Certains partis proposent aujourd’hui que la France quitte la zone euro. Gregory Claeys s’attache à montrer qu’une telle sortie serait en vérité cataclysmique pour l’économie du pays.
Certains partis proposent aujourd’hui que la France quitte la zone euro. Gregory Claeys s’attache à montrer qu’une telle sortie serait en vérité cataclysmique pour l’économie du pays.
En France, le débat sur les avantages et inconvénients de l’appartenance à la zone euro s’est à nouveau immiscé dans la campagne électorale. Les arguments entendus aujourd’hui ressemblent beaucoup à ceux qu’avançaient déjà, au début des années 1990, les opposants à l’adoption de la monnaie unique. Cependant, ces arguments sont bien souvent trompeurs et ne devraient pas alimenter le débat actuel. L’euro est la monnaie officielle de la France depuis près de 20 ans, et en sortir n’aurait pas les mêmes conséquences que de ne pas y entrer. Nous reviendrons ici sur cinq mythes souvent invoqués par les partisans du Frexit pour montrer leur absence de fondement.
Les partisans de la sortie de l’euro affirment qu’elle stimulerait les exportations françaises et règlerait ainsi deux problèmes présumés de ces 20 dernières années : un déficit commercial persistant et le déclin des parts de marché des exportations françaises, surtout en comparaison avec la bonne performance allemande (voir les Graphiques 1 et 2).
Effectivement, en théorie, un taux de change flexible permet de corriger les déséquilibres extérieurs grâce à un mécanisme d’ajustement automatique. Lorsqu’un choc spécifique affecte un pays, le taux de change joue un rôle d’amortisseur en permettant une amélioration rapide de sa compétitivité-prix. En outre, une dévaluation nominale (c’est-à-dire une dépréciation du taux de change) est plus facile à mettre en œuvre qu’une dévaluation à l’intérieur de la zone euro, qui se traduirait par une période d’inflation et de croissance des salaires plus faibles que chez nos partenaires de la zone euro.
Cependant, l’importance des deux problèmes cités précédemment est largement exagérée. Le déclin de la part de marché à l’exportation depuis 2000 n’est pas propre à la France mais est plutôt la norme dans les pays industrialisés. Cela est essentiellement dû à la participation accrue de la Chine et d’autres pays émergents à l’économie mondiale. L’Allemagne, avec une part de marché relativement stable, est un cas unique parmi les pays développés. Quant au déficit commercial français, il a en réalité lentement diminué sur les cinq dernières années et son niveau actuel (-1,3 %) n’est pas vraiment une source d’inquiétude. À cela s’ajoute le fait que l’euro s’est déjà significativement déprécié lors des deux dernières années, en raison notamment de la politique monétaire expansionniste de la Banque centrale européenne (BCE). Cette baisse de l’euro a d’ores et déjà stimulé la compétitivité-prix française de façon significative : depuis le milieu de l’année 2014, l’euro s’est ainsi déprécié de 25 % par rapport au dollar et n’est plus considéré comme surévalué à l’échelle de la zone euro.
En réalité, le principal problème provient des déséquilibres internes à la zone euro. Selon une récente estimation, la France est surévaluée de 7 % par rapport à la moyenne de la zone euro, et de 20 % par rapport à l’Allemagne. Une nouvelle monnaie française (appelons-la « franc » par simplicité) devrait logiquement se déprécier assez rapidement par rapport à l’euro après son introduction. Néanmoins, pour que cette dépréciation aboutisse à une amélioration de la balance commerciale, les exportations et importations doivent être sensibles aux variations de prix. En termes économiques, la condition de Marshall-Lerner doit être respectée, ce qui implique que la somme des valeurs absolues des élasticités-prix (c’est-à-dire des variations de demande en pourcentage suite à une augmentation de 1 % du prix) des importations et des exportations doit être supérieure à 1. À première vue, des estimations récentes montrent que cette condition est vérifiée en France et suggèrent donc qu’une dépréciation de son taux de change par rapport à l’euro conduirait à une amélioration de sa balance commerciale après quelques années. Cependant, et sans vouloir nier les effets des fluctuations du taux de change sur les balances commerciales qu’une étude du FMI a encore récemment confirmés, pour que les effets d’une dépréciation du taux de change soient bénéfiques et durables, il faut aussi que l’inflation soit contenue et que la politique monétaire soit crédible, afin d’éviter de que les agents économiques n’anticipent un hausse permanente du niveau d’inflation. Dans le cas contraire, le pic d’inflation résultant d’une augmentation soudaine des prix des produits importés pourrait aboutir à des « effets de second tour » par le biais d’un ajustement à la hausse des salaires et des autres prix qui réduiraient graduellement les gains issus de la dépréciation en termes de compétitivité-prix.
