Peut-on considérer qu’humains et chiens ont coévolué ? Où s’arrête la génétique, où commence l’environnement ? Qu’est-ce que le dressage nous apprend du savoir ? La figure du chien permet-elle de penser la postérité du féminisme, de l’humanisme et de l’utopie ? Donna Haraway aborde toutes ces questions provocantes avec un inégal succès.
Recensé : Donna Haraway, Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres partenaires, traduit de l’anglais par Jérôme Hansen. Terra Incognita, Editions de l’Eclat, 2010 [The Companion Species Manifesto. Dogs, people, and significant otherness, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2002]. 110 p., 10 €.
Qu’est-ce qu’un animal de compagnie ? Qu’est-ce qu’un compagnon d’espèce ? Quels types d’échanges femmes/hommes et chiens ont-ils noué dans la très longue histoire de leur compagnonnage ? Comment qualifier les relations d’apprentissage et de connaissance mutuelle qu’elles/ils sont amenés à développer dans des pratiques actuelles et codifiées de dressage ou de compétition ? Pour reprendre certaines formulations de Vinciane Despret, lectrice assidue de Donna Haraway et spécialiste de l’analyse des relations humains/animaux : qu’est-ce que les bêtes nous apprennent sur les humains, qu’est-ce que les bêtes nous apprennent sur toute forme de relation, qu’est-ce que les bêtes nous apprennent sur ce que c’est qu’apprendre ?
Le Manifeste des espèces de compagnie, qu’on serait aussi tenté de traduire par le Manifeste des compagnons d’espèce, entreprend moins de répondre de façon systématique à ces questions que de porter le regard sur le continent impensé (et polysémique) de nos « attachements » (Bruno Latour) c’est-à-dire sur la façon dont nous sommes liés/attachés en tant qu’espèce à un environnement, en tant qu’individus aux choses (aux artefacts), et ici, en tant qu’humains aux autres et, en particulier, à cet autre très particulier qu’est l’animal puisqu’il est à la fois nous-mêmes et un autre. La réflexion prend source dans une expérience multiple et située, au sens voulu par Donna Haraway ou Sandra Harding, toutes deux théoriciennes de la connaissance située ou de l’épistémologie du « point de vue ». Donna Haraway adopte un point de vue triple, hétérogène, incorporé : celui d’une académique spécialiste de l’analyse des relations science/culture et théoricienne féministe dont la notoriété dépasse la condition d’universitaire ; celui d’une femme blanche américaine d’un certain âge ayant vécu en long compagnonnage avec différent.e.s chien.ne.s ; celui d’une fille d’un reporter sportif. La réflexion naît de cette expérience, c’est-à-dire de ce qu’elle produit comme possibilité de comprendre et de connaître, qu’il s’agisse de mobiliser la rationalité et l’apparatus conceptuel de l’universitaire, le savoir corporel, tacite et formalisé de l’entraîneuse des chien.ne.s ou la réflexivité généreuse de la fille du reporter sportif. En ce sens, le texte prend aussi la forme d’une confession intime et paraît à ce titre comporter un risque : que faire - comment se défaire - de la nécessité de tenir ensemble l’analyse proposée et l’expérience sensible sur laquelle elle se fonde et qu’elle revendique ? Que faire quand cette expérience unit l’auteure et la chienne, deux êtres décrits comme « infertiles » (p. 10) et dont « l’amour » est revendiqué comme argument pour penser, comme réalité à penser ? À mon sens, ce texte comporte des atouts mais aussi certaines limites que je souhaiterais mettre en évidence.
