La Déclaration universelle des droits de l’homme du 18 décembre 1948 (DUDH), soulève des questions essentielles sur la justice et le bien commun. Depuis son adoption par les Nations Unies, les droits fondamentaux se sont progressivement imposés comme un prisme permettant de poser des jugements sur la vertu morale d’une société, et de mesurer les conditions politiques, légales, et sociales de la vie des individus. Mais paradoxalement, près de soixante ans après leur promulgation, leur faible effectivité est toujours la règle. Il serait trop facile de n’y voir qu’un simple manque de désir politique. En réalité, derrière l’absence de médiations institutionnelles indispensables à leur application, une série de questions relatives à leur neutralité normative et à leur contextualisation restent non-résolues.
Si les droits de l’homme ont une prétention émancipatrice universelle, cet horizon n’est envisageable qu’à une double condition : tout principe énoncé doit être à la fois neutre et universellement contextualisable. Or, comme tout principe juridique, ceux énoncés dans la Déclaration universelle ont une origine sociale, culturelle, et historique, qui leur sont propres. Ils ont une forme de relativité sui generis à laquelle ils ne peuvent échapper (Donnelly, 2007). Dès lors, à partir de quels fondements moraux des droits peuvent-ils prétendre à une forme de normativité universelle ? C’est dans le sillage des oppositions entre les théories de la justice dites « libérales » et les théories dites « communautariennes », que le philosophe, Rainer Forst, professeur à l’Université de Francfort, a tenté d’apporter une réponse à cette question. Dans une série de publications (1999, 2010) qui s’inscrivent dans le prolongement théorique de son travail de thèse (1994), Forst a tenté de construire une procédure morale de justification capable de donner une assise normative à la DUDH, à la fois de manière immanente, ce que la théorie libérale, critiquée par les communautariens pour être « forgetful of context », ne permet pas toujours ; et de manière transcendante, ce à quoi la théorie communautarienne « obsessed with context », s’est toujours refusée. Cette procédure est une forme de « constructivisme moral ». Forst l’a nommée : « le droit de justification ». Dans cette présentation nous verrons que ce droit correspond à une véritable logique de justification combinant des arguments « réflexifs, procéduraux et substantifs » permettant d’ancrer universellement les droits de l’homme au cœur de l’édifice normatif d’une société (Forst, 2010). Le droit de justification est ainsi un idéal de justice à partir duquel il est possible de porter des jugements moraux sur les fondements de toute structure politique. Censé fonder une procédure d’élaboration normative que personne ne puisse raisonnablement réfuter, il s’inspire à la fois de « l’impératif catégorique » kantien [1] et du « right to reiteration » [2] de Michael Walzer (1990).
Avant de se pencher en profondeur sur cette thèse, une remarque introductive doit être faite pour bien comprendre la teneur analytique du propos de Forst. Pour le philosophe, tout sujet humain se définit par une double appartenance : à la fois à une communauté particulière, et à une commune humanité. À ce titre, il est essentiel de différencier sa dimension éthique, légale, citoyenne et morale. Ces quatre dimensions correspondent à des contextes où les questions de justice se posent de manières différentes, et en appellent donc à des procédures de justification normative qu’il convient de dissocier. Selon Forst d’ailleurs, la tâche de toute théorie de la justice consiste à réussir à les articuler dans une grammaire normative cohérente. Par conséquent, seule une société capable d’unifier de manière cohérente ces contextes peut être appelée « juste » (Forst 1994).
De l’intégrité culturelle à « la demande de justification »
Pour formuler l’édifice moral permettant de justifier l’universalité des droits de l’homme, il convient de réfuter l’argument relativiste tout en évitant les écueils de l’ethnocentrisme. Dans cette entreprise, Forst adopte d’emblée une conception « idéalisée » de la culture qu’il définit comme :
« […] a complex and integrated totality of convictions and practices that constitute the self-understanding and the institutions of a political community, i.e. of a ‘‘monocultural’’ state » (1999, p. 37).
« Un ensemble complexe et intégré de pratiques et de convictions qui sont à la fois au fondement des conduites individuelles et des institutions d’une communauté politique » (1999, p. 37).