De manière tout aussi importante, si la France était amenée à sortir de l’euro, d’autres pays pourraient suivre son exemple. Dans ce cas, le franc se déprécierait par rapport aux monnaies des pays du nord de l’Europe, mais s’apprécierait probablement par rapport aux nouvelles monnaies des pays du sud de l’Europe. Parmi les principaux partenaires commerciaux de la France, l’Allemagne représente de loin pour elle le plus important marché à l’export, avec 16 % des exportations françaises. Néanmoins, pris ensemble, les pays du sud de l’Europe représentent une part similaire. Étant donné la spécialisation sectorielle de l’industrie française, l’accroissement de la concurrence qui résulterait d’une revalorisation du franc par rapport aux monnaies des pays du sud de l’Europe pourrait davantage nuire à la balance commerciale française que ne serait positive sa dépréciation par rapport aux monnaies de l’Allemagne et des pays du nord de l’Europe.
En définitive, il est vrai qu’un taux de change flexible est un mécanisme d’ajustement utile et potentiellement puissant pour amortir les chocs temporaires et réduire les déséquilibres commerciaux extérieurs, à condition qu’il se combine avec une politique monétaire crédible. Cependant, le problème de surévaluation que la France rencontre ne se pose pas à l’échelle mondiale, mais vis-à-vis de certains pays de la zone euro. Or, à l’intérieur de cette zone, comme la France n’est pas si éloignée de la moyenne, les gains supposés en termes de compétitivité prix pourraient être beaucoup moins importants que ce que suggèrent les partisans du Frexit, surtout en cas d’éclatement complet de l’union monétaire.
Un autre des avantages promis par les partisans du Frexit est une politique monétaire indépendante, parfaitement adaptée à l’économie nationale et non à la moyenne de la zone euro. Encore une fois, cet argument est parfaitement valide en théorie mais perd en pratique sa pertinence pour la France. De manière générale, la moyenne de la zone euro représente plutôt bien l’économie française. Par exemple, les recommandations issues de simples règles de Taylor appliquées à la France et à la zone euro (voir le Graphique 3) sont très similaires [1]. Cela suggère que les décisions de politique monétaire qui seraient prises par une Banque de France indépendante et dont le mandat serait similaire à celui de la BCE ne seraient pas si différentes que celles prises par le conseil des Gouverneurs de la BCE.
Une sortie de la zone euro pourrait en réalité rendre la politique monétaire en France bien plus difficile, surtout à court terme, car l’inflation pourrait y atteindre des niveaux indésirables. En effet, au delà de la dépréciation du franc nécessaire pour corriger les écarts actuels de compétitivité, on assisterait probablement à un phénomène de surajustement du taux de change, comme le suggèrent les exemples de pays ayant fait l’expérience d’un changement abrupt de régime de change. Ces fortes dépréciations renchérissent les importations, ce qui aboutit généralement à une hausse rapide de l’inflation, comme le suggèrent les récents épisodes de forte dépréciation (voir Tableau 1). Étant donné l’importance des importations dans certains des secteurs-clés en France, comme le secteur de l’énergie, une forte dépréciation du franc aurait un impact négatif sur l’économie à court terme et aboutirait à un pic de l’inflation qui serait, au mieux, temporaire.
Néanmoins, afin de s’assurer que ce pic soit temporaire, il serait nécessaire de mettre rapidement en place un cadre monétaire crédible. Cela ne semble cependant pas compatible avec les autres propositions des partisans du Frexit, qui souhaitent aussi priver la Banque de France de son indépendance et autoriser le financement direct du gouvernement par la banque centrale. Ces propositions rendent leur promesse de maintenir l’inflation à un bas niveau après la sortie de l’euro particulièrement peu réaliste.
