Comment faire entendre les revendications des mouvements écologistes dans le contexte de l’état d’urgence ? La sociologue Sylvie Ollitrault revient sur les mobilisations des ONG en amont de la COP 21 en les réinscrivant dans l’histoire des mobilisations environnementales.
En 2015, les organisations non gouvernementales (ONG) d’environnement et d’écologie sont entrées pleinement sur la scène diplomatique et médiatique mondiale et leur légitimité à représenter la société civile n’est plus remise en question. Si la COP 21 a produit une forme de pré-mobilisation durant cette année 2015 par des effets d’annonce sur toutes les réunions préparatoires de la COP 21 ou de véritables mises en scène dramatisées de l’urgence à prendre des décisions (Tour de France d’Alternatiba), les attentats du 13 novembre 2015 à Paris ont transformé l’agenda des manifestations avec la mise en place de l’état d’urgence. Au lendemain du massacre, cette rencontre internationale a failli être menacée d’annulation. Rapidement pourtant, les chefs d’États, avec le président des États-Unis, Barack Obama, en tête, ont fait de cette rencontre une dimension symbolique de « résistance » au terrorisme et une marque de soutien à la capitale meurtrie : Paris.
Comment caractériser l’espace de contestation et d’agitation citoyenne dans le contexte d’un État démocratique qui se déclare en état d’urgence ? Comment les ONG doivent-elles lutter sur le terrain de l’urgence en rappelant que l’urgence écologique a toute sa place dans l’agenda sécuritaire international ? Quelle urgence doit prévaloir ?
Après un bref retour sur l’histoire des mobilisations des ONG environnementales depuis les années 1970 [1], nous verrons comment le décret de l’état d’urgence est venu perturber l’agenda des manifestations des ONG dans le cadre de la COP 21 à Paris. Ce décret les a notamment obligé à faire preuve d’une réactivité et d’une inventivité dans un contexte global marqué, depuis les années 2000, par une marginalisation des questions environnementales dans l’agenda international.
Les ONG environnementales dans les années 1970 : savantes et politiques
Sans entrer dans un historique détaillé, soulignons que la reconnaissance de l’environnement dans l’agenda international, au même titre que les droits de l’homme par exemple, est largement dû à deux phénomènes : la lente construction par des organisations intergouvernementales comme l’UNESCO de compétences internationales via des programmes mondiaux, et la montée en puissance de réseaux savants de protection de l’environnement qui, peu à peu, vont prendre une dimension critique à l’égard du mode de développement et prôner notamment la décroissance.
En 1949, l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) est créée et a pour objectif de structurer les réseaux scientifiques en matière de protection de l’environnement. L’environnement occupe surtout des savants qui, pour certains, ont découvert l’altérité, la faune et la flore sauvages à l’occasion de missions dans un contexte colonial (les premiers scientifiques des Muséum d’histoire naturelle participent à cette prise de conscience écologique avant l’heure). Le tournant militant, médiatique et novateur apparaît avec le WWF qui peut être considéré comme la première ONG moderne, car portée par l’ambition de sensibiliser l’opinion publique à des problématiques de protection de la faune et flore exotique.
La diffusion des postes de télévision correspond à ces années durant laquelle le WWF pense la récolte de dons tout en soutenant la production de documentaires de vulgarisation scientifique. À la fin de la décennie 1960, deux événements retiennent l’attention : l’UNESCO reconnaît, lors de la conférence de la biosphère en 1968, l’importance de protéger la planète. C’est un changement d’échelle qui correspond à la préparation de la conférence sur l’environnement de Stockholm en 1972 et à la naissance de l’ONGFriends of the Earth qui d’emblée pense la protection de la Terre : la planète, dans sa globalité.
Dès la constitution de l’IUCN, deux stratégies s’offrent aux réseaux d’acteurs en présence. L’ONU, par le truchement de ses agences, a besoin d’une expertise scientifique pour orienter leurs nouveaux champs de compétences. Or, les ONG regroupent des savants qui alertent et éclairent sur les modifications globales qui affectent la planète. De plus, ces « expertises » permettent de réguler des pans entiers de l’environnement : pêche (baleine, thon…), chasse (phoques…) voire la gestion des fleuves qui traversent différents États.