Considérons ensuite le cas d’une société, fermée sur elle-même, pleinement intégrée, et homogène culturellement. Assumons enfin, nous dit Forst, comme le font les défenseurs du relativisme culturel, que les institutions de cette société ne peuvent être amendées en vertu d’un principe normatif qui leur est extérieur. Ce qui implique que les droits de l’homme ne peuvent être transposés d’une société à une autre, et n’ont de plus, aucune raison légitime de s’imposer dans un contexte culturel qui n’est historiquement pas le leur. Autrement dit, toute importation normative extérieure est à écarter de fait, car elle est susceptible de faire peser une réelle menace sur l’authenticité d’une culture, et d’en bouleverser les fondements. En dernière instance donc, si l’on suit l’argument relativiste nous dit Forst, c’est au nom de l’intégrité culturelle que certains droits fondamentaux ne seraient pas transposables d’un contexte socioculturel à un autre. Par conséquent, c’est à partir de l’examen critique de l’idée d’intégrité culturelle que le raisonnement se doit de démarrer.
Défendre l’intégrité culturelle d’une société est une noble cause, admet Forst. À condition, évidemment, que le combat se fasse d’abord au nom de la défense des membres de ladite société. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ?
« […] the integrity of the whole is the condition for the integrity of the individuals and the integrity of the members is a condition for the integrity of the community » (Forst, 1999, p. 38).
« L’intégrité du tout passe par l’intégrité de tous ses membres, et l’intégrité de tous les membres est une condition de l’intégrité du tout » (Forst, 1999, p. 38).
Partir d’une telle conception de la culture, présuppose en outre que les valeurs et les normes socioculturelles soient communément comprises, partagées, admises et défendues par tous les individus d’une société. De telle manière, que toute culture ne puisse être acceptée pour des motifs coercitifs ou pour des motifs qui iraient simplement contre la volonté de ses membres. Il en va de l’intégrité et de l’unité du « tout ». Autrement dit, une société ne peut être dite culturellement intègre qu’à la condition qu’émerge une forme de consensus politique entre tous ses membres. De plus, il faut que tous les individus considèrent que les normes culturelles qui les gouvernent aient, d’une manière ou d’une autre, une forme de légitimité qu’ils perçoivent et revendiquent. Ce qui exclut, par définition, toutes les formes de gouvernance autocratiques ou paternalistes. Tout individu doit en effet pouvoir porter et clamer la légitimité des normes qui régulent son quotidien. Et, ajoute Forst, dès que cette capacité des individus est mise à mal, des réponses non coercitives, « moralement justifiées » (2010, p. 734), donc de raison, devront être apportées par les institutions afin de prévenir pacifiquement que tout désaccord ou incompréhension ne menace la cohésion socioculturelle de la société.
S’il advenait que, pour une quelconque raison, ce consensus politique se brise – ce qui peut parfaitement arriver dans toute société, dès qu’un individu refuse de se conformer à la norme –, alors, quelle que soit la situation, l’individu en question pourrait tout à fait être amené, en tant qu’ « outsider » (Forst, 1999, p. 38), à questionner directement ou indirectement les fondements normatifs de la règle. Aucune société ne peut exclure a priori cette éventualité, à moins de supposer fallacieusement que les individus n’aient aucune capacité critique d’initiative, ni même de réflexivité. Considérer une société sans ses acteurs est une position heuristique absolument pas tenable, quel que soit le contexte socioculturel dans lequel on se place. Pour Forst par conséquent, et contrairement à John Rawls (1987, 1999), la réflexion morale n’implique pas une mise à distance des catégories culturelles. Les individus les mobilisent pour s’exprimer et s’interroger sur le sens de leur collaboration sociale en situation. Il n’y a d’ailleurs rien de plus banal que cette volonté de compréhension de l’ordre socioculturel. Cette demande de justification est donc le propre de tout individu placé dans un contexte socioculturel singulier, qui pour des raisons multiples, fondées ou infondées, peut être conduit à douter de l’ordre normal des choses. La demande de justification, en conclut Forst, est une injonction morale universelle, constitutive du sens de la justice de chacun d’entre nous. Elle ne peut ni être rejetée, ni être mise sous silence par les institutions sociales. C’est le premier droit que toute société ne peut légitimement refuser à l’un de ses membres. Ainsi, le droit de justification correspond-il à ce droit universel inaliénable d’être considéré comme :
« […] a moral person who is autonomous at least in the sense that he or she must not be treated in any manner for which adequate reasons cannot be provided » (Forst, 1999, p. 40).