Par ailleurs, il est intéressant que les partisans du Frexit veuillent se débarrasser de l’euro afin de stimuler les exportations françaises, alors même que la plupart d’entre eux sont opposés à l’idée d’instaurer un régime de taux de change flexible par crainte d’une volatilité excessive sur le marché de change. En réalité, l’opinion publique française a toujours été relativement opposée à un régime de taux de change flexible. C’est pour cela que les partisans du Frexit plaident aujourd’hui pour le retour de l’unité de compte européenne (ECU) et du Système monétaire européen (SME), avec des taux de change fixe, qui prévalaient avant Maastricht, sans voir ce qu’a de paradoxal le fait de vouloir sortir de la monnaie unique pour se lier à une autre monnaie à travers un système de taux de change fixe.
Si l’on met de côté ce paradoxe, se rattacher à une monnaie étrangère requiert aussi de mener une politique crédible qui permette de stabiliser le taux de change autour de la parité choisie. La souveraineté monétaire au sein d’un tel système est en pratique complètement illusoire, car la Banque de France devrait ajuster sa politique afin de défendre sa parité et ainsi adapter ses taux d’intérêt en fonction de la situation cyclique de son voisin, que cela soit la zone euro ou l’Allemagne. En effet, s’engager à mettre en place un taux fixe vis-à-vis de l’euro ou de l’ensemble de monnaies européennes (dans le cas où l’euro disparaîtrait après le Frexit) conduirait au retour du « problème du n-1 » inhérent à tout système de taux de change fixe. Concrètement, si n pays font partie d’un système de changes fixes, seules n-1 banques centrales doivent défendre leur taux fixe vis-à-vis du ne pays. Cela aboutit en pratique à un système monétaire asymétrique dans lequel un pays, généralement le plus crédible, peut mettre en œuvre une politique monétaire fondée sur ses objectifs nationaux d’inflation ou de croissance alors que les autres pays doivent ajuster leurs taux d’intérêt afin de maintenir la parité sans pouvoir prendre en compte leur situation économique interne. Ce fut le cas de 1945 à 1971, période durant laquelle les États-Unis étaient au centre du système global de taux de change fixe issu de Bretton Woods. Après sa disparition, le même phénomène se produisit avec l’Allemagne, au centre du « serpent monétaire » européen de 1972 à 1979, puis du Système monétaire européen après 1979. Si l’alternative à l’euro est un système de taux de change fixe, l’actuelle souveraineté partagée du Conseil des Gouverneurs de la BCE apparaît largement préférable, aussi bien pour la performance des politiques macroéconomiques que pour la souveraineté des États.
Les promoteurs du Frexit suggèrent que sortir de l’euro pourrait libérer le pays des contraintes imposées par les règles budgétaires européennes et permettre au gouvernement français d’adopter une politique budgétaire bien plus contracyclique, c’est-à-dire une politique budgétaire qui soutient la croissance en période de crise et au contraire une politique plus restrictive en période de surchauffe. Néanmoins, ils oublient de dire que non seulement les politiques budgétaires contracycliques ne sont pas une spécialité française mais qu’en plus sortir de l’euro pourrait nuire à la crédibilité de la France, et rendre plus difficile l’accès aux marchés nécessaire à la mise en place de dépenses contracycliques.
Comme le montre le Graphique 4, sur les 27 dernières années, la politique budgétaire française n’a en réalité été véritablement contracyclique qu’en 2006 et 2009. En dehors de ces deux années, la politique budgétaire a été procyclique : durant les périodes de croissance, les gouvernements augmentent les dépenses ou font baisser les taxes, même si cela contribue à une surchauffe de l’économie, tandis que durant les récessions, les gouvernements augmentent les taxes ou diminuent les dépenses, même si cela affecte négativement la croissance.
