Recensé : Marie-France Garcia-Parpet, Le Marché de l’excellence. Les Grands Crus à l’épreuve de la mondialisation, Paris, Seuil, Collection Liber, 2009. 266 p., 20€.
Peut-on parler d’un « modèle français » en matière de production viticole ? Comment ce « modèle » réagit-il face aux dynamiques internationales animant le monde du vin ? Alors que les sciences sociales explorent régulièrement la question d’une « exception française » dans les secteurs de la protection sociale et de la culture, Marie-France Garcia-Parpet se tourne vers un monde marchand aux frontières de l’agro-alimentaire et des univers artistiques : le marché des grands crus et son « modèle d’excellence institutionnalisé » (p. 14). Ce modèle, organisé autour de l’idée de « terroir », est remis en question par la montée en puissance de nouveaux pays producteurs, dont les vins sont souvent commercialisés sous l’étendard du cépage. Garcia-Parpet décrit la pénétration de la classification par cépage dans des territoires où elle était jusqu’alors peu pertinente, mais elle montre surtout, de façon plus originale, la diversité des adaptations, des correspondances mais aussi des frictions entre les différents types de classification. L’auteure rend ainsi justice à la variété d’acteurs et de points de vue impliqués dans le cadrage hiérarchique du marché.
Reconnue dans le champ de la sociologie économique pour un article sur la construction sociale d’un marché « parfait » [1], Marie-France Garcia-Parpet dévoile ici une œuvre de recherche moins connue et pourtant plus importante au regard de l’enquête accomplie, courant sur une décennie, couvrant plusieurs territoires (Chinon, Languedoc, etc.), et mobilisant des matériaux de trois ordres : récits ethnographiques, articles de presse et documents professionnels. L’ouvrage reprend en fait plusieurs articles publiés par Garcia-Parpet depuis une dizaine d’années dans différentes revues (Genèses, Ruralia, Cahiers lillois d’économie et sociologie, Cahiers d’économie et sociologie rurales), sans que l’aspect « collection » d’articles soit trop apparent, grâce à un habile travail d’articulation entre les dix chapitres, eux-mêmes regroupés en trois grandes parties.
La légitimation traditionnelle du vin : entre temps et terroir
La première partie présente les principes de légitimation traditionnels des vins fins en France. Le produit « vin » se caractérise d’abord par un rapport au temps constitutif de sa valeur distinctive : la durée de l’apprentissage nécessaire à sa connaissance, la transmission filiale des vins et de leur appréciation, l’importance accordée à la tradition et à la « lignée » dans le processus d’élaboration et de valorisation, l’amélioration potentielle des vins au cours de leur vieillissement, le rôle social des millésimes et de leur mémoire dans la qualification des moments de l’existence, sont autant d’éléments contribuant à faire du vin un produit inscrit dans une symbolique du long terme. Fidèle aux enseignements de La Distinction de Pierre Bourdieu, Garcia-Parpet voit dans cet ancrage temporel une caractéristique des consommations bourgeoises : « Les achats de vins […] sont inextricablement liés aux stratégies de présentation de soi ou du groupe familial ou politique auquel l’individu appartient, en même temps qu’ils offrent une possibilité de profit » (p. 53), écrit-elle sans s’encombrer de nuances inutiles. Les pourfendeurs de l’utilitarisme bourdieusien critiqueraient probablement cette tendance à réduire les plaisirs et les passions viticoles au statut d’épiphénomènes masquant des stratégies de distinction. Mais Garcia-Parpet évite un discours déterministe du type « le vin : un produit de bourgeois » en faisant varier les profils sociologiques des consommateurs. Le bourgeois distingué d’âge mûr est certes la figure idéal-typique de l’amateur de vins fins, mais d’autres exemples sont convoqués, caractérisés par d’autres usages et modes de consommation des vins. Ces autres amateurs, notamment ceux regroupés sur la base d’une origine « modeste » et de « faibles revenus », ne donnent pas lieu à des portraits stylisés systématiques, servant plutôt d’exemples correctifs (ou paradoxaux ?) par rapport à la figure épistémologiquement dominante de l’amateur bourgeois.
