Recensé : Déborah Cohen, La Nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (XVIIIe-XXIe siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2010, 443 p., 27 €.
Dans les contes, si une paysanne est belle, c’est nécessairement une princesse oubliée, cachée, perdue. Dans le discours des élites du début du XVIIIe siècle, le peuple est caractérisé par une nature, un ensemble de qualités d’ordre non seulement physique mais aussi émotif, comportemental, cognitif. Reprenant un terme foucaldien, Deborah Cohen parle d’une épistémè naturalisante, qui constitue le socle d’un système d’ordre et de discours. Avant d’aborder les questions soulevées par ses choix méthodologiques, résumons les grands traits de sa thèse.
On est ce qu’on est né
Le regard sur le peuple reste prisonnier d’un savoir préalable sur un monde social peuplé d’essences, où les divisions du social reflètent un ordre voulu par Dieu. La pauvreté ne peut avoir de cause sociale mais seulement naturelle : cause biologique pour les vrais pauvres, estropiés, enfants abandonnés et vieux aveugles, cause psychologique pour les faux pauvres simulateurs, fainéants ou à l’esprit corrompu. Toute mobilité sociale est suspecte. Si dans le roman de Marivaux, Marianne parvient à se hisser au dessus du milieu médiocre où elle a grandi, c’est parce qu’elle est en fait d’origine noble et était dotée d’emblée des qualités propres à sa classe : « il faut que cela soit dans le sang » [1]. Pas de subjectivité non plus chez le peuple mais « seulement des masses, des groupes, des agrégats, le plus souvent en émeute » (p. 51).
Derrière le peuple, des individus ?
Autour du milieu du siècle, un goût croissant pour l’observation, lié à la nouvelle philosophie sensualiste qui base toute connaissance sur les sens, fait évoluer ce regard sur le peuple, où l’on voit émerger des individus. Alors qu’un Castillon, vainqueur du concours de l’académie de Berlin en 1780, déclare qu’on devrait appeler peuple « tous ceux qui ont laissé leur raison en friche » (p. 91), quelque soit leur origine sociale [2], la littérature d’exempla exalte, dans la lignée du sentimentalisme naissant, l’émotion face à des individus réels. Dans leur vision plus théorique, les physiocrates se démarquent de la condamnation moraliste d’un peuple qui devrait sa pauvreté à son inclinaison naturelle à la paresse pour lui préférer une définition purement fonctionnelle : le peuple, c’est celui qui consomme, produit, paie l’impôt.
Mais l’auteure montre l’ambiguïté de cette évolution. Dans la littérature d’exempla, les individualités populaires, sont « glorifiées sur fond de mépris » (p. 119) : elles sont d’autant plus vertueuses qu’elles évoluent dans un milieu fondamentalement corrompu. Quand des émeutes éclatent dans les années 1770 contre les lois de libéralisation du commerce des grains qu’ils avaient prônées, les physiocrates voient ressurgir le spectre d’une multitude ignorante.
Comment le peuple se représente-t-il lui-même ?
Face à ce discours des élites, comment le peuple se représente-t-il lui-même ? L’auteure occupe une position médiane entre la vision d’un peuple ayant intériorisé les normes du discours dominant et la vision d’un peuple résistant.
Le peuple conçoit aussi difficilement que les élites la mobilité sociale, les pauvres enrichis manifestant leur malaise quand ils multiplient dans les récits de leur propre parcours les marques excessives de modestie, les explications d’ordre merveilleux. Plutôt que de chercher dans des lieux cachés loin de la justice du Châtelet des paroles de résistance, comme le suggère James Scott [3], il faut souligner selon Déborah Cohen l’absence d’une configuration discursive rendant possible une parole politique chez le peuple, d’un outillage linguistique et intellectuel permettant l’articulation d’un discours à portée générale.
Il existe néanmoins divers moyens de résister ou d’être en décalage par rapport au discours dominant. À défaut d’une parole politique articulée, les voix populaires s’expriment du fond de leur fragilité dans le « mal dire » (Arlette Farge) à travers l’anecdote, le récit populaire, la rumeur. Surtout, le peuple se distingue du discours naturalisant des élites par une « culture pragmatique » liée à la précarité de la vie (en termes de métier, de migrations, de revenus, de rencontres), où les interactions entre les personnes ne peuvent exister que dans un cadre probabiliste et fluctuant. On boit facilement avec des inconnus, on leur offre l’hospitalité sans trop se méfier, on passe facilement sur un menu forfait. Dans les cas de vol, la récupération de l’objet volé compte plus que la reconnaissance de la culpabilité du voleur, et l’on va rarement jusqu’à porter plainte, même si cette justice de réparation régresse au cours du siècle avec le développement de la procédure inquisitoire, qui déplace le curseur sur le coupable à punir.
