont une telle présence qu’ils sont susceptibles d’occulter des documents d’archives parfois poussiéreux, souvent disparates et pourtant essentiels à notre propos ? La lutte semblait inégale : ébloui par les restes de l’Exposition de 1931, le regard du visiteur ne risquait-il pas de se lasser devant la sécheresse des rapports administratifs, la répétitivité des listes nominatives de recensement, dossiers individuels, papiers d’identité, circulaires, glanés dans les nombreux centres d’archives municipales et départementales ? Si l’accumulation des papiers (cartes d’identité, dossiers de demandes de naturalisations, contrats de travail, arrêtés d’expulsion, etc.) traduit une expérience tangible, parfois traumatique, et rend compte, pour une part, du vécu des immigrants en France, leur force de suggestion restait à prouver.
Face aux documents d’archives, aux cartes et graphiques statistiques qui forment la matière première de notre activité professionnelle, les historiens de l’art et les spécialistes de muséographie se montrèrent dubitatifs : de tels documents étaient illisibles, plats (puisqu’à deux dimensions) et surtout inesthétiques, reproches résumés dans cette phrase, tant entendue : « Il faut du 3D ! » Une des voies choisies fut l’évocation de trajectoires individuelles et familiales de migrants de 1931 par leurs objets personnels (un exemplaire de la Divine Comédie rapporté d’Italie, un moulin à café d’Arménie, etc.). L’idée était de répondre à l’exigence de la « troisième dimension » par une plongée du visiteur dans la réalité concrète de l’expérience vécue par les immigrés, en suivant le destin de quelques cas individuels, mis en scène dans des espaces légèrement en retrait du parcours, plus intimes.
L’un des autres points d’achoppement au sein du « commissariat », témoin de ce choc des cultures, a concerné la place à accorder aux artistes étrangers. Présents en nombre dans la France de 1931, ces artistes sont producteurs d’œuvres dont la « valeur » d’exposition est incontestable [13]. Mais était-il dès lors légitime de réserver un sort particulier à ce groupe, autrement dit une « salle distincte » dans le parcours ?
Deux raisons s’y opposaient selon nous : considérer d’abord l’art comme une activité professionnelle parmi d’autres occupées par les étrangers, mais surtout rappeler que, du point de vue de la société d’accueil et notamment des pouvoirs publics français, les étrangers, qu’ils soient artistes ou non, étaient traités de la même façon. C’est ainsi que le récépissé de demande de carte d’identité de Salvador Dali s’est retrouvé glissé parmi d’autres, ou encore que les œuvres d’art réalisées par les artistes étrangers présents à Paris en 1931 (Giacometti, Victor Brauner, Otto Freundlich) furent dispersés le long du parcours, en contrepoint des salles thématiques.
Mises à l’épreuve du métier d’historien
Derrière ce choc des cultures, ce sont les règles du métier d’historien qui sont constamment mises à l’épreuve. Repérage des archives, sélection des documents, nouveaux impératifs de lisibilité, les choix quotidiens que doivent effectuer les commissaires scientifiques sont souvent cornéliens au regard de leurs ambitions initiales, mais également de leurs habitudes professionnelles. L’organisation même du processus du travail est bouleversée. Dans une exposition, le discours ne découle pas de la recherche et de l’étude préalable de sources, il les précède. Le texte constitue le point de départ, à travers la mise au point d’un synopsis, qui initie le travail de recherche iconographique et archivistique et de repérage d’objets, dans un but d’illustration, voire parfois de démonstration du propos. La collecte se fait ainsi à partir d’un but défini : trouver des objets sur telle ou telle thématique, mais également des documents susceptibles d’être exposés. La sélection s’avère féroce, car, au contraire de la démarche classique de l’historien, ce n’est ni par le cumul ni par la comparaison des sources que s’élabore le travail. L’archive n’est plus une source, elle devient un but. Dès lors, sa forme matérielle s’impose comme un élément central : on recherche des couleurs, des photographies, du « visuel », pour pouvoir faire œuvre muséale. L’écriture manuscrite est préférée à l’écriture typographiée, les couleurs (tampon rouge), annotations en marge, photographies d’identité sont valorisées, le document « individuel » préféré à la circulaire administrative. Car seul demeure à la fin l’objet, chargé de transmettre le discours historique – même si le texte peut prendre valeur d’objet muséal.