Le vin se définit ensuite par son ancrage territorial, principalement à travers l’édifice des AOC (appellations d’origine contrôlée), soutenu par l’INAO (Institut national des appellations d’origine) et les syndicats d’appellation. Garcia-Parpet s’appuie alors sur l’exemple de l’appellation Chinon, dont la construction symbolique et juridique s’est faite autour d’une identité de « challenger » vis-à-vis des grandes appellations françaises. L’intérêt de cet exemple réside non seulement dans les mécanismes de concurrence inter-appellations, mais surtout dans les dynamiques internes à l’appellation Chinon, saisis grâce à des zooms successifs sur différents profils de producteurs gérant de façon différenciée les mutations en cours. L’auteure restitue notamment les luttes entre producteurs cherchant à imposer leurs critères de légitimation qualitative. Deux catégories de producteurs émergent : les « atypiques » (encore appelés « les passionnés » ou « les nouveaux prétendants ») et les « héritiers », qui regroupent à la fois des propriétaires « dominants » du champ dont les capitaux autorisent les choix et les investissements adaptés aux évolutions des marchés, et des producteurs héritant surtout des critères traditionnels de définition de la qualité, peinant à s’en sortir dans de nouveaux contextes économiques. Ces catégories se distinguent par des stratégies productives et commerciales antagonistes, qui rappellent les stratégies de « subversion » et de « conservation » décrites par Bourdieu et Delsaut à propos du champ de la mode : les héritiers seraient plutôt « traditionalistes » et les nouveaux entrants « subversifs ». Ces deux types de stratégies ne seraient pas équivalentes du point de vue de l’efficacité économique : « Dans l’appellation Chinon, les stratégies de subversion (toutes relatives) sont plus efficaces que les stratégies de maintien du statu quo » (p. 103). Cette diversité de stratégies productives permet de voir l’appellation d’origine contrôlée autrement que comme une simple rente de situation pour les producteurs qui y sont affiliés. On voit au contraire apparaître une diversité de rapports subjectifs entretenus avec l’AOC, tout à la fois instrument de promotion collective, objet de contestations individuelles et collectives, et « cadre » autorisant des mutations productives.
Les politiques de valorisation des vins et les jeux de classement s’incarnent dans des lieux et des événements singuliers. Marie-France Garcia-Parpet restitue à cet égard une ethnographie assez fine du salon professionnel des vins de Loire, en montrant son rôle dans la construction symbolique d’un territoire et de ses acteurs. Au-delà de la rencontre entre une offre et une demande préexistantes, « le Salon a un rôle significatif dans les représentations et dans l’institutionnalisation du marché avec ses nouveautés, ses traditions et ses pratiques légitimes » (p. 110). Garcia-Parpet ne se contente pas d’observer la configuration spatiale du salon ainsi que ses interactions marchandes, elle le situe également dans l’espace symbolique des différents salons internationaux. Elle interprète l’image de convivialité du salon, telle qu’elle est défendue par ses exposants, comme une façon de « faire nécessité vertu » (p. 121), c’est-à-dire comme une intériorisation de sa subordination symbolique et économique, par opposition aux salons « dominants » que seraient les salons de Londres et le « Vinexpo » bordelais.