Les savants sont utiles au politique depuis le XIXe siècle pour des raisons dues à la technicité même des règlements. La protection de l’environnement n’a alors ni accent émotif, ni volonté militante : elle est surtout mue par la volonté de réguler les stocks (animaux, végétaux) afin de préserver la ressource. Cette dimension ne doit pas être oubliée car si d’autres sensibilités environnementales existent, elles sont plus récentes et ont dû s’adapter à ce contexte.
Friends of the Earth, puis Greenpeace, représentantes de la nouvelle vague d’ONG engagées en matière d’environnement, se définissent comme plus écologistes. Elles affichent une ambition de critiquer le mode de production, d’interroger la régulation globale de la nature voire même de poser la question du rapport entre être humains et nature d’une nouvelle manière. Ces ONG sont loin des réseaux plus protectionnistes d’une seule espèce comme la Royal Society for the Protection of Birds (RSPB) : elles se sont positionnées dans un registre plus généraliste et résolument critique, aimant la contestation visible dans l’espace public pour dénoncer l’injustice en train de se commettre
Avec la Conférence de Stockholm en 1972, la structuration des associations prend un tour international car le premier sommet sur l’environnement et le développement mobilise les réseaux associatifs. Par exemple, en France, la Fédération Française des Sociétés de Protection de la Nature (FFSPN) – ancêtre de France Nature Environnement (FNE) – se structure à ce moment en rassemblant la plupart des associations de défense de la nature et de l’environnement dispersées sur le territoire. D’un seul coup, le milieu s’homogénéise et soutient un programme d’action. Parallèlement, les premiers conflits environnementaux envahissent les écrans de télévision, les ondes (RTL avec le Parc de la Vanoise) ou la presse qui se diversifie après 1968 au point de créer un secteur sur l’environnement.
Les premières mobilisations écologistes se produisent autour de la question nucléaire avec les manifestations de masse et en ville, grâce aux « vélo-rutions » des Amis de la Terre à Paris. Déjà, naissent les rassemblements en marge de négociations internationales comme celles concernant la chasse à la baleine à Londres en 1972.
À partir des années 1970, la défense de l’environnement change d’échelle et devient une mobilisation médiatique à dimension politique : il ne suffit plus de protéger, la volonté est de limiter la croissance du fait que la Terre et ses ressources sont contraintes. Les écologistes se servent notamment des images prises lors de l’expédition d’Apollo qui représentent la Terre vue de la Lune et qui contribuent non seulement à vulgariser l’idée selon laquelle la Terre a ses limites mais visent aussi à inciter le public à raisonner en « terrien ».
Si les experts environnementaux déployaient leur stratégie de sensibilisation par la construction d’un savoir scientifique, par une « alerte » sur la fragilité de la planète, le contexte international de l’époque reste marqué par la rivalité entre les deux blocs (communiste et occidental) et la question de l’environnement est articulée à la question du développement, c’est-à-dire à la construction d’un modèle capable de nourrir la population. Les mobilisations médiatiques restent très occidentalo-centrées et concernent les sujets de préoccupations des Occidentaux : le nucléaire, la protection de certaines espèces emblématiques et la question de l’environnement au Sud a encore de nombreux relents néo-colonialistes, notamment avec les politiques de conservation menée dans les parcs nationaux [2]
En France, l’époque des sommets et contre-sommets ne rythme pas encore l’agenda des militants : les écologistes français se mobilisent contre les centrales nucléaires, pour la sauvegarde du Larzac…et sont rejoints par une partie des organisations paysannes de gauche qui font le pont avec les paysans dits du Sud.
C’est seulement avec la fin de la Guerre froide et à partir du sommet de la Terre de Rio (1992) que ces nouvelles actrices de l’environnement vont porter l’espoir d’une nouvelle ère pour la protection de la planète alors que la question du réchauffement climatique s’impose comme urgente.
De Rio à Copenhague, l’âge d’or des ONG ?
Les ONG ont été littéralement appelées par les institutions onusiennes comme force de structuration de la nouvelle gouvernance mondiale, celle qui devait émerger de la fin des logiques des deux blocs. Le nombre des ONG a explosé durant la décennie des années 1990 et le sommet de la Terre en 1992 a constitué « le » moment où les ONG ont été mises à l’avant de la scène, autant par l’ONU – qui a ouvert les accréditations plus largement – que par la tenue d’un forum des ONG qui s’est déroulé à la marge de l’événement et qui a permis de socialiser à l’international toute une génération militante.
