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Essai Histoire

Censure et autorité à Rome


par Clément Bur , le 12 avril 2016


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Comment moraliser la vie politique ? En revenant sur la surveillance des mœurs (« regimen morum ») dans la Rome antique, Clément Bur montre que la vertu a longtemps été considérée comme une condition du maintien de l’autorité des gouvernants sur les citoyens.

« S’il est vrai que la puissance romaine a atteint un tel degré de grandeur grâce à la valeur des généraux, il est certain aussi que l’honnêteté et le respect de la morale, placés sous l’œil vigilant des censeurs, constituent une œuvre qui, pour son efficacité, mérite autant d’éloges qu’en reçoit la conduite de la guerre. » (Valère-Maxime, Faits et dits mémorables, 2, 9, 1, traduction R. Combès).

Les scandales touchant les hommes politiques suscitent depuis des décennies l’indignation au point que le système politique traverse aujourd’hui une crise de confiance illustrée, entre autres, par la montée de l’abstention. La vive polémique sur la déchéance de nationalité ravive le vieux débat sur les rapports entre citoyenneté et dignité dans nos démocraties occidentales dont l’histoire a été retracée récemment par A. Simonin [1]. La justice, à qui on a confié depuis 1789 le soin de prononcer les exclusions des droits civiques, peine à accomplir cette moralisation des affaires publiques d’une part et de la citoyenneté de l’autre. D’aucuns rêvent alors de nouveaux moyens pour réguler la vie politique, pour retrouver des dirigeants et des citoyens comparables aux vertueux ancêtres d’un passé en grande partie idéalisé, de Caton à Robespierre.

Le problème n’est pas nouveau et ce qui relève aujourd’hui de l’incantation était une réalité de la Rome antique. Dans la république aristocratique romaine, la question de l’auctoritas (autorité mêlée de prestige et d’influence) était considérée comme centrale, notamment lorsqu’un citoyen aspirait à un rang élevé et donc à un rôle important. Deux magistrats, appelés les censeurs, étaient chargés d’en répondre. Pour cela, ils étaient parfois amenés à explorer jusque dans ses moindres détails la vie des citoyens. Cette surveillance des mœurs, appelée regimen morum, est une singularité romaine, souvent admirée, parfois discutée, mais jamais imitée à notre connaissance.

Le regimen morum ne se limita pas à alimenter un réservoir d’exemples de l’austérité et de la rigueur des vieux Romains duquel découlent les fantasmes sur la République des vertus qu’aurait été la République romaine. À chaque fois, des têtes tombaient. Les censeurs entendaient rendre la cité plus forte en établissant une hiérarchie civique fondée sur la fortune et la dignité. Il s’agissait donc de donner plus de poids aux boni, aux bons citoyens, dans le processus de prise de décision et de restreindre la participation de ceux en qui on ne pouvait avoir confiance ou qui se montraient trop égoïstes. Cela était d’autant plus nécessaire que l’aristocratie romaine n’était pas figée. Il s’agissait d’une noblesse politique, et non de sang, dans laquelle s’intégraient régulièrement des hommes nouveaux tels Marius ou Cicéron.

Il lui fallait donc justifier sa place et son fonctionnement, notamment face aux vieilles lignées qui auraient pu réclamer un plus grand pouvoir. L’examen des procédures du regimen morum, des motifs et de la nature des dégradations dans la hiérarchie civique montre que ce contrôle social était essentiel à la stabilité de la société d’ordres romaine parce qu’il légitimait l’aristocratie et favorisait sa reproduction à travers de véritables mises en scène du déshonneur.