La mondialisation du vin à travers ses acteurs
La deuxième partie du livre déplace le regard hors des frontières hexagonales, pour envisager les « autres mondes du vin ». Mais, à la différence de la première partie, il s’agit plus de données de « cadrage » que de récits d’enquête. L’auteure commence par présenter la logique des wineries américaines, en revenant sur l’histoire des plus réputées d’entre elles, et en insistant sur l’obsession des volumes pesant sur leurs stratégies. Outre la saga des Gallo [2], Garcia-Parpet retrace les tentatives de groupes viticoles français pour s’implanter dans le vignoble californien, en racontant l’histoire des partenariats les plus célèbres (celui de Robert Mondavi et du Baron Philippe de Rothschild notamment). Plus généralement, les investissements étrangers, non seulement aux États-Unis mais aussi au Chili, en Australie ou encore en Afrique du Sud, se sont multipliés au cours des dernières décennies, avec des effets qui semblent être déplorés par l’auteure : « La présence de ces entreprises étrangères a provoqué la disparition de nombreux petits producteurs indépendants et des coopératives qui produisaient des cépages locaux » (p. 140), écrit-elle, en décrivant à l’aide de chiffres « macro-viticoles » le déploiement des multinationales dans ces différents pays. La mondialisation du vin telle qu’elle apparaît ici ne se définit pas seulement par une augmentation des exportations et des importations, mais aussi par une modification de l’organisation du travail interne aux entreprises – avec l’importance croissante des flying winemakers –, et une transformation des liens inter-entreprises, à travers la multiplication de fusions et d’entrées en bourse à partir des années 1990. Garcia-Parpet note également une forme de « panachage des traditions » (p. 145) en soulignant le fait qu’au sein même des États-Unis et d’autres pays du « Nouveau Monde », les origines géographiques sont de plus en plus mentionnées à mesure que l’on s’approche d’une production prétendant à « l’excellence » œnologique.
Garcia-Parpet déplace également la focale vers les transformations de la consommation du vin au niveau mondial et hexagonal, soulignant la diminution de la consommation chez les pays traditionnellement producteurs et son augmentation dans les pays non traditionnellement producteurs. Au-delà des évolutions quantitatives, elle note surtout le développement de nouvelles manières de boire le vin, du « vin boisson » présent sur les tables des ouvriers, au « vin culture », dont les usages festifs et hédonistes se déploient aussi bien dans la « bourgeoisie privilégiée » (p. 163) que dans les classes moyennes.
La demande pour les vins fins ne s’est pas développée de façon autonome, elle s’est nourrie de l’émergence de nouveaux relais médiatiques. Garcia-Parpet explique ainsi comment la dégustation, utilisée jusqu’alors dans une perspective marchande, s’est développée dans une perspective esthétique dans l’entre-deux-guerres avec le développement des sociétés gastronomiques, et surtout dans les années 1970 et 1980, avec le développement d’une offre de prescription œnologique pléthorique et diversifiée. L’apparition de ces nouveaux prescripteurs ne serait pas seulement due à l’incomplétude des savoirs des consommateurs. Garcia-Parpet explique plutôt ce phénomène en se référant « au fait que les agents sociaux susceptibles d’en constituer la demande aient les dispositions nécessaires pour déléguer certains actes de connaissance, d’appréciation, voire de jugement, en un mot à se laisser imposer des normes » (p. 168), ou encore en soutenant que « la logique des homologies fait que les ouvrages de prescription sont ajustés aux attentes du public » (p. 175). Au-delà de cette dialectique entre prescription et consommation, les prescripteurs sont aussi étudiés à travers la concurrence interne qui les anime, leurs relations avec le monde de production, ainsi que leurs effets sur les hiérarchisations pertinentes des vins. Garcia-Parpet voit notamment dans la montée en puissance de la critique anglo-saxonne un indicateur de l’érosion du dispositif de qualité incarné par les AOC.