« Une personne morale et autonome, dans le sens où en aucun cas, elle ou il, ne peut être traité sans qu’une raison adéquate ne puisse être apportée » (Forst, 1999, p. 40).
L’argument va même plus loin. Ce droit de justification est à la fois un droit moral, et le droit le plus basique qui soit. N’étant pas à proprement parler un droit spécifique, ni même établi et reconnu, son rôle consiste à s’immiscer comme un support procédural dans la justification de droits concrets (Forst, 1999, p. 41). En tant que socle moral immanent à tout contexte socioculturel, il est préalable et constitutif de toute demande de justice. Ce faisant, la demande d’intégrité culturelle n’exclut pas celle du respect des droits fondamentaux, et inversement. Forst prétend que l’opposition entre les droits de l’homme et la protection de l’intégrité culturelle des individus est artificielle. Si certains individus se battent pour obtenir des droits, c’est toujours pour se défendre, et donc défendre l’intégrité de leur société. Nombreux sont les exemples qui abondent en ce sens. Il suffit de penser à tous ces individus, femmes, populations indigènes, habitants des régions pauvres du sud, qui tous les jours, dans nombre de sociétés non occidentales se rebellent contre la violence de l’ordre patriarcal, écologique, économique qui les opprime. Comme le rapportent certains anthropologues, leur rhétorique n’est pas celle des défenseurs occidentaux des droits de l’homme. Pour autant, ces individus, qui dans beaucoup de contextes ignorent tout de la grammaire des droits onusiens, s’insurgent contre des pratiques et des normes qu’ils considèrent opprimantes en vertu de leur « dignité » [3].
« […] neither the starting nor end points of the demand for human rights correspond to ‘‘Western’’ ideals of personal autonomy and of social and economic order. Nevertheless, in all these concrete conflicts and struggles a certain notion of autonomy can be found which may at first be defined negatively : it is the autonomy of persons who are no longer ignored, no longer subordinated as the mere means to the preservation of certain institutions and power relations. Stated positively in Kantian terms, to be an ‘‘end’’ and not a ‘‘means’’ of others is to be able to demand justifications for social relations in concrete contexts » (Forst, 1999, p. 40).
« Ni le point de départ, ni le point d’arrivée d’une demande pour le respect des droits de l’homme ne correspond à l’idéal que les occidentaux pourraient se faire de l’autonomie individuelle ou de l’ordre social et économique. Néanmoins, dans toutes les luttes et dans tous les conflits, une certaine conception - définie négativement - de l’autonomie peut être trouvée : c’est l’autonomie d’une personne que nul ne peut ignorer, ni subordonner, et ce même au nom de la préservation de certaines institutions, ou pour conserver le sens de certaines relations de pouvoir. Enoncé en termes positivistes kantiens, être une personne autonome, comme fin en soi, et jamais simplement comme moyen pour les autres, c’est être capable de demander des justifications pour toute relation sociale dans un contexte particulier » (Forst, 1999, p. 41-42).
À l’opposé de la « position originelle » rawlsienne (1999), la force de l’argumentation de Forst est de montrer qu’une forme de revendication morale universelle peut naître de contextes socioculturels hétérogènes. Le droit de justification s’impose de lui-même, naturellement en quelque sorte, comme le langage privilégié de toute revendication ou combat social. Moralement neutre, il est constitutif de toute demande de droit, et laisse une entière liberté aux individus d’en déterminer le contenu en fonction de ce qu’ils considèrent injuste. Le droit de justification est par conséquent toujours invoqué pour des raisons totalement contingentes au contexte socioculturel dans lequel les personnes sont placées.
Ceci étant dit, la route reste encore longue pour faire des droits de l’homme une grammaire de justice que nul ne puisse moralement rejeter. Si la première moitié du chemin a consisté à démontrer que le droit de justification pouvait être le vecteur de la constitution d’un langage de dénonciation universel des injustices, la deuxième consistera à montrer sous quelles conditions il peut être le socle procédural de la construction morale de droits universels.