En effet, nous avons fait le pari d’accorder une forte importance aux textes dans l’exposition, pari qui a guidé la scénographie. Jeux d’agrandissements, reproduction d’archives sur des murs rétro-éclairés, mise en scène des textes introduisant le propos de chaque salle afin de les rendre eux-mêmes « objets d’exposition », par un travail de mise en lumière et en couleurs, ont été autant de solutions proposées par le scénographe, Massimo Quendolo, pour rendre accessibles des documents souvent arides sans se départir d’une exigence esthétique. Plus difficile fut la rédaction des cartels, textes descriptifs accompagnant chacune des œuvres exposées, trop nombreux et trop longs de l’avis des scénographes. Mais comment expliquer des questions aussi complexes que les différents statuts des populations immigrantes issues des colonies (français sans être citoyens, « protégés » ou encore « étrangers ») sans entrer dans le détail [14] ? Parfois le document peut être explicite, notamment lorsqu’il joue des « couleurs » pour différencier les uns des autres. Sur telle liste nominative du recensement de la ville d’Aniche (ville du nord de la France, qui en 1931 compte 9 000 habitants dont 1 000 étrangers), la nationalité de trois habitants nés en Algérie est d’abord mentionnée comme française, avant d’être corrigée et remplacée par « NA », c’est-à-dire « Nord-Africain », en bleu. Les étrangers, ici des Grecs, sont quant à eux marqués d’un trait de crayon rouge, pour mieux les repérer lors de la compilation des résultats.
Mais le document ne peut prendre sens sans commentaire. La relation entre l’objet exposé et le cartel qui l’accompagne a fait l’objet de nombreux débats au sein du commissariat, mais l’actualité muséale nous fut d’un grand secours. En avril 2008, date où nous rédigions et installions nos derniers cartels, a éclaté la polémique autour de l’exposition de la Bibliothèque historique de la ville de Paris, « Les/Des Parisiens sous l’Occupation », présentant les photos prises par André Zucca pour l’hebdomadaire allemand Signal. Les reproches tournent alors autour de l’indigence du travail de commentaire et de contextualisation des photographies, d’une scénographie esthétisante qui passe sous silence la dimension propagandiste du travail du photographe [15]. La polémique vint rappeler (s’il en était besoin) à quel point l’absence de texte est toujours porteuse de sens, que ce dernier soit assumé ou non par les commissaires.
Pourtant, l’extrême soin apporté aux textes, à leur taille et à leur rédaction ne permet pas d’éviter totalement les malentendus et les ambiguïtés : doit-on, par exemple, reprendre les catégories utilisées à l’époque (« indigènes », « Nord-Africains ») ou les traduire dans un vocabulaire plus contemporain (« coloniaux », « Algériens ») ? Un visiteur s’est plaint de ce que l’on n’avait pas suffisamment distingué les Arméniens des Turcs dans les documents statistiques issus du recensement de 1931, alors que nous explicitions notre dépendance vis-à-vis des catégories alors en vigueur.
On le voit, outre la question de la place de la pédagogie dans l’exercice muséal, qui fait l’objet de vifs débats en France depuis le Front populaire [16], l’interrogation centrale soulevée par notre expérience concerne les places respectives des pratiques et des images en son sein. Parfois, la question a surgi : toute exposition n’est-elle finalement qu’une histoire de représentations ?
Histoire sociale ou histoire des représentations ?