Rome : une société hiérarchisée par les censeurs

Le regimen morum est au cœur du fonctionnement des institutions romaines. À la fin du IVe siècle avant J.-C. se mit en place une hiérarchie civique, à la fois censitaire et morale, avec à son sommet deux groupes privilégiés : les sénateurs d’abord (300 puis 600 à partir de 81-80 avant J.-C.), qui conseillaient avec autorité les magistrats et à ce titre gouvernaient véritablement Rome, puis les chevaliers (environ 1 800), regroupant les citoyens les plus riches dont le poids politique, notamment électoral, était décisif. Le classement des citoyens était révisé tous les cinq ans environ par deux censeurs, magistrats élus pour procéder au recensement ainsi qu’à l’adjudication des contrats publics. Pour l’attribution du rang dans la cité, leur arbitraire était seulement limité par la collégialité qui était supposée garantir l’impartialité de la décision car toute modification nécessitait un accord entre les deux magistrats. Cette liberté et le respect de leurs décisions découlaient de leur auctoritas, puisqu’ils avaient passé leur vie à servir la République (tous les censeurs étaient d’anciens consuls depuis la fin du IVe siècle avant J.-C.). Chaque citoyen appartenait à deux unités électorales : la tribu selon le lieu de résidence et la centurie selon la fortune. Toutefois, dans les deux cas, l’honorabilité était également prise en compte. Ainsi les quatre tribus urbaines étaient réservées aux esclaves affranchis, aux citoyens modestes et à ceux qui exerçaient des professions honteuses comme les acteurs tandis que les 31 tribus rurales rassemblaient les propriétaires terriens.

Le regimen morum : un spectacle républicain

Le classement découlant de critères subjectifs, les censeurs dégradaient parfois un citoyen qui ne s’était pas montré digne de sa situation ou refusaient à un prétendant l’entrée dans un ordre privilégié malgré ses qualifications censitaires, sa naissance ou son parcours. Pour le jeune noble, écrasé par les attentes familiales, cette rebuffade était une profonde humiliation et une catastrophe menaçant la puissance et le prestige de sa lignée.

En effet, si tous les citoyens – mâles – étaient concernés par le regimen morum, tous n’étaient pas inspectés individuellement par les censeurs. Cela aurait été matériellement impossible au vu de la taille de la communauté (250 000 citoyens dès le début du IIIe siècle avant J.-C.). Seuls passaient devant les censeurs ceux qui avaient besoin du pouvoir créateur des magistrats pour se voir attribuer un rang (les nouveaux citoyens) ou confirmer une situation privilégiée (les aristocrates). Les autres se contentaient d’une déclaration sous serment auprès du personnel administratif et étaient reconduits dans leur place.

Ainsi, les chevaliers, qui constituaient le second ordre de la cité, défilaient tous devant les censeurs, sur le forum. Il s’agissait d’un héritage de la vieille revue militaire, les membres de l’ordre équestre étant à l’origine des citoyens riches honorés par la possession d’un cheval payé par la cité qui les destinait à servir dans la cavalerie. À l’inspection physique du cavalier et de sa monture s’ajoutaient une vérification des campagnes militaires accomplies et éventuellement un interrogatoire sur les mœurs. La revue de l’ordre équestre jouissait d’une préséance temporelle puisque les chevaliers étaient examinés avant les autres citoyens.

Ce spectacle républicain était toutefois ambivalent : honorifique pour ceux qui n’avaient rien à se reprocher voire prestigieux pour ceux qui avaient eu une conduite exemplaire, il pouvait devenir déshonorant pour ceux qui étaient blâmés par les censeurs :

« Au cours de sa censure [en 142 avant J.-C.], [Scipion Émilien] passait en revue les chevaliers. Caius Licinius Sacerdos s’étant avancé, il dit à voix assez haute pour que toute l’assemblée pût l’entendre qu’il savait que l’autre avait fait un faux serment dans les termes consacrés ; si quelqu’un voulait se porter comme accusateur, il pourrait recourir à son propre témoignage. Puis, comme personne ne le faisait, il l’invita à faire passer son cheval. Ainsi l’homme dont le peuple romain et les nations étrangères tenaient le jugement pour décisif, ne tint pas lui-même pour décisive sa propre conviction afin de frapper un autre d’ignominie » (Cicéron, Pour Cluentius, 134, traduction P. Boyancé).