Il est difficile de croire qu’un tel comportement (aussi constant dans l’erreur) soit principalement le résultat des règles budgétaires européennes. Comme nous l’expliquions dans un article publié en 2016, il est vrai que le cadre budgétaire européen actuel est très imparfait, ce qui a amené la Commission européenne à faire des recommandations erronées de politique budgétaire aux États-membres durant la crise. Ces recommandations peuvent avoir joué un rôle négatif à l’apogée de la crise, notamment de 2011 à 2013, en incitant les États à adopter des politiques d’austérité budgétaire au pire moment. Cependant, la plupart du temps, les mauvaises politiques budgétaires en France semblent imputables aux responsables nationaux et résulter de considérations principalement politiques.
La sortie de l’euro ne changerait probablement pas cela, bien au contraire. Le gouvernement français n’aurait plus à écouter les recommandations de la Commission, mais une sortie de l’euro pourrait lui couper l’accès aux marchés de capitaux nécessaire à la mise en œuvre de politiques contracycliques.
Certes, contrairement au secteur privé, la conversion de la dette publique française en francs ne devrait pas poser de problème, car celle-ci est presque intégralement (environ 95 %) émise via des contrats de droit français. La valeur de la dette publique ne devrait donc pas augmenter si la nouvelle monnaie se dépréciait. Convertir la dette publique en francs serait donc possible d’un point de vue légal, mais un changement aussi radical des conditions d’emprunt pourrait techniquement être considéré comme un défaut de paiement par les agences de notation. Il deviendrait alors plus coûteux pour le gouvernement français d’emprunter sur les marchés financiers, et la France pourrait, dans le pire des cas, perdre son accès aux marchés internationaux pendant quelques années.
Dans tous les cas, le gouvernement français serait sous une surveillance accrue des marchés et il serait logique pour les investisseurs internationaux d’exiger des taux d’intérêt plus élevés lors de l’émission de nouvelles obligations afin de compenser la dépréciation du franc et de se protéger contre le risque d’inflation. En outre, à plus long terme, les instruments de dette libellés en francs perdraient les bénéfices liés au fait d’être émis dans monnaie de réserve, un statut réservé aux pays avec une longue expérience de politique monétaire stable et crédible comme les États-Unis ou le Royaume-Uni.
Pour toutes ces raisons, emprunter afin de soutenir l’économie quand cela est nécessaire pourrait devenir bien plus difficile et coûteux. Et tenter de contourner ce problème en utilisant la banque centrale pour financer les déficits budgétaires ne serait pas judicieux à un moment où il lui faudra établir sa crédibilité afin d’ancrer l’inflation à un niveau faible ou de défendre un taux de change stable.
Les variations de taux de change ont un impact sur les économies par le biais de différents canaux. Outre le commerce international, les bilans des entreprises et des banques sont aussi affectés par ces variations, ce qui peut avoir un impact significatif sur l’économie. Le fait que les avoirs et les engagements de certains agents économiques soient libellés dans des devises différentes, combiné à des variations de change inattendues, a ainsi joué un rôle important dans les crises financières qui ont frappé les pays émergents à la fin des années 1990 et au début des années 2000.
Le mécanisme principal à l’œuvre lors de ces crises est assez simple. L’instauration de régimes de change fixe considérés comme crédibles amène certains agents à penser qu’il est sans danger (et moins cher) d’avoir des dettes en devises étrangères non couvertes contre le risque de change. Cependant, l’abandon soudain de ces régimes de taux de change et la dépréciation ultérieure de la monnaie nationale conduit à une augmentation significative de la valeur des dettes émises en devises étrangères, rendant les remboursements difficiles et se terminant dans certains cas par des faillites en chaîne. Le cas de l’Argentine à la fin de l’année 2001 en fournit un exemple parfait : l’abandon inattendu de la parité fixe avec le dollar et la conversion des dépôts détenus en dollar en pesos ont été suivis par une dépréciation massive du peso (de plus de 60 % par rapport aux monnaies de leurs principaux partenaires commerciaux). De nombreux emprunteurs ont alors vu la valeur de leur dette étrangère exploser en termes de monnaie locale, ce qui a conduit à des pertes énormes, des difficultés de remboursement, et pour finir à des défaillances en cascade.