Cette génération militante a commencé à se positionner en faveur ou contre l’idée de développement durable, qui était au cœur des principes proclamés à Rio et à être au cœur de processus de mobilisation remettant en cause les orientations néolibérales du traitement de l’environnement par les États ou les firmes multinationales. Peu à peu, une critique du greenwashing ou greenbusiness (c’est-à-dire l’appropriation par les acteurs notamment industriels d’un discours « vert » sans remise en cause fondamentale du mode de développement) a pu nourrir de nombreuses revendications écologistes qui vont être au centre des mobilisations altermondialistes de la fin de la décennie et de la première moitié des années 2000.
Les Sommets et contre-sommets, les forums sociaux, rythment l’agenda militant et les ONG s’implantent localement dans l’offre de militantisme. Greenpeace ouvre ainsi des bureaux dans les principales villes de France et relaie des problématiques environnementales mondialisées. Autre exemple, l’alliance entre Greenpeace et la Confédération paysanne pour mener une campagne anti-OGM et contre la régulation de l’OMC.
Cette montée en puissance des ONG qui deviennent familières du grand public tout en relayant une critique écologique qui peut s’articuler aux revendications altermondialistes renforcent leur position à un moment où un autre enjeu global s’impose sur l’agenda environnemental : le réchauffement climatique.
Le GIEC et la prise en compte du climat dans l’agenda international
1988 : le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est créé
1992 : premier protocole de réduction des émissions dans le cadre de la Convention cadre de l’ONU sur les changements climatiques (CCNUCC) signé au moment du Sommet de la Terre de Rio
1997 : le Protocole de Kyoto fixe des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre
2005 : le Protocole de Kyoto prend effet et est bloqué par des pays non-signataires et des lobbies industriels
2007 : le Prix Nobel de la Paix décerné au GIEC et à Al Gore
2009 : Sommet de Copenhague : échec des négociations visant à l’adoption d’accords contraignants des émissions de CO2 : montée en puissance de la « colère » des ONG
2010 à 2015 : un rythme d’une COP par an avec pour objectif de limiter à 2 degrés le réchauffement climatique horizon 2100 est décidé
Les années 2000 : les ONG face à l’urgence sécuritaire et économique
Si l’urgence climatique est réelle et documentée scientifiquement – y compris avec les entreprises de déstabilisation des climato-septiques – il est notable que depuis la fin des années 2000, les ONG bataillent et maintiennent l’alerte dans un nouveau contexte national (français) et international.
Certains sommets démobilisent et le sommet de Copenhague en 2009 déçoit les ONG sur la frilosité des résultats. La mobilisation avait pourtant été remarquable tant d’un point de vue médiatique que d’un point de vue numérique. Non seulement les ONG s’étaient mises d’accord sur un programme d’action, mais elle avaient aussi commencé à se « dé-sectorialiser » entre environnement et humanitaire, en se mobilisant notamment sur les réfugiés climatiques. Ceux-ci donnaient en effet un visage à la cause du « climat » alors que jusque là, le réchauffement climatique, du fait de son caractère abstrait, avait des difficultés à être appréhendé et à susciter une forme d’empathie pour les victimes.
Cette incarnation donne à voir les réelles conséquences sur les populations. Car, les modifications climatiques ne sont visibles que pour certaines populations exposées et souvent noyées dans des liens de causalité multiples. Comment relier la sécheresse ou les inondations aux seuls effets du climat ?
Cette contrainte n’explique pas toutefois pas l’absence de décision politique. La géopolitique et le poids de certains lobbys entraînent des avancées faibles : la Chine, les États-Unis étant souvent considérés comme les « mauvaises » élèves de la gouvernance climatique [3]. L’enjeu est aussi de demander de transformer des modes de consommation et le coût, y compris électoral, est fort pour tout dirigeant politique. Bref, à partir de Copenhague, les ONG comprennent que leurs exigences auront du mal à passer le cap de la prise de décision. Quelles conséquences cette déception pour les négociations internationales entraîne-t-elle dans les modes d’action des ONG ?