Contrairement à ce qu’on a parfois cru tirer de ce texte, l’examen des mœurs ne revêtait pas toujours une forme judiciaire. Si Scipion Émilien cherche ici un accusateur et un témoin, c’est pour faire preuve de modération et c’est cette modération qui explique la conservation de l’anecdote devenue un exemplum. L’arbitraire des magistrats leur permettait d’autoriser ou non une plaidoirie, un témoignage, une accusation... En situation d’infériorité face aux censeurs, peu de chevaliers se défendaient de crainte d’accroître le scandale en attirant l’attention. À l’issue de l’entretien, les censeurs proclamaient si le chevalier était maintenu dans son rang ou dégradé.

De même, les simples citoyens étaient convoqués par les censeurs lorsqu’ils le jugeaient nécessaire. Leur attention était attirée par les scandales, par leurs assistants qui avaient enregistré les déclarations, par la consultation des archives judiciaires, voire par une dénonciation (procédé qui rappelle l’accusation publique si chère aux Romains pour les procès mettant en cause les intérêts de la cité). Cette instruction sommaire pouvait déboucher sur la relégation dans une centurie de la dernière classe censitaire et dans l’une des quatre tribus urbaines, unités plus peuplées et dont l’honorabilité était moindre. L’objectif était double : humilier le citoyen indigne, chose d’autant plus importante dans une société où l’honneur tenait une place centrale, et restreindre en conséquence le poids de sa participation à la vie civique, tout en maintenant son niveau d’imposition.

En revanche, les sénateurs n’étaient ni examinés individuellement ni convoqués pour être interrogés publiquement. Tout indique une procédure expéditive, administrative, et à huis clos. Une fois la liste confectionnée par les deux censeurs, elle était lue sur le forum puis affichée avec l’ancienne liste qui comportait les noms barrés accolés d’une notice justifiant laconiquement l’exclusion. L’absence de débat était une différence notable avec l’examen des chevaliers et des simples citoyens. Elle était destinée à protéger la majesté du Sénat car discuter la dignité d’un sénateur, c’était l’amoindrir. Tous les membres de l’auguste assemblée se devaient d’être au-dessus de tout soupçon.

Le regimen morum : une police des mœurs ?

Le regimen morum s’occupait, comme son nom l’indique, des mores. Contrairement à ce qu’on a souvent affirmé, les censeurs ne complétaient pas l’action des tribunaux en punissant d’une dégradation et d’un blâme les infractions aux normes morales, dont une liste exhaustive aurait été affichée dans un édit lu et affiché à leur entrée en charge. Le regimen morum n’était pas une sorte de police des mœurs, héritée de l’antique contrôle du père de famille sur son clan, traquant les mauvaises gens pour les priver des droits civiques. À l’inverse de l’isonomie athénienne, la citoyenneté romaine ne fonctionnait pas sur un mode binaire (intégration/exclusion) mais plutôt de manière graduelle. Les censeurs n’excluaient pas, ils classaient. Pour cela, ils inspectaient la conduite de manière à se prononcer sur la dignité du citoyen et le rang qui lui revenait. Celui-ci se comportait-il selon les attentes de la cité, attentes qui variaient selon son rang ? Les mores étaient des principes de conduite partagés par tous, qui façonnaient l’image du Romain idéal. Aussi les aristocrates, qui définissaient en grande partie ce modèle et qui entendaient l’incarner, légitimaient-ils leur domination en les respectant. La censure exerçait donc une violence symbolique (et concrète avec les dégradations) sur la communauté, faisant des mores un arbitraire culturel qui justifiait la supériorité des membres des ordres privilégiés. Ce faisant, la censure donnait également l’illusion d’une méritocratie. On pouvait effectivement s’élever dans la hiérarchie civique, mais jusqu’à un certain stade, tout dépendait du point de départ.