Deux critères « vetos » de justification morale
Au sein de chaque société, l’action humaine puise son sens dans certaines valeurs. De ces valeurs, dérive une série de normes qui s’imposent à l’action. Cette contrainte normative est légitime dans la mesure où elle est d’abord comprise et acceptée de tous. Or, la difficulté est de savoir pour quelles raisons l’on peut, à partir du droit de justification, considérer qu’une norme est moralement acceptable, donc juste, et inversement. Pour Forst, deux critères – associés l’un à l’autre – sont requis pour établir la validité universelle d’un principe normatif : le premier est le critère dit de « réciprocité », et le second est le critère dit de « généralité ». En vertu du premier critère, une injonction normative est acceptable, si et seulement si, elle est réciproquement non-rejetable. Ce qui revient à dire que son « auteur » ne peut en aucune façon demander de faire valoir un droit ou un privilège qu’il dénierait aux autres. De plus, Forst ajoute :
« […] the author may not project his or her own opinions, interests, or values onto others and thus decide for him- or herself, rather than reciprocally, how to fulfill the criterion of reciprocity. The same is the case for the addressee of the claims » (Forst, 1999, p. 44).
« [Que] l’auteur ne peut projeter ses propres opinions, intérêts ou valeurs sur les autres, et décider pour ceux-ci, autrement que de manière réciproque, et ce précisément pour agir en conformité avec le critère de réciprocité ; ce qui prévaut aussi [cela va de soi] pour ceux à qui la norme est adressée » (Forst, 1999, p. 44).
Pour ce qui est du second critère, cette même injonction normative est acceptable, si et seulement si :
« […] the community of justification may not be arbitrarily restricted, but rather must include all those affected by actions or norms in morally relevant ways » (Forst, 1999, p. 44).
« ‘‘la communauté de justification’’ n’est pas arbitrairement limitée, mais au contraire, est inclusive de sorte qu’elle s’adresse à toutes les personnes morales susceptibles d’être affectées par la norme » (Forst, 1999, p.44).
Ces deux critères sont qualifiés de « veto-rights » (1999, 2010). Veto parce qu’ils confèrent, selon Forst, le droit de justification à toute personne morale, et consubstantiellement, une base procédurale pour établir des principes normatifs universalisables, c’est-à-dire des principes que personne – « with reciprocal and general agruments » (Forst, 1999, p. 44) – ne puisse, soit rationnellement rejeter, soit dénier à quelqu’un d’autre.
Associé aux critères de réciprocité et de généralité, le droit de justification est bien plus qu’un simple langage subversif. Il permet la construction d’un édifice moral culturellement neutre. À cet égard, aucune culture ne peut en dénigrer les fondements sans immédiatement mettre en danger sa propre intégrité culturelle. Intégrité qui, on l’a vu, dépend d’un consensus interne entre ses membres, et donc présuppose l’affirmation du droit de justification. Par conséquent, toute société qui s’opposerait à l’adoption de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes par exemple – en invoquant la défense de son intégrité culturelle –, ne pourrait le faire légitimement qu’au nom de l’intégrité de tous ses membres, sans exception. Si tel était le cas, cela va sans dire, la domination masculine, par exemple, ne présenterait pas de problème moral. Or, loin d’être un cri isolé, les revendications égalitaristes sont communes à beaucoup de sociétés non-occidentales. Dans ces conditions, l’égalité des sexes peut devenir un principe de justice, ou, ce qu’elle est déjà : un droit humain fondamental ; et pas simplement une légitime invective, si et seulement si, elle est justifiable à l’aune des deux critères vetos. La question mérite d’être posée explicitement : existe-t-il des arguments qui puissent justifier, de manière réciproque et générale, que les femmes ne puissent prétendre aux mêmes libertés que celles des hommes ? La réponse à cette question est clairement non. Il n’existe aucune raison – à moins de délibérément faire fi d’un des deux critères veto – qui puisse justifier moralement l’exclusion des femmes d’une commune humanité, de leur attribuer des droits différents, de les exclure de certaines sphères de la vie socioculturelle, de leur fermer certaines positions, ou encore de les cantonner à l’accomplissement de certains rôles et autres tâches ingrates [4]. Il est possible, affirme Forst, de réitérer ce raisonnement avec tous les droits fondamentaux. La boucle est bouclée. Le droit de justification, associé aux critères de réciprocité et de généralité, permet d’asseoir normativement la portée universalisable des droits de l’homme tels qu’ils sont formulés et figurent dans la DUDH.