Le gouvernement français, de même que les banques, entreprises et ménages français, emprunte peu en devises étrangères. Lorsqu’ils le font, ils se couvrent contre les variations de taux de change. Ce n’est donc pas la dette actuelle en devises étrangères qui poserait problème en cas de sortie de l’euro, mais le fait que l’euro lui-même deviendrait alors une monnaie étrangère. La difficulté résiderait dans la conversion des actifs et des passifs de l’euro au franc.
La juridiction du droit régissant les contrats déterminerait si un instrument financier peut être converti en francs, ou s’il doit rester libellé en euros. Pour faire simple, si la dette a été contractée sous droit français, la conversion en francs devrait être possible. En revanche, si elle a été contractée sous droit étranger – généralement anglais ou américain – elle continuerait à être libellée en euros après la sortie de l’Union monétaire. Certains acteurs devraient donc payer leurs dettes en ce qui serait devenu pour eux une monnaie étrangère, et on verrait rapidement apparaître des discordances de devises (« currency mismatches ») non couvertes dans leurs bilans. En effet, considérant l’euro comme irrévocable, ces agents n’auraient pas vu la nécessité de se couvrir contre le risque de conversion des dettes contractées en euros sous droit étranger.
La plupart des dettes des ménages et des PME françaises prennent la forme d’emprunts auprès de banques françaises, ou de filiales françaises de banques étrangères, contractés sous droit français. Ils devraient donc être facilement convertis en francs. Réciproquement, les actifs des banques françaises prenant la forme de prêts domestiques seraient convertis en francs, tout comme, du côté du passif, les dépôts des ménages et des entreprises.
Le principal risque proviendrait d’autres instruments de dette tels que les emprunts transfrontaliers contractés auprès de banques étrangères ou les obligations émises sous droit étranger par les banques françaises et les entreprises non financières majeures. Au niveau agrégé, la situation pourrait ex ante paraître gérable mais de nombreuses entreprises seraient en réalité affectées par des discordances de devises.
Plusieurs articles ont récemment tenté de mesurer l’ampleur du problème que pourraient représenter les discordances de devises résultant d’une sortie de la zone euro. Durand et Villemot (2016), utilisant les données macro de la Banque des Règlements Internationaux (BRI), considèrent qu’une sortie de l’euro serait gérable car au niveau agrégé les entreprises et les ménages français possèdent assez d’actifs à l’étranger, dont la valeur en francs augmenterait en cas de dépréciation, comparés aux passifs qui ne seraient pas convertis. Il est vrai que les actifs et les revenus de l’étranger viendraient atténuer l’effet négatif des dettes libellées en devises étrangères. Néanmoins, le problème des chiffres agrégés est qu’ils omettent totalement les discordances possibles au niveau d’entreprises spécifiques. Par exemple, si la moitié des entreprises est vulnérable à la sortie de l’euro et si l’autre moitié en bénéficie, en termes agrégés l’économie pourrait ex ante paraître capable de bien gérer un tel choc. Néanmoins, cela ne serait probablement pas le cas, car il serait en pratique impossible de redistribuer les effets positifs et négatifs entre entreprises. Pour ne pas utiliser de données agrégées, Amiel et Hyppolite (2015) ont construit une base de données exhaustive sur la dette négociable de chacune des grandes banques et sociétés non financières françaises. Ils montrent que, dans leur échantillon, entre 41 % (dans le meilleur des cas) et 59 % (dans le pire des cas) de la dette négociable est émise sous droit étranger et ne serait donc pas convertie en francs. En outre, ils montrent aussi que de nombreuses sociétés (en particulier dans le secteur financier) possédant de la dette qui resterait libellée en euros ne généreraient pas assez de revenus à l’étranger pour pouvoir couvrir le remboursement de leur dette en euros. Ceci pourrait rapidement conduire à de sérieuses difficultés pour ces entreprises, et finalement à des faillites, ou à d’importants plans de sauvetage par le gouvernement des sociétés financières mais aussi non financières considérées comme d’importance systémique.
En pratique, à l’échelle micro, la transition serait chaotique et conduirait à des milliers de litiges juridiques interminables et à l’issue incertaine qui auront un impact négatif sur l’activité économique. La sortie de l’euro finirait par ressembler à une grande loterie pour l’ensemble des entreprises : selon qu’elles ont plus d’actifs ou de passifs convertis en francs, la sortie de l’euro les mettrait en difficulté ou les enrichirait. Sans oublier que ces restructurations de dette, banqueroutes et sauvetages financiers en cascade affecteraient in fine l’ensemble des créditeurs, des actionnaires et des contribuables.