Si l’ensemble de la vie du citoyen tombait sous le coup du regimen morum, les censeurs ne montraient pas toujours la même rigueur, ni la même minutie. De tout temps, les gouvernants sont davantage sous le feu des projecteurs et, à leur manière, les aristocrates romains étaient déjà des «  people ». Toutefois, leur vie personnelle n’était pas seulement un objet de conversation pour leurs pairs (on pense aux vers moqueurs des poètes satiristes) ou pour de simples citoyens (lors des triomphes, les soldats avaient l’habitude de se moquer de leurs généraux ; César fut ainsi l’objet de railleries sur ses relations avec le roi de Bithynie ou sur ses nombreuses aventures extra-conjugales). Les censeurs s’y intéressaient également, comme le rapportait déjà Denys d’Halicarnasse à ses lecteurs grecs étonnés d’une telle curiosité :

« Les Romains, eux, en laissant grande ouverte chaque maison, et en étendant l’autorité des censeurs jusque dans la chambre à coucher, confiaient à cette magistrature le soin d’inspecter et de surveiller tout ce qui se passait à l’intérieur. Ils estimaient en effet qu’un maître ne doit pas faire preuve de cruauté en châtiant ses esclaves, un père d’une dureté ou d’une mollesse excessives dans l’éducation de ses enfants, un mari d’injustice dans sa vie commune avec la femme qu’il a épousée, les enfants de désobéissance envers leurs pères âgés, que des frères légitimes ne devaient pas revendiquer plus que des parts égales du patrimoine. Ils considéraient aussi qu’il ne fallait ni banquets, ni beuveries durant toute la nuit, ni négligence, ni corruption des jeunes générations, et qu’on ne devait pas délaisser les honneurs dus aux ancêtres lors des cérémonies sacrées et des funérailles, ni rien faire d’autre qui allât contre le bien ou l’intérêt de l’État » (Denys d’Halicarnasse, Antiquités Romaines, fragment 20 M, traduction S. Pittia).

Cette curiosité reposait sur un principe fondamental : la vie privée était conçue comme un bon indicateur de la capacité à gérer les affaires publiques. Le bon dirigeant s’apparentait à bien des égards au bon père de famille, comme le rappelle le titre de « père de la patrie » décerné à celui qui sauvait la cité d’un grand danger, tel Cicéron ayant déjoué la conjuration de Catilina. Il y avait donc une exigence d’irréprochabilité envers les dirigeants, dans tous les aspects de leur vie, et plus on s’élevait dans la hiérarchie civique, plus l’enquête était rigoureuse. On comprend alors pourquoi des sénateurs furent chassés du Sénat l’un pour son goût du luxe, l’autre pour n’avoir pas demandé l’avis du conseil familial avant de divorcer, un autre pour avoir fait tuer un homme afin de plaire à son mignon ou encore un autre pour avoir embrassé sa femme en public. En revanche, pour les simples citoyens, les motifs relevaient avant tout de la vie publique : irrespect envers les magistrats ou mauvais accomplissement du service militaire. Les chevaliers se situaient entre les deux : on commençait à s’intéresser à leur vie privée car ils appartenaient à une élite enviée (et épiée) de la cité.

Dans leur choix des conduites répréhensibles, les censeurs respectaient bien sûr les traditions. Toutefois, leur arbitraire permettait d’innover, de répondre aux exigences de la situation (on voit ainsi l’accroissement des motifs militaires durant les difficiles guerres contre Carthage et lors des crises de recrutement des légions) et aux évolutions de la société (on songe à l’afflux de richesses et à la diffusion des pratiques grecques à la suite des conquêtes en Orient du IIe siècle).

Ils agissaient à la façon de ce que H. S. Becker dans Outsiders appelle des « entrepreneurs de morale » [2]. Toutefois, il est remarquable que jamais une réglementation ne vint encadrer cette mission. Certes, des lois pénales prescrivirent entre autres peines l’exclusion du Sénat pour les coupables de concussions, de détournements de fonds ou de brigue électorale, mais cela s’arrêta là, contrairement à ce qu’on vit dans les cités des provinces où des lois municipales dressaient une liste de personnages écartés du sénat local. Une table de bronze retrouvée en 1732 à Héraclée, petite cité du golfe de Tarente, nous en donne un aperçu. Définir positivement les conditions d’accès aux ordres privilégiés, en dehors des critères censitaires, aurait nui à la recherche de la vertu. Il aurait alors suffi de ne pas déroger. Le regimen morum, menace planant au-dessus de chaque tête et surtout de celle des aristocrates, incitait ces derniers à ne pas se relâcher et à viser l’excellence, au moins en apparence. Cela poussait également au conservatisme, ce qui favorisait les vieilles lignées, puisque personne ne savait comment réagiraient les censeurs face aux comportements nouveaux.