Historiennes du social, notre souci a été constamment de rendre compte, dans l’exposition « 1931 », des pratiques et non seulement des images et des représentations. La tâche n’est pas simple, car le seul fait de mettre sous vitrine, de transformer un document du passé en objet de musée, d’accrocher telle ou telle photographie, participe déjà d’une mise en espace de la réalité qui tend à la réifier. Elle s’est avérée d’autant plus ardue que les étrangers dans la France des années 1930 se caractérisent par une certaine « invisibilité » : qu’est-ce qui nous dit ainsi que la « fanfare des mineurs », photographiée par Kollar à Waziers, dans le nord de la France, comprend des Polonais ? « Tout au long de son enquête, au fond des mines, dans les usines et les chantiers, François Kollar n’a cessé de croiser et de photographier des travailleurs étrangers, venus de l’Europe et de l’Empire. Mais les images publiées et leurs légendes ne mentionnent jamais ces origines, comme si le travail faisait unité entre les hommes et gommait les nationalités », rappelle ainsi Marianne Amar [17]. La recherche d’un document « parlant » peut conduire à certains glissements et amalgames.
L’exemple de la xénophobie l’illustre avec force. Si l’on parcourt la presse quotidienne française à grand tirage de l’année 1931, les étrangers sont fréquemment cités par l’évocation de faits divers dans lesquels ils sont supposément impliqués, ce qui vient rappeler la criminalisation de la population étrangère : « Un Chinois tue un dentiste », « sanglante bagarre entre Polonais », « un Espagnol étrangle et viole une quinquagénaire » [18], etc. Dans ces représentations, rhétorique et iconographie font la part belle aux stéréotypes [19]. La banalisation, à cette époque, d’une lecture raciale des populations, dont témoigne avec éclat le spectacle de l’Exposition coloniale de 1931, constitue sans nul doute l’un des éléments à prendre en compte pour comprendre la fertilité du terreau où s’enracinent la xénophobie et l’antisémitisme des années 1930.
Xénophobie et antisémitisme ne sont l’apanage ni des idéologues racistes ni des journaux d’extrême droite. En ce sens, l’ouvrage de Georges Mauco – géographe et expert de l’immigration de la première heure –, Les Étrangers en France (1932), a trouvé sa place dans une vitrine, afin de donner à voir la diffusion et la banalisation des analyses « ethniques » du monde social dans la France des années 1930. Là encore, ce parti pris s’est heurté aux contraintes de la mise en espace : comment exposer un ouvrage ? Il faut choisir les pages où le livre sera ouvert, restreindre la lecture et imposer un regard, tout en doutant : le visiteur va-t-il prendre le temps de lire les passages exposés ?
Nous avons également voulu rappeler que la xénophobie des années 1930 n’était pas limitée au cercle des représentations, c’est-à-dire qu’elle donnait lieu également à des actes et des pratiques. Les sources existent : sur le chantier de l’Exposition coloniale internationale, le 21 avril 1931, un maçon italien est arrêté par la police ; un terrassier français l’a appelé « macaroni » et « il a riposté par un coup de poing à la figure » [20].
Le fait provient d’un document d’archives mais, s’il fait sens dans le discours, il n’a qu’un faible impact visuel : extrait du registre des mains courantes du commissariat du 12e arrondissement, il s’insère au milieu d’autres faits divers consignés sur une page du registre, aux écritures parfois difficilement déchiffrables. La reproduction du document exposé, sur un mur rétro-éclairé, a néanmoins permis de donner à voir, au visiteur, les manifestations concrètes de la xénophobie en l’amenant, d’une certaine manière, dans les coulisses de l’Exposition coloniale.