Afin d’anticiper ce qui pourrait se produire dans une telle situation, il est naturel de revenir sur les expériences passées de dissolution d’unions monétaires. Rose (2006) a réuni une base de données dénombrant 69 sorties d’unions monétaires depuis la Seconde Guerre mondiale. Cet article est donc souvent cité par les partisans d’une sortie de l’euro car les résultats de Rose suggèrent que les différences de performance macroéconomique entre les pays qui quittent les unions monétaires et ceux qui y restent ne sont pas significatives.
Cependant, une fois encore, ces exemples historiques ne permettent pas vraiment d’éclairer la situation actuelle ni d’en tirer des conclusions pour le cas français. La plupart des dissolutions d’union monétaire de cet échantillon se sont produites suite à l’indépendance d’anciennes colonies européennes ou à la chute du bloc soviétique. Les circonstances actuelles diffèrent sur de nombreux points : la taille de l’économie française, son développement financier, l’importance du secteur financier dans son économie ou encore les liens financiers entre la France et les autres pays européens soumis à la libre circulation des capitaux depuis plus de deux décennies. La disparition de l’euro, ou même la sortie de la France de l’UEM, constituerait un évènement sans précèdent qui ne peut pas être comparé aux dissolutions d’unions monétaires survenues dans les 60 dernières années. Les partisans d’une sortie de l’euro invoquent ainsi souvent la dissolution de l’union monétaire tchécoslovaque en 1992, comme l’exemple d’une séparation monétaire réussie que la zone euro pourrait facilement imiter ; mais c’est oublier que ces deux situations sont foncièrement incomparables. La Tchécoslovaquie sortait de plus de quatre décennies de régime socialiste et son système financier en était à ses balbutiements lors de la dissolution de l’union monétaire. De plus, l’accord conclu entre Tchèques et Slovaques incluait des transferts massifs du pays doté d’une monnaie forte vers le pays doté d’une monnaie faible, ce qui serait actuellement inimaginable dans la zone euro.
En réalité, l’idée même qu’il serait possible d’organiser en toute tranquillité un référendum en France, puis de négocier calmement avec nos partenaires européens, est parfaitement illusoire. Dès que les ménages français considèreront le Frexit comme une possibilité crédible et anticiperont la conversion de leurs dépôts dans une monnaie qui aura vocation à se déprécier rapidement, on assistera à une panique bancaire « préventive » et à une fuite des capitaux. Céder à une telle panique bancaire serait en effet parfaitement rationnel du point de vue des déposants : s’ils anticipent la dépréciation de la nouvelle monnaie (ce qui est un des buts recherchés par les partisans du Frexit), ils seront alors tentés de retirer leur argent de leurs comptes bancaires avant la conversion, de le conserver en liquide ou de le placer dans une banque d’un autre pays de la zone euro, d’attendre que la nouvelle monnaie se déprécie, de convertir leur argent en francs une fois que la monnaie a atteint son niveau le plus bas, et de réaliser ainsi un profit (dans la nouvelle monnaie) équivalent à la dépréciation s’étant produite.
Le Graphique 5 montre qu’en Grèce, une telle panique bancaire s’est déclenchée – tout d’abord au ralenti – dès que les déposants ont commencé à envisager une possible sortie de la Grèce de la zone euro. Cette tendance s’est ensuite accélérée en 2015, et a finalement conduit à la fermeture de banques et à la mise en place de contrôles de capitaux à la fin du mois de juin. Il en irait de même en France afin d’éviter un effondrement du système bancaire. Le cas de la Grèce nous éclaire aussi sur l’impact potentiel d’un tel évènement : après la mise en place des contrôles de capitaux, le PIB réel a diminué de 1,7 % durant le seul troisième trimestre de 2015, l’économie étant gelée par les restrictions bancaires.