Un examen rigoureux pour légitimer l’aristocratie

Il serait erroné toutefois de conclure que les aristocrates issus de la noblesse ou ayant atteint une position élevée étaient à l’abri de la censure. Les anciens consuls P. Cornelius Rufinus, L. Quinctius Flamininus, C. Licinius Geta et P. Cornelius Lentulus Sura furent exclus du Sénat respectivement en 275, 184, 115, 70 avant J.-C, tandis que Scipion l’Asiatique, quoique vainqueur d’Antiochos III et frère de Scipion l’Africain, fut privé de son statut de chevalier en 184 avant J.-C. Quatre préteurs perdirent également le rang sénatorial. La surreprésentation des nobles, qui forment la moitié des cas connus de dégradation censoriale, ne s’explique pas seulement par la déformation des sources qui se préoccupaient davantage des grandes lignées et des grands scandales. C’était la preuve qu’on attendait davantage d’eux. Leur position élevée impliquait un devoir d’exemplarité selon le principe de l’égalité, ou plutôt d’inégalité géométrique en vigueur dans le système romain (les devoirs d’un côté, les responsabilités et les droits de l’autre étaient proportionnés).

L’étude menée par A. E. Astin montre que, de 312 à 70 avant J.-C., à chaque censure, en moyenne entre 2 et 3% des sénateurs étaient déchus de leur rang [3]. Les exclusions étaient à la fois régulières et peu nombreuses, ce qui traduit un besoin. Les censeurs légitimaient le Sénat et l’ordre équestre en en éliminant périodiquement les indignes. De la sorte ils confirmaient l’excellence de ceux qui avaient passé ce filtre. Le regimen morum convertissait des traits distinctifs de l’aristocratie (la fermeté, la maîtrise de soi…) en des titres légitimes de domination. En suivant la définition du charisme proposée par P. Bourdieu, la classe dirigeante de Rome, grâce à la censure, imposait sa propre conception de son être [4]. Elle devenait pour la cité ce qu’elle était pour elle-même en excluant ceux qui ne correspondaient pas à cette auto-représentation. Grâce à cela, les citoyens acceptaient la domination de l’aristocratie présentée comme détentrice de la véritable vertu. Cependant qu’un nombre trop important de sénateurs ou de chevaliers fût régulièrement exclu, et l’humiliation aurait rejailli sur tout le groupe. Savant dosage que devaient accomplir les censeurs !

La dignité des sénateurs, et dans une moindre mesure des chevaliers, était en effet essentielle dans le système politique romain. Le Sénat imposait sa volonté au peuple et aux magistrats grâce à son auctoritas. Or celle-ci dépendait étroitement de la qualité de ceux qui le composaient. Les aristocrates avaient donc besoin du regimen morum pour prouver au peuple qu’ils lui étaient moralement supérieurs, et que, par conséquent, la direction des affaires leur revenait. La surveillance des censeurs suscitait la confiance du peuple pour ses dirigeants, indispensable au consensus républicain dont l’importance a été bien mise en avant ces dernières années par l’historiographie allemande [5]. Ils entendaient former non pas une oligarchie, ce qui aurait suscité des contestations, mais une aristocratie au sens étymologique du terme (aristoi : les meilleurs). Cette conception donna naissance au « mythe de la compétence aristocratique universelle » dont parle N. Rosenstein pour expliquer que, chaque année, on remplaçait des commandants expérimentés par des débutants [6]. L’autorité du Sénat dépassait ainsi la somme des autorités individuelles et garantissait sa domination sur la vie politique romaine.

Une pratique républicaine ?

