Recensé : Johann Michel, Devenir descendant d’esclaves. Enquête sur les régimes mémoriels, Presses universitaires de Rennes, 2015, 290 p., 20 €.
Pourquoi et comment commémorer l’esclavage ? Cet ouvrage vient s’inscrire, près d’une décennie après leur apogée, dans les nombreux débats autour des « lois mémorielles [1] » qui ont animé la sphère intellectuelle et politique en 2005-2006. S’il ne vient pas prendre position pour tel ou tel « camp », il apporte plutôt un éclairage sur les coulisses de cette production législative qui a pour objet l’écriture et l’interprétation de l’histoire. J. Michel retrace donc, en prenant pour objet l’esclavage, l’évolution contemporaine des « politiques publiques de la mémoire » – c’est-à-dire de l’ « ensemble des modes d’intervention des acteurs publics qui cherchent à produire et imposer des souvenirs communs [...] » (p. 10). Il s’appuie sur un dispositif d’enquête et d’analyse ambitieux, inspiré tout à la fois de la sociologie pragmatiste et de la sociologie de l’action publique, dont il revisite et amende les principaux concepts. Ainsi, la portée théorique de cette étude à nouveaux frais de la notion de « mémoire publique » est manifeste, s’inscrivant en cela dans le prolongement des travaux de l’auteur [2].
Ces politiques publiques sont déterminées par tout un ensemble de « configurations » stabilisées ou d’« institution de sens » que Michel qualifie de « régimes mémoriels » et dont il propose une typologie. L’ouvrage est ainsi principalement dédié à l’étude de la « production, [...] [la] stabilisation et [...] [la] transformation » (p. 9) de ces régimes, de façon à restituer avec minutie la façon dont une mémoire publique et « officielle » (p. 9) de la traite négrière et de l’esclavage aux Antilles et à la Réunion s’est institutionnalisée. Ces régimes mémoriels peuvent être distingués les uns des autres non pas par leur temporalité, mais à travers les acteurs qui les portent et les investissent, et surtout grâce aux « instruments » dans lesquels ils s’incarnent, c’est-à-dire des lois, des lieux de mémoire, des programmes scolaires, etc.
Le plan de l’ouvrage suit celui des sources utilisées. Les premiers chapitres sont principalement fondés sur l’étude des archives institutionnelles et associatives ainsi que de la presse. Ensuite, l’auteur exploite la quarantaine d’entretiens qu’il a menés aussi bien avec des acteurs associatifs qu’avec des membres du personnel politique (travaillant essentiellement au sein des cabinets ministériels). Enfin, le dernier chapitre s’appuie exclusivement sur l’observation ethnographique de cérémonies commémoratives. L’ouvrage suit donc une progression chronologique, de 1948 à nos jours mais en se concentrant néanmoins sur la décennie 1998-2008, ce qui permet à l’auteur de rendre compte avec précision de la succession, mais aussi de la coexistence, des différents régimes mémoriels de l’esclavage.
Coexistence de régimes mémoriels antagonistes
Le premier régime mémoriel que l’auteur distingue est le régime « abolitionniste », dont il retrace la genèse, surtout à partir de la commémoration, en 1948, du centenaire de la seconde abolition de l’esclavage. Ce régime est fondé sur la célébration de la République française, personnifiée dans la figure de Victor Schœlcher, en raison de son action émancipatrice envers les anciens esclaves. Les souffrances et les révoltes de ces derniers sont en retour peu évoquées. Michel réinscrit de manière approfondie dans le contexte politique de l’époque la façon dont la petite et moyenne bourgeoisie des « libres de couleur », dont « l’ethos assimilationniste » (p. 35) et universaliste découle de leur socialisation par l’école de la République, prône l’assimilation avec la Métropole et contribue ainsi à passer sous silence une partie de la réalité de l’esclavage et de ses abolitions. En effet, selon Michel, qui s’inspire ici de Ricœur, ce régime est caractérisé par une « amnésie commandée » (p. 40), émanant d’une « volonté politique délibérée » (idem) d’occulter ce qui pourrait venir ternir le roman national républicain. Si le régime mémoriel abolitionniste est en situation de quasi-monopole jusqu’au début des années 1980, l’avènement du régime mémoriel « nationaliste » ne signe pas sa fin, bien au contraire.