Histoire sociale ou histoire des représentations ? La question se pose également au sujet du monde colonial. La centralité de l’Exposition coloniale semble d’emblée faire pencher le propos du côté de l’imaginaire colonial et des différentes entreprises de propagande colonialiste, conformément d’ailleurs à l’intérêt public, médiatique et éditorial pour les « images d’Empire » [21]. Une telle approche, qui recherche dans les stéréotypes d’hier, en l’occurrence coloniaux, l’origine des préjugés d’aujourd’hui n’est pas sans poser problème [22]. Tout d’abord, que sait-on de la diffusion et surtout de la réception de la propagande coloniale ? L’immense succès de l’Exposition coloniale de 1931 (huit millions de visiteurs) ne signifie pas nécessairement ni automatiquement que le public français ait adhéré au projet impérial de la France ou qu’il ait partagé l’enthousiasme du discours de la mission civilisatrice. Entre le consentement et le refus, ne peut-on également faire l’hypothèse d’une indifférence face au sort des colonisés [23] ? Surtout, les colonisés eux-mêmes sont singulièrement absents des analyses des mises en scènes de la colonisation et des dénonciations des « zoos humains » [24]. Derrière les images, il est donc essentiel de donner à voir la réalité pratique de la colonisation et la vie des habitants.
Une première solution a consisté à présenter, en contrepoint de l’exhibition des restes spectaculaires de l’Exposition coloniale, des cartes de l’Empire et de ses populations, afin de souligner que la colonisation, avant d’être affaire de propagande, était tout d’abord occupation de territoires et soumission d’hommes. Plus encore, il s’est agi de rendre compte de la présence physique des colonisés en métropole, de cette première vague d’immigration venue des colonies, pour l’essentiel du Maghreb. Évoquer le vécu des immigrants coloniaux, mais en rappelant que ces derniers n’étaient pas des victimes passives de la domination coloniale, comme la focalisation excessive sur les représentations de l’Empire peut le laisser penser. Dès lors, une large place a été faite à l’évocation de la politisation des immigrants (coloniaux comme étrangers), en montrant au visiteur, par l’exposition de tracts en plusieurs langues ou de rapports de police sur des militants indochinois, que les mouvements anticolonialistes sont souvent nés dans l’expérience migratoire.
Sortir de la tour, se frotter au présent, répondre aux exigences cumulées de la mise en espace et de la mise en regard du public sont autant de prises de risques. Notre engagement dans ce projet a consisté, pour une part, à apprivoiser de nouveaux savoir-faire ; il a, dans le même temps, contribué à conforter le nôtre. Il nous a permis de renforcer nos convictions quant aux manières d’écrire mais aussi de montrer le passé, d’expliciter nos fondamentaux, de faire preuve d’inventivité. À l’heure où Nicolas Sarkozy appelle à la création d’un « Musée pour l’histoire de France », cette modeste expérience contribue à rappeler les risques d’instrumentalisation de l’histoire et de l’historien [25]. Mais elle aimerait également militer pour une participation active, réfléchie et réflexive des historiens dans les lieux où l’histoire se montre. Au terme de l’aventure, l’exercice, parfois périlleux, se révèle passionnant.
Laure Blévis & Claire Zalc, « Comment « mettre l’histoire en musée ». Retour sur l’exposition « 1931, les étrangers au temps de l’Exposition coloniale » »,
La Vie des idées
, 26 janvier 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Comment-mettre-l-histoire-en-musee
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[2] La demande muséale adressée à la discipline historique semble ainsi relativement récente si on la compare au lien, plus ancien, et d’ailleurs remis en question ces derniers temps, entre anthropologie et musées. Voir Benoît de L’Estoile, « L’anthropologie après les musées ? », Ethnologie française, n°116, 2008, p. 665-670, ou encore Herman Lebovics, True France : The Wars over Cultural Identity 1900-1945, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1992.
[3] L’ambiguïté du projet muséographique n’a rien de récent. Voir Pascal Ory, « Entre délectation et cours du soir : le débat muséal français juste avant l’ère des masses » in La Culture comme aventure, Paris, Complexe, 2008, p. 53-70. On pourra consulter également Dominique Poulot, Une histoire des musées de France, Paris, La Découverte, 2005.
[4] Marie-Claude Blanc Chaléard, « Une Cité nationale pour l’histoire de l’immigration. Genèses, enjeux, obstacles », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°4, 2006.