Un tel pouvoir n’allait pas sans danger. La censure n’échappa pas aux bouleversements qui affectèrent la fin de la République. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si les deux plus grandes épurations du Sénat se situent après des conflits violents : 32 sénateurs furent exclus lors de la censure de 115 qui suivit la fin sanglante du tribunat révolutionnaire de Caius Gracchus en 121 et 64 sénateurs furent chassés à leur tour par les censeurs de 70, les premiers depuis la guerre civile et la dictature de Sylla dix ans plus tôt. En 102, le censeur Metellus Numidicus, leader des conservateurs, s’efforça de chasser ses adversaires, Saturninus et Glaucia, mais il en fut empêché par son collègue (et cousin !) qui refusait d’engager une épreuve de force avec les chefs de file de la faction opposée (les populares), alors puissants et responsables de fortes agitations. On le voit, la censure était menacée d’instrumentalisation alors que la compétition pour les honneurs au sein de l’aristocratie dégénérait. À cela s’ajoutaient des difficultés techniques puisque les habitants de l’empire obtenaient progressivement la citoyenneté, tels les Italiens en 89 avant J.-C., gonflant prodigieusement le nombre de citoyens.

Face à ces difficultés, la censure fut peu à peu contestée à la fin de la République. Certains réclamaient son retour pour remettre de l’ordre dans les affaires publiques après une longue interruption, tandis que d’autres rejetaient une magistrature perçue comme l’arme des conservateurs. Clodius, le leader des populares, fit ainsi voter une loi qui encadrait l’arbitraire des censeurs : désormais, toute exclusion devait être prononcée à l’issue d’une procédure quasi judiciaire. L’autorité des censeurs n’était plus considérée comme une garantie suffisante alors que la lutte pour le pouvoir personnel faisait sombrer la cité dans le chaos.

De la République au Principat

À partir de la fin du IIe siècle avant J.-C., le fragile équilibre de la classe dirigeante romaine fut rompu à cause des nombreuses conquêtes qui apportèrent richesses et gloire à une poignée de généraux. Malgré la haine de la monarchie profondément enracinée dans le cœur des Romains, ces imperatores (Marius, Sylla, Pompée, César, Antoine et enfin Octavien-Auguste), réduisant le reste des aristocrates au rôle de clients et transgressant l’une après l’autre les règles de la compétition républicaine, établirent des formes de pouvoir personnel. De là une succession de guerres civiles qui prirent fin avec la victoire d’Octavien sur Antoine et Cléopâtre à Actium en 31. Quatre ans plus tard, en 27 avant J.-C., Octavien reçut le nom d’Auguste et se présentait comme le Prince (princeps : premier citoyen de la cité). S’il maintenait habilement une façade républicaine pour ne pas finir assassiné comme son père adoptif, César, accusé d’avoir aspiré à la royauté, Auguste devenait en réalité le premier empereur de Rome.

Qu’en était-il sous le Principat ? Le Prince avait toujours besoin des sénateurs et des chevaliers pour faire fonctionner son administration et créer l’illusion républicaine. Mais pouvait-il maintenir le regimen morum qui aurait créé tant de frustrations et dont l’instrumentalisation, tentante, aurait suscité l’accusation de tyrannie ? Pouvait-il en confier le soin à d’autres sans risquer de voir s’élever des rivaux ? Dans l’impasse, Auguste et ses successeurs transférèrent de plus en plus le regimen morum à des bureaux chargés de vérifier les conditions objectives, notamment censitaires, et aux tribunaux qui prononçaient l’exclusion du Sénat en cas de condamnation. Ces procédures moins arbitraires étaient plus acceptables. Le maintien du regimen morum sous l’Empire, certes sous une forme atténuée et plus judiciaire, prouve qu’il était perçu comme un filtre légitimant et un contrôle social nécessaires. En 47-48 après J.-C., Claude tenta de faire renaître l’antique magistrature pour affirmer son autorité tandis que les Flaviens (69-96 après J.-C.) en usèrent pour asseoir leur pouvoir après la brève guerre civile qui suivit la mort de Néron en 68 après J.-C. La censure, incompatible avec le nouveau pouvoir, fut donc progressivement vidée de sa substance et disparut, paradoxalement, lorsque Domitien se déclara censeur perpétuel en 84 après J.-C. Ce faisant, il noyait les pouvoirs censoriaux parmi ceux du Prince, qui devenait une sorte de monarque incontesté, et leur ôtait ainsi toute spécificité.

