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Recension Société

Berlin multikulti

À propos de : Denis Bocquet, Pascale Laborier, Sociologie de Berlin, La Découverte


par Élise Julien , le 8 février 2017


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Les transformations de la société allemande et de l’Europe se lisent à même les rues de Berlin. Champ de ruines en 1945, c’est aujourd’hui l’une des destinations les plus prisées d’Europe. Un petit ouvrage revient sur ce qui fait d’elle une capitale d’exception.

Recensé : Denis Bocquet, Pascale Laborier, Sociologie de Berlin, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2016, 128 p., 10 €.

La collection « Repères » des éditions La Découverte comprenait déjà des ouvrages consacrés à la sociologie d’une série de villes : Lyon (2010), Nantes (2013), Bordeaux, Paris (2014) et Marseille (2015). Cette collection a désormais vocation à s’étoffer sur la France et à s’élargir à l’international. En 2016, elle s’est d’ores et déjà enrichie d’un opus pour la première fois consacré à la sociologie d’une ville située hors des frontières de l’hexagone : Berlin.

Ses auteurs, Denis Bocquet et Pascale Laborier, peuvent se prévaloir de leur très bonne connaissance de la ville ainsi que d’une complémentarité d’approches. Le premier, historien spécialisé dans l’histoire de l’urbanisme et de l’architecture, vit depuis une dizaine d’années dans la capitale allemande où il a coordonné pour le service culturel de l’ambassade de France la coopération franco-allemande dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme. La seconde, politiste spécialiste à la fois de l’Allemagne et de l’action publique, a été directrice du Centre Marc Bloch de Berlin (centre franco-allemand de recherche en sciences sociales) de 2000 à 2005. Avec leur Sociologie de Berlin, ils proposent une synthèse qui s’adresse certes d’abord aux historiens, géographes, urbanistes, sociologues ou politistes souhaitant découvrir et mieux comprendre cette ville, mais qui est aussi accessible à tout visiteur curieux de la capitale allemande.

Berlin : une ville particulière

L’idée qui guide l’ouvrage est celle du particularisme de Berlin, cas-limite voire franchement exceptionnel sur le plan démographique, économique ou urbanistique. Ce particularisme vaut autant parmi les villes allemandes, Berlin étant souvent présentée – de manière quelque peu rapide – comme « n’étant pas l’Allemagne », que parmi les capitales d’Europe, la ville faisant depuis longtemps figure d’inclassable à l’échelle internationale. Il s’agit dès lors d’exposer les caractéristiques berlinoises en revenant sur leurs fondements historiques, tout en évoquant aussi les dynamiques contemporaines qui complexifient les réalités de la ville sans la faire échapper à certaines formes de normalisation.

Les sept chapitres de l’ouvrage s’organisent de manière thématique : les chapitres 1 et 2 reviennent sur l’histoire qui a fait de Berlin la capitale qu’elle est aujourd’hui ; les chapitres 3 et 4 se penchent sur son économie et sa démographie ; les chapitres 5 et 6 analysent Berlin comme un laboratoire politique et urbanistique ; enfin, le chapitre 7 aborde les aspects culturels qui sont au cœur des enjeux berlinois actuels. Cette organisation n’ignore pas les variations d’échelles qui s’avèrent indispensables à la compréhension de la ville. Berlin est ainsi pleinement insérée dans un environnement plus vaste : celui du Brandebourg et des nouveaux Länder de l’ex-RDA, celui de l’Allemagne fédérale dont elle est devenue la capitale officielle et enfin celui de l’Europe dont elle peut faire figure de capitale officieuse. Par ailleurs, la ville de Berlin constitue elle-même le cadre de phénomènes plus finement spatialisés. Les auteurs se montrent dès lors attentifs aux variations qui se font jour au sein de l’espace berlinois entre centre et périphérie, entre parties héritées de la division Est-Ouest ou encore entre quartiers de compositions hétérogènes.

