J.-M. Chapoulie : L’école d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, PUR, Juillet 2010.
« Est-ce fini ? Jamais. Demain découvrira les lacunes d’hier » (p. 13). C’est sur cette vision enthousiaste de Ferdinand Buisson, ode à l’œuvre scolaire républicaine passée et à venir, que s’ouvre le dernier livre de Jean-Michel Chapoulie, consacré au développement de la scolarisation en France aux XIXe et XXe siècles, dans les enseignements placés sous la tutelle de l’État. Il faut sans doute remonter à l’ouvrage fondateur d’Antoine Prost, paru en 1968 [1], ou aux volumes publiés sous la direction de Louis-Henri Parias en 1981-1988 [2], pour trouver un ouvrage qui embrasse de façon aussi large ce phénomène majeur dans l’histoire de la société française. Tirant parti des nombreux travaux menés en ce domaine depuis les années 1980, l’auteur replace ici l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire – qui ont longtemps focalisé l’attention des chercheurs – au sein d’un ensemble plus vaste où les diverses formes d’enseignement prolongé trouvent leur juste place.
Dans ce livre-somme, Jean-Michel Chapoulie réinscrit dans une perspective globale les résultats originaux des nombreuses recherches qu’il a menées, depuis près de quarante ans, sur ce sujet et sur d’autres thèmes connexes (histoire des sciences sociales et sociologie des professeurs de l’enseignement secondaire notamment) [3]. On y retrouvera cette articulation féconde entre les méthodes et analyses historiques et une sociologie qui puise aux sources de la tradition de Chicago. Il ne s’agit pas pour autant d’une simple compilation de travaux antérieurs : de cette somme monumentale – 614 pages – se dégage avec netteté une vision d’ensemble.
Pour appréhender le phénomène de la scolarisation, Jean-Michel Chapoulie a retenu trois niveaux d’analyse. L’approche quantitative – nourrie par une connaissance de première main des statistiques officielles et de leurs pièges – n’occupe en définitive qu’une place restreinte par rapport, d’une part, à l’étude du fonctionnement quotidien des établissements scolaires, et d’autre part, à l’étude de la politique scolaire nationale et des mouvements d’idées qui la façonnent. L’ensemble se décline sur quatre parties – vingt-et-un chapitres – qui s’ordonnent selon un plan tout à la fois chronologique et thématique. L’ampleur de la période étudiée, le souci de combiner différentes échelles, de prendre en compte la pluralité d’acteurs impliqués dans ces évolutions – personnel politique national, élites municipales, syndicats enseignants, spécialistes des sciences sociales etc. – conduisent naturellement l’auteur à faire des choix dans les épisodes retenus. S’il était impossible d’éviter tout arbitraire, le propos ne perd pas, pour cela, son pouvoir de conviction.
Les échelons moyens de l’administration scolaire
Dans cette vaste fresque, Jean-Michel Chapoulie met en avant le rôle crucial de l’offre dans le développement de la scolarisation, un phénomène déjà analysé, dans ses précédents travaux, pour des segments circonscrits du système, mais appréhendé ici à l’aune de deux siècles de politique scolaire.
Au point de départ de cette recherche, le rejet de la notion de « demande sociale d’éducation » invoquée trop souvent par les sciences sociales, comme par l’administration, pour rendre compte de l’important essor de la scolarisation au cours des deux siècles précédents. Il s’agit moins, pour l’auteur, de nier l’existence de ces « “demandes” de scolarisation », que de rappeler qu’elles sont « structurées par les représentations des offres qui semblent au moins potentiellement exister dans une zone géographique et une époque données » (p. 553). C’est par rapport à cette offre scolaire, à ses caractéristiques, que peut être analysée la diversité des rapports à la scolarisation observables dans les populations – refus, adhésion, ou résistance collective. Telle est, entre autres, l’approche retenue pour examiner le suivi et l’application des lois relatives à l’obligation scolaire (p. 201-221).
L’auteur ne réinscrit pas pour autant ses travaux dans la tradition d’une « historiographie républicaine », centrée sur l’œuvre législative des grands ministres. Loin de surévaluer l’impact des décisions prises à l’échelon central, il met par exemple en lumière le décalage entre la conception malthusienne de la scolarisation dans les filières post-élémentaires, en vigueur au ministère de l’Instruction publique jusqu’à la fin de la Troisième République, et le développement effectif de ces filières tel que le reflètent les statistiques scolaires.
L’originalité de sa démarche tient à l’attention portée aux échelons moyens de l’administration scolaire. C’est en s’intéressant au fonctionnement même de l’institution, au niveau local, que Jean-Michel Chapoulie parvient à rendre compte de la croissance de l’offre scolaire, et à expliquer ainsi l’essor des formes de scolarisation prolongée, dans des périodes où cet essor ne s’inscrit pas dans les priorités de l’État. L’étude fine des stratégies déployées par les chefs d’établissement pour élargir et retenir leur clientèle offre l’illustration la plus frappante d’une « organisation tournée vers la croissance des effectifs scolarisés » (p. 180-197).