Ce deuxième régime mémoriel s’enracine selon l’auteur dans un contexte international caractérisé par les décolonisations des années 1950 et 1960. Il est également marqué par la déception des populations ultramarines qui espéraient que le processus de départementalisation réduise les inégalités sociales. C’est donc l’émergence consécutive de mouvements autonomistes ou indépendantistes dans les territoires d’Outre-Mer qui explique le processus de « nationalisation de la mémoire » (p. 49) que Michel décrit. Ce régime mémoriel nationaliste se traduit par la célébration non plus de la libération, venue d’en haut, des esclaves, mais de leur action auto-émancipatrice. Cela passe par la mise en valeur, dans chaque département, de figures locales qui se sont illustrées par leur résistance – et parfois leur sacrifice – à l’ordre esclavagiste. Pour les « entrepreneurs » de ce régime mémoriel, il s’agit explicitement de replacer au centre des débats les « héros collectifs » (p. 53) qui se sont battus pour leur liberté.
C’est la loi de juin 1983 fixant les conditions de commémoration de l’abolition de l’esclavage qui constitue le temps fort de ce régime. En effet, Michel montre, entretiens à l’appui, que celle-ci est le fruit d’une « co-production » (p. 56) entre les acteurs gouvernementaux et les acteurs politiques locaux. Il restitue minutieusement les débats parlementaires qui aboutissent à un « consensus équivoque » (p. 57) : ainsi, l’enjeu est de concilier les régimes mémoriels abolitionniste et nationaliste en laissant une marge d’interprétation. La loi n’arbitre donc pas entre l’autonomie locale et le principe d’unité de la République, et, si un jour férié est instauré pour commémorer l’abolition de l’esclavage, il revient néanmoins à chaque département ultramarin d’en déterminer la date, en fonction du contexte historique qui lui est spécifique.
Les célébrations du bicentenaire de l’abolition de l’esclavage, en 1998, voient revenir au premier plan le régime abolitionniste, sans pour autant que le régime nationaliste ne s’efface complètement. En effet, ce dernier fait l’objet d’une « opération de recadrage » (p. 92) de la part de théoriciens de la créolisation. L’auteur explique qu’ils refondent ce régime nationaliste sur de nouvelles bases, en célébrant le métissage entre les cultures, ce qui passe par l’abandon progressif de la rhétorique anticolonialiste. Cela explique alors que le chef du gouvernement de l’époque, Lionel Jospin, rende hommage aux figures républicaines abolitionnistes, mais également au héros de l’indépendance haïtienne Toussaint Louverture, ainsi qu’aux esclaves ayant fui le système esclavagiste (les « marrons »).
Reconnaître un crime contre l’humanité et rendre hommage à ses victimes
Si Michel décrit avec précision la constitution des régimes mémoriels abolitionnistes et nationalistes, ainsi que les tensions qui les opposent, c’est bien le régime « victimo-mémoriel » qui constitue le cœur de son ouvrage (chapitres 4 à 6). Il montre comment des militants antillais marxistes vivant en métropole ont, dans les années 1980, effectué une « conversion cognitive » (p. 104) de leur engagement : inspirés par les travaux d’ethnopsychiatrie qui cherchent les causes de l’aliénation des sociétés ultramarines dans l’histoire de l’esclavage, ils font de l’identité un terrain de lutte. Cela passe par la mise en évidence d’un « trouble mémoriel et identitaire » (ibidem) : il existerait une « mémoire habitus de l’esclavage » (p. 108) dans les sociétés antillaises et réunionnaise, c’est-à-dire un ensemble de « dispositions sociales, familiales [et] économiques » (ibidem) héritées de l’esclavage et qui auraient des effets néfastes jusqu’à aujourd’hui. Ces effets ne pourraient être atténués que par un travail mémoriel – un « devoir de mémoire » (p. 109) – visant à rendre hommage aux victimes que sont les esclaves et leurs descendants. Cela conduit Michel à identifier l’apparition d’une « nouvelle figure de la subjectivité victimaire » (p. 111) qui donne son nom au troisième régime mémoriel, et dont il rattache les origines à la reconnaissance juridique de la catégorie de crime contre l’humanité.