Le regimen morum avait été créé pour discipliner une aristocratie recrutée sur une base étroite avec des écarts en son sein acceptables et pour encadrer une compétition politique relativement équilibrée. Avec l’émergence des imperatores (Marius, Sylla, Pompée, César) à la fin du IIe siècle avant J.-C., les guerres civiles et leurs mesures d’exception, un pouvoir aussi arbitraire devenait dangereux et il est symptomatique qu’il fut justement revêtu moins souvent à cette période. De même, lorsque la réalité du pouvoir monarchique s’affirma au grand jour, après un siècle de non-dits, cette magistrature destinée à légitimer un groupe et non un individu se révéla caduque.

Le regimen morum servait à légitimer la hiérarchie civique et, plus généralement, la société d’ordres romaine. La surveillance des mœurs créait une dynamique, la recherche de la vertu, légitimant héritiers et outsiders et donnant une illusion de méritocratie. Sans hypocrisie, mais avec une certaine brutalité, l’ordre politique reflétait l’ordre social à quelques exceptions près justifiées par le regimen morum. Les indignes permettaient à la communauté de se regrouper derrière des valeurs réaffirmées, d’accomplir une catharsis qui renforçait le groupe et, surtout, sa structure pyramidale. Cette surveillance, et les dégradations qui ne manquaient pas de survenir, rappelaient aux dirigeants qu’ils n’étaient pas intouchables, à la grande satisfaction des gouvernés, ce qui favorisait le consensus.

Cependant le regimen morum avait été créé pour une cité de taille modeste, où l’interconnaissance personnelle jouait à plein et dans laquelle le peuple connaissait tous les aspects de la vie de ses dirigeants. L’élargissement de l’empire et de la citoyenneté révéla rapidement les limites d’une magistrature adaptée aux cités-États de type aristocratique. Témoignant d’une méfiance aussi bien envers le peuple qu’envers le pouvoir personnel, elle n’était guère utilisable dans les régimes monarchiques s’appuyant sur une noblesse de sang ni dans les démocraties qui fleurirent en Occident par la suite. À l’époque moderne et surtout sous la Révolution, les différents constituants, influencés par l’héritage antique, s’efforcèrent certes de reprendre le modèle des vertus individuelles, mais ils ne firent pas appel au regimen morum. Une telle surveillance, par ses effets, semblait incompatible avec la construction d’un État stable fondée sur une citoyenneté de masse et sur l’égalité des droits et, par son arbitraire, avec le contrôle des représentants du peuple.

par Clément Bur, le 12 avril 2016

Pour citer cet article :

Clément Bur, « Censure et autorité à Rome », La Vie des idées , 12 avril 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Censure-et-autorite-a-Rome

Nota bene :

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Notes

[1A. Simonin, Le Déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité, 1791-1958, Paris, 2008 et son compte rendu dans la présente revue : B. Bernardi, «  La République : une idée morale  ?  », La Vie des idées, 4 mars 2009.

[2H. Becker, Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris, 1985 (New York et Londres, 1963), p. 171-185.

[3A. E. Astin, «  Regimen morum   », JRS, 1988, 78, p. 32.

[4P. Bourdieu, La Distinction, Paris, p. 230.

[5Voir entre autres E. Flaig, Ritualisierte Politik. Zeichen, Gesten und Herrschaft im Alten Rom, Göttingen, 2003 et la synthèse de K.-J. Hölkeskamp, Reconstruire une République : la «  culture politique  » de la Rome antique et la recherche des dernières décennies, Nantes, 2008 (Munich, 2004).

[6N. Rosenstein, Imperatores Victi, Oxford, 1990, p. 172.

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