En France, la sortie de l’euro est pour le moment toujours considérée comme un risque marginal par les marchés et les déposants, mais le marché des obligations souveraines a d’ores et déjà commencé à réagir à la probabilité fluctuante d’un Frexit. Si le Frexit devenait plus probable, le retrait des dépôts et la prime de risque sur les obligations souveraines pourraient augmenter très rapidement.
Un autre risque est que la sortie de l’euro pourrait se produire par accident, avant qu’elle puisse être organisé ou avant même tout référendum. Imaginons, par exemple, le scenario suivant : le Front National remporte les élections et les agences de notation principales décident d’abaisser la note de la France, en-dessous de BBB- (suivant le système de notation de Fitch et Standard & Poor’s). Cela rendrait difficile l’accès des banques françaises, qui pourraient dans le même temps avoir à faire face à une panique bancaire, aux opérations principales de refinancement de la BCE, car il ne leur serait plus possible d’utiliser les obligations du gouvernement français comme garantie pour obtenir des prêts à la BCE. Elles pourraient dès lors être forcées d’utiliser la « fourniture de liquidité d’urgence » (le fameux ELA, pour « Emergency liquidity assistance ») de la Banque de France, plus coûteuse mais aussi plus flexible en termes de types de garanties acceptées, dans les limites imposées par le Conseil des Gouverneurs de la BCE.
La situation serait alors très similaire à celle de la Grèce en février 2015. Et, comme en 2015, la BCE se retrouverait au cœur de discussions extrêmement politiques afin de déterminer si elle doit oui ou non continuer à fournir des liquidités au secteur bancaire français pour faire face à la panique. Cette décision pourrait s’avérer encore plus difficile à prendre pour la BCE car elle se retrouverait alors face à un gouvernement ouvertement favorable à la sortie de l’Union monétaire. Et si sa décision était d’arrêter l’approvisionnement en liquidités, la Banque de France et le gouvernement français n’auraient d’autres choix que de mettre en place un contrôle de capitaux très strict, ou de créer une nouvelle monnaie afin de fournir au système bancaire les liquidités nécessaires. Le risque de sortie de l’euro pourrait alors s’avérer auto-réalisateur.
La probabilité d’un tel scénario est aujourd’hui extrêmement faible, et l’enchaînement d’événements pour arriver à ce résultat fort peu probable. Mais il semble clair que, s’il se produisait, la situation pourrait rapidement dégénérer et aboutir à une sortie chaotique de l’Union monétaire, qui aurait des conséquences dévastatrices pour l’économie française. Sans oublier que le système financier français est au centre du système financier de la zone euro et est étroitement lié au système financier mondial. La sortie de la France de l’euro conduirait à un gel des flux financiers et provoquerait un arrêt cardiaque du système financier mondial, qui pourrait faire passer la faillite de Lehman Brothers, dont les conséquences ont été majeures sur l’économie réelle, pour un événement de moindre importance [2].
par , le 4 avril 2017
Grégory Claeys, « Cinq mythes sur la sortie de l’euro », La Vie des idées , 4 avril 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Cinq-mythes-sur-la-sortie-de-l-euro
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[1] La règle de Taylor est souvent utilisée pour déterminer ce que devrait être une politique de taux d’intérêt prenant en compte à la fois l’inflation et la croissance du PIB. L’objectif d’une telle politique est que l’inflation ne s’éloigne pas de sa cible (environ 2% dans la zone euro) et que le PIB ne s’éloigne pas du PIB potentiel de l’économie. La règle de Taylor utilisée dans le Graphique 3 est une version légèrement modifiée de Taylor (1993) et suit la formule suivante : r=inflation+r*+0,5(inflation-cible)+0,5(écart de production), utilisant les estimations de l’écart de production les plus récentes de la Commission Européenne, l’inflation sous-jacente pour la France et la zone euro, et un r* égal aux estimations variables sur le temps issues de Fries et al. (2016) et Holston, Laubach and Williams (2016). Pour plus de détails concernant la règle de Taylor utilisée, voir les explications de Claeys (2016).
[2] Je remercie vivement Justine Féliu pour son aide dans la collecte de données nécessaires à la réalisation des graphiques qui illustrent ce texte, et Mélanie Cournil, Justine Féliu, Eric Monnet et Juliette Roussin et pour la traduction et la relecture de ce texte