Questions de méthode
Le passage le plus original du livre est incontestablement l’« intermède » que l’auteure propose dans le quatrième chapitre, qui se revendique comme non scientifique. Elle fait un parallèle avec notre époque où l’on assiste selon elle à une « renaturalisation du peuple », notamment dans la stigmatisation de certains groupes dans le discours médiatique : assimilation de la banlieue à un zoo, éloge sur fond de mépris de l’« arabe qui a réussi », qui rappelle la vision ambiguë des exempla du XVIIIe siècle. Remarquons qu’il s’agit seulement d’un parallèle, l’ouvrage ne couvrant pas les XIXe et XXe siècles, contrairement à ce que le titre (XVIIIe-XXIe siècles) pourrait laisser penser.
On ne peut que se réjouir également de l’attention portée aux corps et aux voix populaires. Corps frustes et gestes brusques, voix caractérisées par la brutalité dans le ton et la manière de parler s’incarnent dans des stéréotypes comme les poissardes (marchandes de poisson), figures truculentes du théâtre du même nom.
Par cette sensibilité anthropologique et par son recours aux archives judiciaires parisiennes, Déborah Cohen s’inscrit dans la continuité des travaux d’Arlette Farge. Néanmoins, l’angle d’attaque qu’elle choisit est quelque peu différent puisqu’il s’agit avant tout de voir en quoi les pratiques font écho ou non aux discours des élites sur le peuple. Cette primauté accordée au discours se justifie selon elle par le fait que, pour interpréter les pratiques, on a besoin de comprendre « de quelle logique sociale elles relèvent » (p. 11) et que c’est dans le texte qu’on a le plus de chance de trouver cette logique. L’observation des pratiques réelles n’intervient que dans un second temps, pour voir si elles divergent ou pas de la conception générale que représente le texte. Dans ce jeu de miroir entre discours et pratiques, Déborah Cohen choisit également de laisser de coté un domaine il est vrai gigantesque et étudié par d’autres historiens : la réalité extrêmement complexe de la hiérarchie sociale d’ancien régime.
La volonté de l’auteure de reconstruire une épistémè, le « socle d’un système d’ordre de discours et de pensée » (p. 161) pose une question méthodologique fondamentale. Cette méthode empruntée à Michel Foucault a souvent été critiquée chez cet auteur parce qu’elle ne suppose pas de principe explicite de sélection des textes. Déborah Cohen ne veut pas se limiter à un terrain d’étude pré-établi et refuse de définir préalablement à son étude la notion de peuple, préférant laisser « les thèmes et les mots tracer eux-mêmes l’espace de leur pertinence » (p. 10). Ne faudrait-il pas au moins distinguer, en partant des équivalents latins du terme, une définition sociale (plebs, la partie inférieure de la société) et une définition politico-juridique du peuple (populus, l’ensemble des hommes vivant dans le même pays, régis par des institutions communes) [4] ? On peut se demander si cette absence de définition ne fait pas passer l’auteure à coté de certains aspects importants de la notion de peuple, notamment dans son acception politique. Elle ne consacre ainsi qu’une demi-page (p. 150) au débat, pourtant capital au XVIIIe siècle, sur la souveraineté du peuple – expression directe de la volonté générale chez Rousseau, modèle anglais chez Voltaire ou Montesquieu etc.
Les champs du discours sur lesquels Déborah Cohen choisit de se concentrer (littérature d’exempla, économie politique) sont par contre traités de manière très convaincante et très détaillée. Elle montre comment les enjeux de la notion de peuple se transforment selon les enjeux propres aux champs étudiés. Déborah Cohen apporte notamment une contribution passionnante à une préhistoire des sciences humaines et sociales en soulevant le débat, promis à un bel avenir, entre les tenants d’une science dure appuyée sur des modèles abstraits et mathématisés comme les physiocrates, et leurs adversaires qui leur reprochent de raisonner « par un déluge d’x et d’y » [5], sans tenir compte des passions, et prônent une science pratique, empiriste, inspirée de la médecine ou de l’histoire. À travers cette histoire du regard sur le peuple, Déborah Cohen nous livre une étude à plusieurs niveaux de lecture : jeu de miroir entre le discours des élites et les pratiques populaires, préhistoire des sciences sociales, ouvrage militant et polémique enfin, qui ose le parallèle entre le peuple du XVIIIe siècle et les jeunes de banlieue, entre l’abstraction de la science physiocratique et l’indifférence aux réalités concrètes de la doctrine néo-libérale (p. 244).