Si une génération a été marquée par l’engagement post-Rio et altermondialiste, celle qui apparaît dans les années 2010 recourt plus souvent à un mode d’action direct qui emprunte aux formes d’illégalisme de l’occupation comme les ZAD (Zones À Défendre). En Grande–Bretagne, d’autres modalités d’action locales se développent : les villages en transition ou encore des communautés rurales qui veulent mettre en œuvre leurs utopies se multiplient. Il y a toujours eu un mouvement ayant une tendance utopique dans le mouvement écologiste mais ce revivalisme dans un contexte de précarité économique d’une génération fait écho à une sorte de manque d’enthousiasme pour ces sommets internationaux, dont on sait que les résultats seront décevants.
Dans ce contexte, une forte circulation entre le monde des associations organisées et celui des réseaux militants qui veulent expérimenter de nouveaux modes de consommation, de production tout en luttant contre des projets d’aménagement, marque la période. Mais, à cette crise de confiance à l’égard de leur efficacité militante au sein des arènes de négociations, s’adjoint une double crise : économique et de sécurité internationale, qui demandent aux ONG de se réinventer.
Les 10 ans après Rio sont en effet marqués par l’apathie relative et, déjà, la présence de la problématique sécuritaire. Le sommet de Johannesburg en 2002 devait ainsi s’ouvrir le 11 septembre. La date a été modifiée pour ne pas correspondre à l’anniversaire des attaques terroristes sur le sol américain. Une nouvelle ère s’ouvre dans les relations géopolitiques avec l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Irak puisque la question de la sécurité internationale s’immisce dans les contextes de mobilisations environnementales. Autre point historique, le poids de la crise économique de 2008 qui demande aux chefs d’État et de gouvernement de prendre des mesures rapides et drastiques. La déstabilisation de nombreuses économies entraîne des récessions, des troubles sociaux (Grèce) voire des mouvements sociaux (Indignés).
La question du climat ou de l’environnement est donc en situation de mise en concurrence avec d’autres secteurs qui réclament des politiques d’urgence.
COP 21 Paris 2015 : réactivité militante et situation d’état d’urgence
Le droit de manifester est rarement interdit même s’il est fortement encadré y compris en France (déclaration en Préfecture), connue pour ses cortèges dans l’espace public [4]. Aussi, lorsque l’état d’urgence a été déclaré le 13 novembre au soir puis voté à l’Assemblée Nationale et prorogé pour trois mois, une nouvelle donne a bousculé le calendrier militant de la coalition pour le climat qui avait prévu des manifestations citoyennes le 29 novembre et le 12 décembre. Comme nous l’avons décrit, le répertoire d’action des ONG est sophistiqué. Les marches ou les mobilisations de masse ne sont donc pas exclusivement au cœur de leur savoir-faire militant.
Dès lors, en quoi l’enjeu de « faire nombre », c’est-à-dire de montrer dans l’espace public que de nombreux citoyens sont en alerte et réclament des mesures sur la question climatique, devient-il si essentiel pour cette mobilisation ? L’échec de Copenhague en 2009 et le regain d’intérêt pour le climat expliquent que les ONG, sans les déserter, savent que ces négociations ne suffisent plus, et qu’il s’agit de montrer que le climat mobilise largement au-delà des réseaux militants et surtout permettent de mettre en scène une demande sociale flouée, mise à l’écart des agendas internationaux voire des politiques publiques nationales.
En France, ces manifestations prennent une connotation particulière car l’opinion publique mondiale doit s’incarner sur le sol français accueillant l’événement mondialisé. Or les mobilisations regroupent en priorité les réseaux militants de l’État dans lequel une conférence internationale a lieu. Il s’agit là d’une logique de proximité et d’une manière pour les réseaux locaux de s’emparer de cet événement pour raviver la flamme militante. Ainsi, L’ONG France Nature Environnement (FNE) a tout au long de l’année 2015 organisé des événements liés au climat alors que les militants environnementalistes et parfois naturalistes se sont surtout engagés dans des actions de protection de la nature n’ayant que peu de relation avec la question climatique.
Dans ce cadre, le climat devient une manière de faire lien entre différents secteurs : par exemple, un lien de cause à effet est établi entre la perte de biodiversité et le climat. Le lien de causalité n’est pas fantasmé ; il est mis en évidence pour relier des secteurs de défense de l’environnement qui, habituellement, peuvent être traités de manière isolée.