[5] Maureen Murphy, Un palais pour une cité. Du Musée des colonies à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, Paris, RMN, 2007 ; Benoît de l’Estoile, Le Goût des Autres, de l’Exposition coloniale aux Arts premiers, Paris, Flammarion, 2007 (voir la recension dans La Vie des Idées) ; Herman Lebovics, Bringing the Empire Back Home : France in the Global Age, Durham et Londres, Duke University Press, 2004.
[6] Marie-Claude Blanc Chaléard, art. cit., p. 138.
[7] Voir Isabelle Merle, Emmanuelle Sibeud, « Histoire en marge ou histoire en marche ? La colonisation entre repentance et patrimonialisation », communication au colloque La Politique du passé : constructions, usages et mobilisations de l’histoire de France des années 1970 à nos jours, Université de Paris I, 25-26 septembre 2003, version définitive publiée dans Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre, Danielle Tartakowsky (dir.), Politiques du passé. Usages politiques du passé dans la France contemporaine. Second volume : la Concurrence des passés, Aix-en-Provence, 2006, p. 245-255.
[9] Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boetsch et Eric Deroo, Zoos humains. De la Vénus hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte, 2002.
[10] Charles-Robert Ageron, « L’exposition coloniale de 1931. Mythe républicain ou mythe impérial ? », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, vol. I, Paris, Gallimard, 1984, p. 561-591 ; Michel Pierre, « L’exposition coloniale internationale de 1931 », in Laure Blévis, Hélène Lafont-Couturier, Nanette Snoep, Claire Zalc (dir.), 1931, les étrangers au temps de l’Exposition coloniale, Paris, Gallimard-CNHI, 2008, p. 20-27.
[11] Sur ce point, voir Clifford Rosenberg, « Les immigrants et la police française dans l’entre-deux-guerres », in 1931, les étrangers au temps de l’Exposition coloniale, op. cit., p. 92-97 ou encore Policing Paris : The Origins of Modern Immigration Control between the Wars, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2006.
[12] Nanette J. Snoep, « Restes et traces d’une illusion. L’Exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931 », in 1931, les étrangers au temps de l’Exposition coloniale, op. cit., p. 166-173.
[13] Sophie Krebs, « Les artistes étrangers au début des années 1930 », in 1931, les étrangers au temps de l’Exposition coloniale, op. cit., p. 134-139.
[14] Laure Blévis, « Des indigènes en métropole ? Catégories coloniales et catégories métropolitaines », in 1931, les étrangers au temps de l’Exposition coloniale, op. cit., p. 28-35.
[15] Fabrice Virgili et Danièle Voldman, « Les Parisiens sous l’Occupation, une exposition controversée », French Politics, Culture & Society, à paraître.
[16] Pascal Ory, La Belle Illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Paris, Plon, 1994, p. 255 et suivantes.
[18] L’Œuvre, 23 octobre et 9 décembre 1931 ; Le Populaire, 15 et 17 mars 1931.
[19] Ralph Schor, L’Opinion publique et les Étrangers, 1919-1939, Paris, Publications de la Sorbonne, 1985 ; Claire Zalc, « Xénophobie et antisémitisme dans la France des années 30 » in 1931, les étrangers au temps de l’Exposition coloniale, op. cit., p. 112-118.
[20] Registre de mains courantes du commissariat de Bel-Air (Paris, 12e arrondissement) consacré à l’Exposition coloniale, Archives de la Préfecture de police de Paris (APP), CB/45/14.
[21] Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Francis Delabarre, Images d’Empire, 1930-1960. Trente ans de photographies officielles sur l’Afrique française, Paris, La Documentation française, 1997.
[22] Voir le numéro « Imaginaire colonial, figures de l’immigré » de Hommes et migrations, n°1207, mai-juin 1997.
[24] Benoît de l’Estoile, « Les indigènes des colonies à l’Exposition coloniale », in 1931, les étrangers au temps de l’Exposition coloniale, op. cit., p 41.