Le premier chapitre propose un rapide survol de l’histoire berlinoise depuis les premières traces de la ville au 13e siècle. Ville de négoce, très affectée par les conflits religieux du 17e siècle, Berlin monte en puissance surtout à partir du 18e siècle. Ville industrielle à la fin du 19e siècle, elle est aussi la capitale éminemment politique de l’empire allemand après avoir été celle du royaume de Prusse. La ville devient ensuite l’épicentre de l’histoire tourmentée de l’Allemagne au cours du 20e siècle : métropole culturelle sous la République de Weimar, Germania fantasmée du IIIe Reich, champ de ruines à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et point névralgique de la Guerre froide, avant de redevenir – sur le fil – la capitale de l’Allemagne unifiée. Toutes ces phases se sont accompagnées de transformations démographiques, de développements architecturaux et de mutations morphologiques profondes. Ville à l’essor récent, Berlin est paradoxalement plus que toute autre prise dans une « démesure de l’histoire » (p. 7) qui en fracture le développement spatio-temporel.

Le statut de Berlin comme capitale en a longtemps été affecté : capitale de la Prusse plus que de l’Allemagne, la ville suscite en outre la méfiance du pouvoir aussi bien sous Weimar que sous le IIIe Reich. À partir de 1949, elle n’est plus qu’une demie capitale : Berlin-Est est en effet la capitale de la RDA, tandis que Berlin-Ouest occupée par les Alliés occidentaux est une enclave juridiquement distincte de la RFA. Ces variations institutionnelles ont débouché sur une distribution changeante des lieux de pouvoir, à l’échelle de l’Allemagne comme de Berlin. Aussi les acteurs de l’unification se sont-ils trouvés confrontés à des défis administratifs et techniques de taille dans les années 1990, n’évitant pas la renaissance d’une capitale à plusieurs vitesses. La question se pose dès lors de l’unité de la ville.

Un laboratoire culturel et politique

Après ces cadrages sur Berlin, l’ouvrage aborde son véritable sujet : les Berlinois. Si Berlin n’a pas retrouvé sa population d’avant-guerre (4,3 millions d’habitants), elle a du moins retrouvé sa population de 1989 (3,4 millions d’habitants). Cela ne doit pourtant pas masquer les fluctuations, les inégalités de répartition, et plus encore un renouvellement des habitants et une modification de la structure démographique. Ces transformations sont ici rapportées aux activités économiques de la ville, dans laquelle la désindustrialisation a laissé place à un développement du secteur tertiaire, notamment de l’économie de la créativité et du tourisme. Si ces activités ont contribué à résorber le chômage dans certains districts centraux, elles n’ont pas fait disparaître la précarité et les disparités de revenus au sein de la population berlinoise.

La diversité berlinoise est aussi affaire d’origine. Pour s’en tenir à la période récente, 1 million de Berlinois sont issus (directement ou non) d’une immigration postérieure à 1949 : travailleurs turcs de Berlin-Ouest et anciens réfugiés politiques restés à Berlin-Est ; Russes et Polonais arrivés après la chute du mur ; alternatifs, puis artistes et jeunes diplômés européens… La ville qui fut associée à l’idée de pureté raciale est une ville cosmopolite. Il n’y a pas lieu pour autant d’idéaliser le modèle berlinois du multikulti : les politiques d’intégration menées depuis les années 1970 montrent leurs limites en termes de cohésion et de justice sociales, tandis que l’afflux récent de réfugiés ravive certaines crispations idéologiques.

Dans l’ensemble néanmoins, Berlin reste une ville de gauche, qui affiche volontiers son décalage politique d’avec le reste de l’Allemagne. Elle garde la trace de combats militants qui pour une part relèvent désormais de la mythologie. Fief du SPD à partir de la fin du 19e siècle, « Berlin la rouge » voit naître le spartakisme et le parti communiste allemand. La gauche y est majoritaire – quoique divisée – jusqu’à sa répression par le pouvoir nazi. Après 1945, Berlin-Est accueille l’élite communiste internationale ; Berlin-Ouest en recueille les transfuges. Berlin-Ouest renforce alors son image de phare de la contre-culture, de la contestation et de la liberté, d’autant qu’elle est au cœur des manifestations étudiantes et de l’opposition extra-parlementaire des années 1960. Cet héritage irrigue diverses branches des mouvements alternatifs, depuis la guérilla urbaine de la RAF (Fraction armée rouge) jusqu’aux squats communautaires. Cet activisme perdure à travers un engagement participatif qui contribue à faire de Berlin un « laboratoire politique » (p. 62), mais qui peine à trouver une expression institutionnelle. Tout au plus le rouge qui préside aux destinées de la ville (SPD et Die Linke) se teinte-t-il de vert (Alliance 90/Les Verts) et d’orange (Parti Pirate). La sociologie électorale dévoile en outre des clivages persistants qui reflètent tout à la fois les héritages du premier 20e siècle, la division de la ville et ses récentes mutations.