Dans ces chapitres, Michel analyse longuement les processus de « problématisation » et de « mise à l’agenda » de cette cause, en montrant comment les divers entrepreneurs de mémoire réussissent à s’unir derrière cet étendard, sans gommer pour autant leurs dissensions. Il revient ainsi longuement sur la « marche » du 23 mai 1998 qui rassemble quelques dizaines de milliers de personnes, et qui vise à faire reconnaître l’esclavage comme crime contre l’humanité, enjeu qui constitue le « centre de gravité » du régime victimo-mémoriel. Ces mobilisations aboutissent en mai 2001 au vote de la loi « Taubira ». Deux enjeux vont cependant cristalliser les débats dans la décennie qui va suivre : la question des réparations, et celle de la date des commémorations.
En effet, les militants de cette cause mémorielle ne sont pas entièrement satisfaits par la loi Taubira, qui va moins loin que les textes initialement débattus dans l’hémicycle. C’est autour de l’action du Comité pour la mémoire de l’esclavage, créé par la loi Taubira, que l’auteur centre la suite de son étude (chapitres sept et huit). Ce comité, qui est chargé de déterminer une date de commémoration nationale en ce qui concerne la mémoire de l’esclavage, finit par choisir celle du 10 mai (plutôt que le 27 avril ou le 23 mai), non sans de multiples hésitations et revirements qui tiennent aux rapports de force politiques dans les territoires ultramarins et dans l’espace militant métropolitain, et dont J. Michel s’attache à rendre compte. Il note que le gouvernement ne se positionne dès lors plus en force de proposition en ce qui concerne les politiques mémorielles, mais bien plutôt en arbitre entre les entrepreneurs concurrents de la mémoire de l’esclavage. Quant aux réparations (chap. 5 et 8), elles alimentent les dissensions entre ces derniers qui ne sont d’accord ni sur leur légitimité, ni, le cas échéant, sur leur nature (indemnisation pécuniaire ou politique publique mémorielle), ou l’identité de leurs bénéficiaires. Cet enjeu tend par conséquent à être écarté de l’agenda des politiques mémorielles.
Perspectives
Ne polémiquant qu’à de très rares occasions avec les protagonistes, universitaires et/ou militants, de l’histoire qu’il étudie, l’auteur a à cœur de produire une analyse distanciée et nuancée des luttes mémorielles concernant l’esclavage. Néanmoins, à défaut de rapporter de façon plus systématique ses enquêtés à des trajectoires, sociale et militante, et leurs discours à des positions dans l’espace des luttes mémorielles, il est parfois amené à faire un usage davantage informatif que proprement analytique de ses matériaux. On peine ainsi à saisir les fondements, notamment d’ordre sociologique, des conflits entre les entrepreneurs de mémoire, qui ne semblent parfois se distinguer entre eux que par l’adoption de tel ou tel « registre d’argumentation ». Cela se traduit aussi parfois par un manque de distance critique vis-à-vis des rhétoriques officielles ou institutionnelles, et, malgré la volonté affichée par l’auteur de restituer leur « agentivité » aux acteurs militants, on a le sentiment dans certains chapitres que l’histoire s’écrit « d’en haut », par les professionnels de la politique.
Enfin, si l’auteur se dit attentif à la dimension « processuelle » de l’histoire, on peut regretter que ses observations ethnographiques ne viennent en réalité enrichir l’étude de l’histoire « en train de se faire » (p. 247) que dans le dernier chapitre de l’ouvrage, qui vient pourtant éclairer de façon bienvenue le titre de l’étude : l’expression « devenir descendant d’esclave » prend en effet tout son sens grâce à l’analyse serrée que fait l’auteur de son observation des cérémonies d’hommage aux souffrances des esclaves. Celui-ci réserve pour une prochaine étude l’analyse systématique et comparée de ces cérémonies, ce qui, à n’en pas douter, viendra compléter utilement cet ouvrage dont l’actualité politique n’est pas à démontrer : on peut ainsi penser au récent discours de François Hollande lors de l’inauguration en Guadeloupe, le 10 mai 2015, du « Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la Traite et de l’Esclavage » (« Mémorial ACTe »), et à sa promesse de « s’acquitter de la dette [3] » de la France envers Haïti, qui n’a pas manqué de relancer les débats autour des réparations de l’esclavage.