Une « couverture protectrice »
Contrairement à la théorie de Rawls qui reste l’otage d’accords interétatiques pour faire appliquer les principes énoncés dans The Law of Peoples (1999), dont les droits de l’homme [5], Forst considère que toute norme morale doit pouvoir être justifiée dans un contexte humain universel. Il s’écarte ainsi de la conception politique constructiviste de Rawls qui conditionne l’essor de la justice internationale à l’établissement d’une structure politique particulière : « libérale » ou « décente » (1999). Forst renverse même ce raisonnement. Au lieu de faire d’un certain construit politique le garant normatif de l’ordre moral, le droit de justification associé aux critères de réciprocité et de généralité devient à la fois le point de départ de l’énonciation de tout principe normatif, et le point de retour à l’aune duquel tout principe normatif existant peut être jugé juste ou injuste. Cette forme de « constructivisme moral », ajoute Forst, doit impérativement être intégrée à toute forme de constructivisme politique :
« […] moral justification is – in a normative-formal sense – the core of political justification » (Forst, 1999, p.48).
« La procédure de justification morale – au sens formel et normatif – doit présider à toute justification politique » (Forst, 1999, p.48).
Toute structure politique n’a donc de légitimité que si les normes ou les droits qu’elle édicte restent compatibles avec le droit de justification dont jouissent de manière inconditionnelle tous les sujets humains. Ce qui implique qu’aucun État-nation ne peut tirer de légitimité politique autrement que de manière horizontale, c’est-à-dire comme l’expression de la reconnaissance de ses citoyens. En outre, les droits humains fondamentaux étant par définition universels et non-rejetables, l’État n’a d’autre choix que d’œuvrer à leur réalisation et à leur sécurisation pour asseoir sa légitimité politique. Le cadre national reste donc le premier support de droits fondamentaux comme : la protection légale ; les libertés de la personne ; la participation politique ; la distribution égalitaire des droits et des opportunités, pour n’en citer que quelques-uns. Il permet à tout sujet d’acquérir une « couverture protectrice » (Forst, 1999, p. 49) indispensable à la poursuite éthique de ce qu’il considère être son « bien ». Néanmoins, ré-insistons : pour Forst, l’État-nation ne peut avoir de légitimité que dans l’ombre du droit de justification, qui en définissant la procédure délibérative de manière normative de toutes les prérogatives institutionnelles, assure la justesse de l’ordre politique et protège indistinctement tous les individus.
La justice par delà le cadre étatique
Pour être universalisables, nous l’avons vu, les droits fondamentaux doivent être immanents et transcendants à tout contexte socioculturel. Toute demande de justification peut donc intervenir à l’intérieur comme à l’extérieur de la communauté politique d’appartenance des individus. Avant d’être les citoyens d’un État, les individus sont des sujets moraux. À ce titre, ils sont membres à part entière de la communauté humaine. Cette appartenance les oblige à respecter le droit de justification, de même que les droits inaliénables qui découlent de ce droit véto. Le droit de justification implique donc des devoirs, parmi lesquels logiquement et prioritairement celui de respecter et d’œuvrer à ce qu’il s’applique pour n’importe quelle personne dans n’importe quel contexte. Les devoirs moraux lient tous les individus de manière transnationale.
Ce dépassement du cadre étatique national est, par ailleurs, nécessaire pour une série de raisons qui découlent des conséquences logiques du droit de justification. Premièrement, n’ayant de légitimité que dans la mesure où il est capable de protéger l’intégrité de tous ces membres, un État-nation peut être critiqué pour tout manquement interne. Deuxièmement, un État-nation peut être critiqué si sa politique extérieure - ou les conséquences de cette dernière - ne respecte pas l’intégrité des membres d’une autre communauté politique. Les exemples ne manquent pas en la matière. Il suffit de penser aux conséquences de certaines politiques industrielles dont les externalités négatives en matière environnementale, le plus souvent non reconnues, donc non compensées, ne permettent plus à certaines populations de vivre comme elles le souhaiteraient. Troisièmement enfin, certains droits fondamentaux impliquent des devoirs, que selon Forst, les États ne peuvent négocier :
« […] the duty to provide legal possibilities for the victims of human rights’ violations sot they can find security in a state. The basic right to asylum is not a right that a state can choose to grant or not grant to persons at its discretion ; it is a fundamental right that cannot be reciprocally rejected » (1999, p. 54).