Or, si mobiliser demande de formaliser des liens entre différents secteurs environnementaux voire entre ONG humanitaires et d’environnement (comme dans le cas des réfugiés climatiques), la mobilisation est aussi un moment pour donner une forme d’amplification à des luttes locales, comme celle dans l’Ouest de la France de Notre Dame des Landes. Là encore l’objectif est de dénoncer le paradoxe d’un État qui accueille sur son sol une grande conférence internationale comme la COP 21 alors que les militants de Notre Dame des Landes contestent l’implantation d’un aéroport qui nuirait au climat et détruirait la biodiversité locale. C’est ce paradoxe qui fait l’objet de la protestation. D’où l’organisation d’une « marche » en vélo et en tracteurs planifiée de Notre Dame des Landes à Paris le 28 novembre.
Ces manifestations pendant et autour de la COP 21 s’inscrivent dans une année de mobilisations qui a commencé par de nombreux événements comme le Forum Social pour le Climat à Tunis et d’autres actions organisées en septembre par la Coalition pour le climat, plate-forme réunissant les associations et ONG du secteur : arrivée du Tour Alternatiba à Paris, Journée de la Transition, Global Day of Action organisé par Greenpeace, des évènements faisant écho à d’autres mobilisations militantes en Allemagne ou sur d’autres points du globe.
Le timing des événements montre que les ONG et le secteur associatif environnemental sont fortement institutionnalisés, ce qui leur donne une force organisationnelle de cohérence d’un point de vue transnational. En effet, le fait que de nombreuses ONG aient un caractère international et que leurs agendas soient fortement rythmés par les plannings de sommets internationaux, leur permet d’anticiper, d’entrer dans un rythme militant qui prend pour référence une forme de décompte avant la conférence. On pense à un an, six mois, puis les suites de chaque conférence, comme si l’événement militant prenait pour cible et opportunité la COP.
La COP est une cible en tant qu’arène de négociation. Les chefs d’État et de gouvernement sont soumis à la pression de l’opinion pour rappeler les attentes sociales en matière de réchauffement climatique. C’est une forme de lobbying citoyen répondant à ceux d’autres groupes d’intérêts variés qui eux, ont pour stratégie de ralentir ou affaiblir les exigences techniques et les contraintes économiques.
La COP est aussi une opportunité au sens où son existence prouve la prise en considération de l’intérêt environnemental et de la question du réchauffement climatique. Il s’agit pour ce monde associatif représentant la société civile de diffuser l’enjeu, de rappeler la dégradation de la situation. Le terme de l’urgence voire de la crise est ainsi de plus en plus présent, notamment depuis le Sommet de Copenhague en 2009 pour accélérer le processus de prise de décision.
Mais cette urgence environnementale a subi un tournant après les attentats du 13 novembre. D’un seul coup, l’urgence et la crise ont glissé du côté de la sécurité nationale et internationale. La question de la politique extérieure liée au conflit en Syrie s’est importée dans l’agenda national au point de bouleverser la régulation routinière de l’espace public voire de gouvernement. L’instauration de l’état d’urgence a perturbé l’organisation de la mobilisation et demandé un temps de réactivité aux militants français.
Comme souvent dans la nébuleuse écologiste et environnementaliste, le rapport au degré de franchissement de l’expression citoyenne eu égard à la légalité se fait jour entre les plus « légalistes » et les plus « désobéissants ». Sans revenir sur la dynamique de la désobéissance civile contemporaine, on rappellera néanmoins que le mouvement écologiste l’a utilisé de manière récurrente depuis sa naissance et de manière plus routinisée depuis ces cinq dernières années. La réquisition des chaises (« Fauchage de chaises ») dans les établissements bancaires visant BNP Paribas a ainsi valu des poursuites judiciaires à certains militants.
Si les écologistes s’accordent sur le principe du refus des atteintes à la vie (humains, être vivants), leur sentiment d’injustice, qui passe par la dénonciation de situations pour eux intolérables, les amène à des actions dites directes qui peuvent attenter aux biens ou à la propriété privé voire à certaines lois.
L’interdiction de manifester pour des raisons de sécurité publique a donc fait débat dans les milieux écologistes et a conduit tout d’abord à « déplacer » les manifestations en appelant les provinciaux à être plus présents et les Parisiens à inventer de nouvelles manières de se mobiliser. La Coalition pour le Climat a donc du réinventer la forme « manifestation », pourtant si ordinaire en France, en la subvertissant. Loin de renoncer à s’exprimer dans l’espace public, les militants ont fait appel à des installations d’artistes entre les stations de métro Nation et Bastille (ou encore le Brandalism qui détourne les publicités pour dénoncer la collusion des intérêts privés et publics) et à trouver des modes d’expression individualisés : ports de vêtements, insignes, banderoles sur les balcons, installation sur les terrasses de café en signe de solidarité à l’égard des victimes et de rappel citoyen auprès des négociateurs…
Bref, ne pouvant se mobiliser en masse, l’individu porte sa mobilisation par ses actes, par des signes distinctifs. Les slogans se sont vite transformés en reprenant le symbole de Paris et des attentats, en rappelant la détermination militante et l’urgence à prendre des décisions.