Humains et chiens : des espèces liées
Du côté des atouts, Donna Haraway nous offre un point de vue original et substantiel sur des questions complexes et peu visitées : peut-on considérer qu’humain.e.s et chiens ont coévolué ? Doit-on se limiter à rendre compte de la place, variable, des chiens dans les différentes civilisations humaines ou bien ne faut-il pas entreprendre le récit plus complexe, d’une histoire « biosociale » qui permettrait de rompre avec les dichotomies habituelles ? Il est ici question de cohabitation, de domestication, de coévolution, de sociabilité interspécifique, ou inter espèces. Donna Haraway esquisse une série de pistes à suivre pour dépasser la dichotomie nature culture, relier histoire et biologie : « Il n’existe pas de moment ou de lieu précis où s’arrête la génétique et où commence l’environnement » (p. 39). Cette thèse forte poursuit les propositions antérieures de l’auteure, esquissées à propos de l’étude des primates et de la primatologie, dans des chapitres relatifs à l’histoire du concept de race ou dans son analyse des transformations biotechnologiques contemporaines. Chez Haraway il n’y a pas d’Eden, et le concept de Natureculture qu’elle a forgé vise à déconstruire les dichotomies occidentales meurtrières pour la pensée. Haraway propose donc de repenser le social et la biologie comme déjà toujours liés, d’une façon à la fois contingente et profonde :
Ce serait une erreur que d’attribuer à la biologie les mutations corporelles et psychiques des chiens, et à la culture – et de ce fait, comme ne relevant pas de la coévolution – les transformations corporelles des humains ainsi que celles de leurs modes de vie, par exemple, l’apparition de sociétés pastorales ou agraires. Au minimum, je soupçonne que les génomes humains contiennent une grande quantité de traces moléculaires laissées par les pathogènes de leurs espèces de compagnie, notamment les chiens. Les systèmes immunitaires jouent un rôle majeur dans les naturecultures ; ils déterminent où et avec qui les organismes – y compris les êtres humains – sont capables de vivre. L’histoire de la grippe est inconcevable sans faire appel au concept de coévolution entre humains, porcs, volaille, et virus. (p. 38).
Histoires de dressage et politique du lien
Un autre point fort du livre est d’attirer notre attention sur les pratiques de dressage des chiens comme savoir. L’analyse de ces « histoires de dressage » permet de questionner la texture des liens susceptibles de lier humains et bêtes et les modalités de mise en œuvre de connaissances à la fois formelles et tacites. En donnant à voir le type de relations qu’il est possible de nouer avec un animal dans le contexte d’un exercice exigeant, répété et visant une performance, Haraway questionne toute forme de « relationnalité », c’est-à-dire le caractère profondément inconnaissable de soi et de l’autre en l’absence de qualification du lien. Le concept d’ « otherness » prend ici tout son sens, un sens étendu (« at large ») qui fonde notre biosocialité, mais aussi notre responsabilité sociale et d’espèce : « L’important est ici d’accepter que l’on ne puisse jamais cesser de s’interroger sur le statut de ce qui advient à tout moment de la relation. (…). Je pense que toute forme de la relation éthique – que celle-ci s’opère à l’intérieur ou entre les espèces – est tissée du même fil robuste de vigilance constante à l’égard de l’altérité-en-relation. Nous ne sommes pas autonomes, et notre existence dépend de notre capacité à vivre ensemble. » (p. 57). Deux éléments forts sont alors mis en évidence : avoir une relation de travail avec un animal transforme les participant.e.s humains et animaux de l’activité ; au vu de ces expériences, il est possible de réfléchir à la façon dont un humain peut entrer « dans un rapport de droit avec un animal » (p. 60).
C’est ici que se loge la portée politique du Manifeste des espèces de compagnie dans une veine déjà développée dans d’autres textes par Haraway. L’objet, le projet de cette biopolitique est de parvenir à définir un « vivre ensemble », un monde commun (un topos) qui prend chez Haraway une forme plus politique que chez Latour dans le sens où les questions d’ « accountabiliy » (de redevabilité) de responsabilité scientifique, politique (et d’espèce) sont posées comme indissociables. Il apparaît clairement que les savoirs des auteures féministes, des spécialistes des « vies marginales », mais aussi que les savoirs et les savoir-faire de certains groupes professionnels, tels que les dresseurs, les éleveurs ou autres personnes ayant une expérience de travail avec les animaux (une section du livre est consacrée à l’histoire des éleveurs de bergers des Pyrénées, au rôle de certaines figures – féminines notamment – dans la définition biosociale de cette race comme protectrice de troupeau) peuvent compter comme des ressources pour penser les modalités de ce monde commun et les règles de vie qu’il conviendrait d’y développer.