« Le devoir d’assurer la possibilité légale à toute personne victime d’une violation de ses droits fondamentaux […] n’est pas un droit qu’un Etat peut choisir délibérément d’accepter ou de refuser en vertu de ces propres critères ; [le droit d’asile] est un droit fondamental qui ne peut pas être réciproquement rejeté » (1999, p. 54).
À la différence de Rawls, Forst inclut à cette longue liste de droits fondamentaux les très problématiques droits sociaux définis par l’article 25 [6] de la déclaration générale :
« […] human rights to certain material goods are to be justified with reference to the necessary conditions of establishing a justified basic structure as well as – and this is crucial – with reference to the minimal standard of a life worthy of a human being […]. In this sense, human rights are not only rights to certain freedoms but also rights to goods, the demand of which can be justified both reciprocally and generally » (Forst, 1999, p. 55).
« Les droits humains à la possession de certains biens matériaux doivent être justifiables en ayant pour référence autant les conditions nécessaires à l’établissement d’une structure de base justifiable, - et ceci est crucial - qu’avec le standard de ressources vitales minimums d’après lequel il est humainement possible de vivre, […]. En ce sens, les droits de l’homme ne sont pas seulement des droits à certaines libertés, ce sont aussi des droits à disposer de biens ; dont la demande peut être justifiée à la fois de manière réciproque et générale » (Forst, 1999, p. 55).
Ce point mérite de s’y arrêter. La grande pauvreté, preuve manifeste du non-respect de l’article 25 de la DUDH, est de loin la plus grande tragédie humaine. 42% de la population mondiale vit en moyenne avec moins de 2 dollars par jour. Une personne sur trois décède aujourd’hui pour des motifs liés directement à la pauvreté, soit environ 18 millions de personnes par an [7]. Pour Forst, comme pour Amartya Sen dont il s’inspire ici (1993), la définition d’un standard minimum vital universel, construit grâce à des critères qualitatifs intégrant les différences culturelles est tout à fait envisageable. De ce point de vue, l’IDH est malgré ses défauts un bon début. Une fois définis de tels indicateurs, les Etats devront s’assurer que la distribution de biens sociaux puisse permettre à tout individu de posséder au moins un minimum vital indispensable pour espérer pouvoir mener une « bonne vie ». Cela implique l’établissement d’une justice sociale distributive à la fois sur un plan domestique – dans un esprit proche du second principe de justice rawlsien [8] (6) –, et international – des individus possédant un surplus vers ceux vivant en dessous de ce seuil vital.
Enfin, il va de soi que Forst n’exclut pas l’intervention de la communauté internationale pour veiller au rétablissement d’une structure politique plus soucieuse du respect du droit de justification. En l’absence d’une forme plus juste et plus institutionnalisée de gouvernance globale, c’est encore la seule façon pour que les violations des droits inaliénables et les graves injustices puissent avoir un semblant de traduction légale, et qu’ainsi le respect du droit de justification de chaque personne puisse être autre chose qu’un simple faire-valoir discursif.
Clairement, la force normative du droit de justification a des implications globales en matière de justice rétributive, procédurale, et distributive. Le respect des droits de l’homme implique ainsi autant une drastique limitation de la souveraineté des États-nations, que le dépassement de ce cadre traditionnel de justice. En cela, ses thèses le rapprochent quelque peu des positions cosmopolitiques de Charles Beitz (1999, 2000) et de Thomas Pogge (1992), qui plaident en faveur d’une théorie globale de justice. Cependant, Forst ne souscrit pas complètement à tous les arguments cosmopolitiques. Dès lors, à partir de quel(s) fondement(s) institutionnel(s) peut-on définir et édifier les conditions d’applicabilité du droit de justification afin que les droits et les devoirs fondamentaux qui dérivent de cette base procédurale puissent devenir effectifs dans un contexte global ? Peut-on véritablement se passer de la création d’un ordre institutionnel international d’inspiration cosmopolitique ?
À ces interrogations, les lecteurs sensibles aux thèses de Forst pourront trouver des éléments de réponse dans son dernier ouvrage qui devrait être publié dans le courant de l’année 2011 en anglais [9]. Mais d’ores et déjà, Forst a réussi un véritable pari intellectuel. Il a construit son propos à travers la critique communautarienne des théories libérales de justice, sans se résoudre à abandonner leurs ambitions universalistes.