Certains réseaux comme celui des « désobéissants » ont développés un discours plus critique à l’égard du « choix » de l’état d’urgence et concernant la question de la causalité du terrorisme.
En face, l’État a dans ce contexte très particulier de l’état d’urgence eu recours à des moyens exceptionnels comme l’assignation à résidence de certains activistes les plus radicaux pensant braver l’interdiction de manifester. L’État a, de manière préventive, perquisitionné et mis sous surveillance des écologistes, ce qui a renforcé le sentiment parmi le mouvement d’être considéré comme des « criminels ». Autre moment de tension entre le mouvement social et les préfectures, les interdictions de manifester en province alors que les écologistes se préparaient à de telles mobilisations dans l’espace public en dehors de l’espace parisien.
L’appel à maintenir la manifestation a été entendu en jouant avec le cadre de l’expression publique du mécontentement tout en suivant la grammaire manifestante. Toutes ces tendances ne sont pas originales et coexistent au sein du mouvement écologiste français et international. Mais la transformation du contexte de la mobilisation a entraîné, au sein des organisations militantes, l’obligation d’inventer des moyens de continuer l’action collective pour avoir un écho dans l’espace public et ne pas être confinées soit dans les espaces militants comme le « village de la transition » ou les seuls espaces de négociations. Dans des villes de province comme à Rennes, alors que des militants étaient assignés à résidence, une manifestation bien qu’interdite par la préfecture a pris forme en circulant sur la place de la mairie ou encore en réalisant une chaîne humaine en signe de solidarité avec les victimes des attentats et celles du réchauffement climatique (même opération à Caen, et Toulouse).
Les appels à la paix s’articulent alors à une dénonciation de la limitation de l’expression citoyenne dont le mouvement social serait la cible. Les écologistes rappellent qu’ils sont conscients des risques à s’exprimer dans l’espace public mais veulent montrer la vivacité de la démocratie aux terroristes, le courage des militants et la répression policière dont ils seraient victimes. Toutes ces motivations deviennent un levier de mobilisation insistant sur la criminalisation par l’État de leur activité citoyenne dans un contexte d’urgence à prendre des décisions pour le Climat. Dans ce contexte tendu, s’est tenue à Paris la manifestation symbolique du dépôt de chaussures sur la place de la République dans la matinée du 29 novembre « Nos chaussures marcheront pour nous » : celles du Pape, de Ban Ki-Moon, Secrétaire général de l’ONU, et d’artistes connus, ont accru la légitimité de ce dispositif de mise en scène de la « colère » de la société civile.
Ce dispositif témoigne de la capacité de cette société civile à déployer des relais dans les milieux diplomatiques de l’ONU avec qui elle partage un agenda militant ainsi que dans certains réseaux humanistes. Si cette mise en scène de la colère peut rappeler des mobilisations dites de consensus qui sont là pour interpeller l’opinion publique de manière pacifiste à la manière de Handicap International avec ses pyramides de chaussures pour dénoncer la non signature par certains États de traités internationaux (visant à l’interdiction des mines anti-personnel, usages des bombes à sous-munitions), la chaîne humaine pour « Un climat de Paix » entre Oberkampf et République sur le boulevard Voltaire (lieu du massacre du Bataclan) symbolise la marque de solidarité avec les victimes des attentats tout en alertant sur l’urgence climatique.
Là encore, la subversion a consisté à ne pas perturber l’espace de circulation en empruntant le trottoir et en respectant un trouble à l’ordre public mesuré. Si des heurts se sont déroulés dans l’après-midi, ils rappellent de nombreuses mobilisations altermondialistes ou écologistes précédentes y compris avec la présence subversive des clowns non-violents ou de la chaîne pour marquer que des militants écologistes ne se reconnaissent pas dans cette manière de montrer sa « colère ». Le nombre d’interpellations marque nettement la présence militante et sans doute l’élévation du taux de la répression (autour de 200 personnes).