Nouveaux entrants et conversion qualitative : le cas du Languedoc-Roussillon
La troisième et dernière partie est consacrée à une figure privilégiée de producteurs, déjà évoquée pour le cas de l’appellation Chinon : les « nouveaux entrants ». Ces acteurs contribuent, selon l’auteure, à la redéfinition des principes de légitimation des vins et à une reconfiguration de la morphologie sociale des producteurs. Garcia-Parpet explique ainsi comment le Languedoc-Roussillon est passé de l’image d’une « usine à vin » à celle d’une « région pionnière » grâce aux activités d’un « producteur hors pair » (p. 194), Aimé Guibert, et d’un industriel ambitieux, Robert Skalli. Si les trajectoires personnelles et productives des deux figures sont décrites avec précision, on peut regretter que la réputation de ces producteurs au sein du monde de production ne soit pas plus explorée empiriquement. En effet, la légitimité professionnelle des acteurs économiques ne repose pas seulement sur leurs trajectoires, leurs discours de légitimation et leurs appuis médiatiques, mais aussi sur les représentations croisées endogènes au monde de production.
En revanche, Garcia-Parpet ne manque pas d’étudier les conséquences des mutations qualitatives sur la différenciation sociale accrue du monde de production. L’auteure explique très bien les dilemmes des « viticulteurs de masse », dont les critères de production et d’évaluation des vins (« le kilo-degré ») ne correspondent plus aux évolutions du marché, mais dont la reconversion qualitative est souvent financièrement et symboliquement délicate. En outre, la singularisation productive pose un certain nombre de problèmes politiques et professionnels aux producteurs tentés par le retrait des coopératives et la « révolution qualitative », tandis que les grands groupes assument plus facilement les conséquences de ces investissements. Ces développements sur les tensions entre initiative individuelle et normes sociales sont particulièrement intéressants dans un contexte politique où la responsabilité individuelle et la liberté d’entreprendre ne cessent d’être célébrées.
Au final, l’ouvrage s’inscrit dans le droit fil des travaux de Pierre Bourdieu sur l’économie, considérant les luttes de classement comme l’entrée privilégiée pour comprendre les mécanismes de concurrence. La plupart des concepts employés sont empruntés à la terminologie bourdieusienne (champ, dominants/dominés, habitus, style de vie, homologie, etc.), parfois mis en regard de trouvailles plus récentes, comme la notion de « conception de contrôle » proposée par Neil Fligstein. Mais l’apport de cette recherche ne se situe pas dans la façon dont elle intègre les travaux actuels, que ce soit la sociologie économique ou la sociologie « vinicole », rarement évoqués de façon développée et dont certaines références sont étrangement absentes, malgré leur proximité avec l’approche de l’auteure (notamment les analyses de Mary Douglas [3] et de Wei Zhao [4] sur les classifications viticoles). L’intérêt du livre ne réside pas plus dans une éventuelle solution sociologique à la crise actuelle. Au-delà de sa richesse informative indéniable sur des régions peu étudiées (Chinon), le mérite de l’ouvrage repose plus profondément sur une approche à géographie variable de la mondialisation et des dynamiques des classifications. Marie-France Garcia-Parpet propose une analyse de la « mondialisation » en dépassant son usage habituel comme « notion “ fourre-tout”, qui ne permet guère de savoir quelles transformations réelles des réseaux marchands sont ainsi désignées » (p. 21). Même si l’enquête ne se déploie pas dans l’ensemble des pays producteurs et/ou consommateurs, la délimitation hexagonale n’est pas synonyme d’enfermement géographique : la recherche saisit à l’intérieur même du territoire national des formes de concurrence et des dynamiques institutionnelles qui impliquent des référents étrangers, les terrains d’enquête choisis illustrent bien les formes d’hybridation des principes de classement des vins français et étrangers, et l’auteure mobilise de façon opportune des données générales sur les mondes viticoles étrangers qui permettent de mieux comprendre les évolutions en cours sur notre territoire. Si le choix des terrains étudiés s’est révélé fructueux pour restituer les dynamiques du champ viticole français, on peut regretter l’image lointaine de la partie supposée « dominante » du système de valorisation français (Bordelais et Bourgogne), souvent assimilée à des régions conservatrices et « bourgeoises », alors qu’elles sont elles-mêmes hétérogènes, dynamiques et ouvertes aux controverses œnologiques.