L’idée d’un laboratoire berlinois semble particulièrement justifiée en matière de politique urbaine et architecturale. Après-guerre, la reconstruction est une nécessité urgente (la ville est détruite à 60 %) avec laquelle vient interférer une double mise en scène dans le cadre de la concurrence à laquelle se livrent Berlin-Ouest et Berlin-Est pendant la Guerre froide. De part et d’autre, les premières politiques de logement social, peu soucieuses de préservation, se renouvellent à partir des années 1970 : à l’Ouest, planification douce et « reconstruction critique » ; à l’Est, rénovation du bâti et tournant « post-moderne ». Les politiques urbaines conduites à partir des années 1990, qui consistent en une extension à l’Est des politiques déjà expérimentées à l’Ouest, sont à leur tour présentées comme un espace de participation citoyenne. Les auteurs soulignent pourtant ici les effets sociologiques de telles politiques en mettant en avant la nette gentrification de certains quartiers centraux.

Une capitale en voie de normalisation ?

L’ouvrage s’achève par un chapitre dédié à l’image contemporaine de Berlin. Les auteurs s’attachent à faire la part entre une image de marque jeune, créative et attractive de la ville, et une réalité économique nuancée, dans laquelle les domaines de la création occupent une faible part et où les inégalités sont prégnantes. Ils soulignent en outre un paradoxe berlinois de plus en plus flagrant : autant le passé alternatif de la ville a pu retarder le déclenchement de la gentrification de la capitale allemande ; autant ce passé, à travers l’image de marginalité qui en résulte, sert désormais clairement de vecteur à la gentrification. La même image est en outre reprise par le marketing urbain pour consolider le décollage touristique de la ville, ce qui contribue à y augmenter le coût de la vie et tout particulièrement le montant des loyers.

Capitale longtemps hors norme, Berlin est ainsi en train de devenir une capitale de plus en plus normalisée. Au terme de 128 pages de démonstration efficace, d’une étonnante densité, le constat est éloquent. Pour parvenir à ce résultat, les auteurs s’appuient sur un vaste ensemble de travaux de toutes disciplines qu’ils parviennent à rendre intelligibles et à faire dialoguer. La grande concision de l’ouvrage ne permet pas d’échapper à quelques raccourcis, mais elle est dans l’ensemble contrebalancée par les nombreux éclairages proposés sous forme d’encadrés ; ceux-ci, loin d’être annexes, participent pleinement à la richesse du propos. On peut seulement regretter que les perspectives d’avenir tracées par les deux auteurs soient moins probantes : Berlin se trouverait ainsi « face au défi de devoir inventer une nouvelle posture d’être-à-la-ville, afin de préserver son caractère unique » (p. 111). L’espoir qu’ils semblent vouloir placer dans « l’aiguillon alternatif » (p. 112) – afin que développement créatif et gentrification se poursuivent en évitant une forte fracture sociale et spatiale – peine à emporter l’adhésion. C’est sans doute là une confirmation de ce que le diagnostic qu’ils ont préalablement posé de la situation berlinoise est sans appel : la normalisation est désormais largement engagée.

Écrire la sociologie d’une ville aussi chargée d’histoire et en pleine mutation que Berlin, dans l’espace imparti par la collection « Repères », était une gageure ; le défi est brillamment relevé. Il en résulte un portrait actuel de Berlin absolument passionnant.

par Élise Julien, le 8 février 2017

Pour citer cet article :

Élise Julien, « Berlin multikulti », La Vie des idées , 8 février 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Berlin-multikulti

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