Cette inventivité « française » due au contexte ne doit pas faire oublier que partout dans le monde des manifestations ont marqué le caractère international de ce type de mobilisations citoyennes (600 000 personnes) et montrent la solidarité du mouvement avec leur homologue français (la démarche consistait en la possibilité pour les Français ne pouvant pas manifester d’être représenté par un manifestant quelque part dans le monde).
Le caractère transnational de cette mobilisation reconfigurée a évidemment été rendu possible grâce à internet, outil constamment utilisé par les écologistes pour faire entendre toutes ces mobilisations au travers la planète. Il a fallu aussi penser l’urgence en recourant à une morbide comptabilité, celle des victimes du réchauffement climatique dans un contexte national marqué par des morts violentes de citoyens pacifiques lors d’activités festives. Faire prendre conscience de l’urgence climatique dans une telle ambiance de traumatisme collectif apparaît une véritable gageure.
Que nous apprend finalement cette mobilisation pour le climat dans un contexte inédit, celui de l’état d’urgence, à l’aune des mobilisations passées ? L’enjeu de la présence dans l’espace public – qui était un registre d’action articulé aux autres composantes du répertoire traditionnel des ONG : lobbying, pétition, registre médiatique – devient essentiel et incontournable pour construire la « colère » de l’opinion publique.
Les écologistes ne pouvaient pas y renoncer d’autant plus que le basculement post-Copenhague a mis en évidence que les arènes de négociations ont perdu sinon de leur légitimité au moins ne portent plus l’espoir des années 1990. Une forme de radicalisation, y compris non-violente et ludique traverse ces mouvements portés par les ONG. Mais parmi les ONG, une aile modérée côtoie une tendance qui tend à se radicaliser, portée par une nouvelle génération « mouvementiste » qui pense que les négociations ne suffisent plus et qu’il est temps de passer à l’action directe, aux projets alternatifs.
Au nom du climat, une nouvelle radicalité apparaît qui interpelle les analystes : comme si les « citoyens » non entendus essayaient de se réapproprier un espace de protestation citoyenne. Quand on parle de « radicalisation », il faut penser les actions dites violentes méprisant la vie humaine et celles qui, peu à peu, se multiplient et qui sont nourries par une exaspération citoyenne face à une classe politique qui perd en légitimité à force de renoncements nationaux ou internationaux.
Christophe Buffet et Sylvie Ollitrault, « ONG dans les COP : des « outsiders » de la politique climatique ? NGOs in COP : outsiders of climate policy ? », Revue Pollution Atmosphérique, n°227, octobre-décembre 2015.
Jean Foyer (dir.), Regards croisés sur RIO+20, la modernisation écologique à l’épreuve, Paris, CNRS éditions, 2015.
Albert Ogien et Sandra Laugier, Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, Paris, La Découverte, 2014.
Sylvie Ollitrault, Graeme Hayes, La désobéissance civile, Paris, Les Presses de SciencesPo., collection « contester », 2013.
Sylvie Ollitrault, Militer pour la planète : sociologie des écologistes, Rennes, PUR, 2008.
Sylvie Ollitrault, « De la caméra à la pétition web : le répertoire médiatique des écologistes », Réseaux, vol. 17, n 98, 1999, p. 153-185.
Sylvie Ollitrault, « De la sauvegarde de la planète à celle des réfugiés climatiques : l’activisme des ONG », Revue Tiers Monde, n°204, 4/2010, p. 19-34.
Pour citer cet article :
Sylvie Ollitrault, « COP 21, ONG et état d’urgence »,
La Vie des idées
, 8 décembre 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/COP-21-ONG-et-etat-d-urgence
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[1] Pour un développement historique plus approfondi voir, de l’auteure, « Les ONG et l’alerte écologique » publié dans La Vie des idées, le 8 décembre 2009.
[2] Voir la recension de l’ouvrage de Guillaume Blanc par Laura Brimont : « Les parcs : fierté nationale ? » publié dans La Vie des idées, le 2 décembre 2015.
[3] Voir notamment l’essai de Jean-Paul Maréchal « Lima et après ? » publié dans La Vie des idées, le 28 avril 2015.
[4] Olivier Fillieule, Danielle Tartakowsky, La Manifestation, Paris, Presses de SciencesPo, 2013.