Ici apparaît tout le profit tiré par le chercheur de sa familiarité avec la tradition sociologique de Chicago, et avec l’ethnométhodologie, l’une de ses héritières : la parenté de ses recherches avec des travaux sociologiques sur la santé, la police et la justice est d’ailleurs soulignée en introduction [4]. Le fait mérite d’être noté : cette tradition sociologique – où le travail de terrain et l’observation constitue une voie d’accès privilégiée à l’expérience quotidienne des acteurs – n’est pas la plus connue des historiens, plus familiers des théories de Pierre Bourdieu. La transposition de ces schèmes d’analyse contribue ainsi au renouvellement des thèmes et objets d’études de l’histoire de l’enseignement.
On regrette d’ailleurs – même si ce découpage est justifié à divers égards – que l’enquête n’ait pas été étendue à l’enseignement supérieur, rapidement évoqué pour la dernière période seulement. Une étude du fonctionnement des universités pourrait-elle rendre compte des modalités de croissance de l’enseignement supérieur dans les périodes où il a disposé, avec le développement de l’accès au baccalauréat, d’un public potentiel en augmentation ? Le fonctionnement quotidien des établissements d’enseignement supérieur, tout comme les variations de l’offre universitaire au long des deux derniers siècles, n’ont guère retenu jusqu’ici l’attention des historiens : la question reste donc en suspens.
« D’une école inégalitaire par constitution à une école inégalitaire de fait »
Du processus de développement de l’institution scolaire, tel que le récapitule avec une grande clarté la conclusion, se dégagent trois étapes majeures. La première étape s’ouvre au début du XIXe siècle et s’achève avec les réformes scolaires du début de la Troisième République. Elle est marquée par l’élaboration progressive d’un « système » scolaire, qui s’adresse, potentiellement, à toute la population, avec des filières définies en fonction du sexe et de l’origine sociale des élèves. La seconde étape voit la diffusion puis le succès d’une conception nouvelle de l’école : celle-ci est censée, désormais, garantir l’égalité devant l’instruction, et assurer la formation de la main d’œuvre nationale. Ces deux objectifs inspirent et justifient les réformes des années 1959-1975. La troisième étape, qui se poursuit jusqu’à nos jours, se caractérise par la perte de crédibilité et de légitimité de cette conception.
Sans doute ces éléments, pris séparément, n’étaient-ils pas inconnus des historiens. On notera cependant que l’étude détaillée de Jean-Michel Chapoulie permet de préciser certains points : ainsi de la critique du caractère inégalitaire du système éducatif, bien antérieure – contrairement à ce qu’on lit encore parfois – au manifeste des Compagnons de l’Université Nouvelle (p. 275-290), ou encore de la difficile prise en charge, par l’école, des problèmes de formation de la main d’œuvre. Mais l’intérêt de cette lecture réside, par delà le détail et la rigueur des analyses, dans l’effort de synthèse qui débouche sur une mise en perspective originale du problème scolaire actuel.
À l’appui de cette démonstration, l’auteur revient, dans le dernier chapitre de l’ouvrage, sur l’une des controverses qui divisent l’univers des sociologues depuis plus de dix ans : le bilan de la démocratisation du système éducatif français. Il reprend donc l’examen des données statistiques, non sans rappeler les limites inhérentes à cette approche : incomparabilité des catégories sur des périodes longues, inégale qualité des données disponibles, difficultés liées au choix des indices et à leur interprétation. S’appuyant sur l’étude des différences de probabilité d’accès à un niveau d’étude ou de diplôme en fonction de l’origine sociale entre 1936 et 1995, il conclut sur l’impossibilité d’apporter une réponse univoque à la question soulevée. Mais, cette réserve faite, le bilan des transformations du système éducatif est sans appel. « Les deux états du système scolaire sont donc associés à une hiérarchie des chances de scolarisation dans les filières d’excellence qui, dans son principe et dans ses ordres de grandeur, n’a pas été profondément altérée » (p. 531).
Peut-être plus que cette conclusion – qui ne rompt pas réellement avec les bilans dressés par d’autres chercheurs – l’on retiendra de ce chapitre l’analyse des équivoques de l’interrogation sur la démocratisation du système scolaire. Jean-Michel Chapoulie souligne ainsi le fait que la démocratisation des filières les moins valorisées – au sens d’une convergence des taux de scolarisation selon l’origine sociale – est systématiquement absente du discours politique, comme des études statistiques. Dissymétrie problématique qui, une fois mise en lumière, participe – même si ce n’est pas le propos explicite de l’auteur – de la décrédibilisation et de la délégitimation du modèle sur lequel le système scolaire actuel a été fondé.