Un manifeste de trop (peu) ?
La vraie question qui demeure à propos de ce texte, et à la différence des propositions antérieures, et en particulier du Cyborg Manifesto (1985, 2007 pour la traduction française), est celle de savoir s’il parvient à remplir son objectif de « contribuer à l’élaboration d’outils destinés à équiper les science studies et la théorie féministe pour le temps présent » (p. 13). De ce point de vue, et en dépit des éléments mentionnés plus haut, ce texte déçoit. On peut s’accrocher à certains passages, suivre certaines fulgurances, mais l’ensemble ne fonctionne pas vraiment. Le travail de sape des catégorisations occidentales opéré par Donna Haraway dans Primate visions, l’analyse inégalée qu’elle y conduit des sciences comme cultures, ses visions extraordinaires d’un futur en devenir, sa capacité à traduire et refléter des mutations technologiques, sociales, politiques et biologiques dans le cadre du Manifeste Cyborg, son inventivité narrative, si précieuse pour définir des espaces de réflexion et d’alternative aux régimes technoscientifiques et capitalistiques contemporains, son acuité critique, féministe et socialiste – si on se réfère au sous-titre du Manifeste Cyborg – semblent ici perdus dans les méandres d’un attachement qui ne peut être ni tenu à distance ni considéré avec l’ironie habituelle et revendiquée par l’auteure puisque son présent travail consiste justement à « prendre au sérieux » ces rapports affectifs humain.e.s/chien.n.es. La figure du chien pour penser la postérité du féminisme, de l’humanisme et de l’utopie ? La provocation n’opère pas, la démonstration est fragile et pour l’essentiel inachevée. Ce nouveau Manifeste manque de distance, et surtout, il manque de politique, c’est-à-dire de capacité de traduction et d’articulation.
Ce que cela change à la pensée de regarder du côté de l’animal, la preuve en est faite. Ce que cela pourrait changer à la pensée et à l’actualisation du féminisme ou d’autres mouvements sociaux, la preuve reste à faire. La portée politique et émancipatrice de ces réflexions sur les nouvelles formes de parenté entre espèces et les conséquences politiques de l’extension aux animaux du statut de « significant other » est pour certains aspects réussie mais demeure pour d’autres en grande partie énigmatique et problématique.
– Gardey Delphine, « À propos de l’œuvre de Donna Haraway et d’une première parution en français de certains de ses textes », Ecorev, Revue critique d’écologie politique, 21 mai 2008.
Gardey Delphine « Au cœur à corps avec le Manifeste Cyborg de Donna Haraway », Esprit, mars-avril 2009, p. 208-217.
– Latour Bruno, « A propos du livre de Donna Haraway », Libération, 8 novembre 2007.
– Gardey Delphine, « Bruno Latour : Guerre et Paix, tours et détours féministes », Devreux, - Eleni Varikas (eds.), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques, de Max Weber à Michel Foucault, Paris, La Découverte, 2010, pp. 203-216.
– Harding Sandra, “Rethinking Standpoint Epistemology : What Is ‘Strong Objectivity’ ?”, Alcoff Linda Potter Elizabeth ed. Feminist Epistemologies, Routledge, London an New York, 1993, 49-82.
– Haraway Donna, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, anthologie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Paris, Exils, 2007.
– Haraway Donna, Primate visions, Gender, Race and Nature in the World of Modern Science, New York, Routledge, 1989.
– Et, sur la question canine : Dominique Guillo, Des chiens et des humains, Le Pommier, Mélétè, 2009.
Pour citer cet article :
Delphine Gardey, « Chiens et Humains de tous les pays »,
La Vie des idées
, 27 mai 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Chiens-et-Humains-de-tous-les-pays
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